Dans des galeries creusées, l’enfer des toxicomanes de Kaboul…

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Toxicomane
Les toxicomanes de Kaboul... @ Stanley Greene (Kaboul, 2008) - Publication avec autorisation.

Il y a peu, je me suis rendu en Afghanistan, auprès des membres de l’équipe de Médecins du Monde. Ensemble, nous avons rencontré les toxicomanes de Kaboul, ceux qui sont dans la rue et ceux que MdM a déjà pris en charge. Ce témoignage est pour eux et pour nos équipes.

Avec plus de 5000 seringues échangées, une centaine de patients hospitalisés pour des durées courtes, plus de 70 patients sous méthadone, des heures entières de discussion avec ces «usagers», et un patient travail de plaidoyer auprès des différentes autorités concernées (santé, police etc.), MdM apporte aux problèmes liés à la toxicomanie en Afghanistan un début de réponse opérationnelle ainsi qu’une méthodologie déjà expérimentée avec succès en France et en Serbie. On estime que l’Afghanistan, qui produit actuellement plus de 90% de l’opium mondial, compte 1 million de toxicomanes(1). Si certains d’entre eux sont restés dans les zones productrices, beaucoup sont désormais présents sur Kaboul et la fermeture du Centre Culturel russe, où ils se regroupaient autrefois, n’a fait que renforcer leur isolement et leurs difficultés.

Depuis plus de 2 ans, cinq fois par semaine, les équipes de Médecins du Monde parcourent Kaboul dans les endroits où se réfugient spécifiquement les toxicomanes, populations vulnérables parmi les vulnérables. Comportant une majorité d’hommes vivant dans des conditions extrêmes, ils sont soumis à une véritable exclusion sociale et sanitaire.

Leurs refuges : les égouts et les souterrains

Quotidiennement, les équipes de MdM vont arpenter les zones dans lesquelles ils s’abritent et survivent. L’une d’entre elles sont les canaux à ciel ouvert d’évacuation des égouts de la ville de Kaboul. Reposant à même le sol, au milieu des détritus et des matières fécales, dans des patous (châles de laine typique en Afghanistan) ou sous des couvertures sales, ils s’injectent ou «sniffent» leur dose d’héroïne, qui coûte de 3 à 5 US dollars le gramme. On trouve parmi eux des Pachtouns, des Ouzbeks, des Tadjiks, ou encore des Hazaras.

Dans cette diversité ethnique, la plupart ont une vingtaine d’années, certains sont plus âgés…et d’autres biens plus jeunes. Beaucoup d’entre eux, notamment les Hazaras, ont débuté leur toxicomanie en Iran, où ils étaient allés chercher du travail. Un dialogue précaire, mais de confiance, a pu s’instaurer avec les équipes d’ «outreach workers» de MdM, souvent d’anciens toxicomanes. Ils discutent avec eux, les réconfortent, leur donnent des kits de seringues propres, et leur permettent d’accéder à des soins de petite nécessité et au programme de substitution à la méthadone.

Victimes de racket

Un peu plus loin, nous rencontrons d’autres toxicomanes, sous le «Pulisorta Bridge», au dessus duquel passe un flot incessant de voitures et de piétons, absolument indifférents à la vie souterraine qui se déroule deux mètres au dessous d’eux. Dans une pénombre d’enfer et un froid glacial, les signes de vie se devinent à des nuages intermittents de buée humaine et aux scintillements discrets des feuilles d’aluminium dans lesquels la drogue est chauffée puis inhalée. Brutalement, des policiers apparaissent, chassant avec leurs pieds les hommes accroupis et leur criant des paroles agressives. Nos équipes s’interposent alors avec calme, expliquant la nature de notre travail. Se ravisant dans leur attitude ouvertement hostile, les policiers, dont il est avéré qu’un nombre non négligeable d’entre eux sont toxicomanes, ordonnent à 3-4 toxicomanes de les suivre. Je comprends alors qu’il ne s’agit pas d’une arrestation, mais que ces hommes sont réquisitionnés par la police pour effectuer toute une série de tâches ménagères au sein même du poste de police ! Après avoir été corvéables à merci, ils seront «libérés» à la fin de la journée, et ces réquisitions parfaitement illégales se déroulent ainsi quotidiennement…

Ce jour-là,  d’autres hommes se sont regroupés dans un canal d’évacuation d’égout semi-gelé de Kaboul, accroupis comme le font habituellement les habitants du sous-continent indien, et en train de s’injecter leur dose. Là encore, l’irruption brutale de la police rompt le calme relatif qui s’était instauré entre nous. Cette fois-ci, les policiers ont dans l’intention de saisir l’argent et les téléphones portables, une pratique très habituelle de racket et de corruption envers ces populations déjà fortement précarisées. Notre présence et notre intervention négociée mettent fin à ces demandes et les policiers repartiront – pour une fois – bredouilles. Le dernier endroit visité s’appelle Doshaw, un quartier populaire du centre-ville de Kaboul. Semblables à des termitières géantes, sont rassemblées les briquèteries, grands fours aux dômes arrondis, et qui recèlent, dans leurs contrebas, des galeries creusées pour trouver l’argile nécessaire.

Exclus du système de santé afghan

Dans ces anfractuosités troglodytes, semi-naturelles et semi-industrielles, se cachent des centaines de toxicomanes. Il faut plonger dans ces grottes sombres pour les voir, et l’on sent que le premier sentiment qu’ils ressentent est de la crainte. Ils vivent réellement sous terre et forment, la nuit, une «ville-vie» souterraine. L’ un d’entre eux me montre une plaie infectée de la main extrêmement profonde ainsi qu’une plaie du cuir chevelu de plusieurs centimètres. Après avoir effectué les premiers soins, je reçois de sa part un sourire édenté gratifiant, qui ne résout pourtant pas la difficulté de sa situation – et celle de ses semblables -, soumis à des violences récurrentes de la part des policiers et du voisinage, et n’ayant aucun accès au système de soins afghan.

En effet, au-delà de la prise en charge de la toxicomanie et d’une indispensable stratégie de réduction des risques associant échange de seringues puis substitution par la méthadone, nous faisons le constat terrible que cette population est ostracisée au point de se voir refuser systématiquement l’entrée des hôpitaux publics de la ville.

Inadmissible sur le plan déontologique, cette attitude des personnels soignants est pourtant le reflet d’une réalité, celui d’une perception négative vis à vis de personnes qui ne comptent pas. Un argument médical (état du patient trop grave ou pas assez grave, médicaments ou moyens  nécessaires pour traiter la pathologie causale non disponibles,…) est toujours subtilement avancé pour justifier le refus mais la réalité brute est que MDM n’a jamais pu faire admettre un seul patient toxicomane dans une structure publique hospitalière de Kaboul.

Le travail de MdM peu encouragé…

Néanmoins, les choses bougent et il semble que le Ministère de la Santé commence à se préoccuper de l’impact sanitaire lié à la toxicomanie, notamment sur le plan de l’épidémie à VIH et des infections liées au virus de l’hépatite C. Les relations avec le Ministère de Lutte contre les Narcotiques, référent pour l’importation de méthadone, sont par contre plus tendues, et ce pour deux raisons principales.

La première est que leurs priorités se focalisent plus dans la lutte contre le trafic des stupéfiants que dans les effets sanitaires de ce trafic. La deuxième est que beaucoup de médecins de ce ministère travaillent aussi dans des cliniques privées de «détoxification», c’est à dire en fait un sevrage brutal, avec une rémunération de l’ordre de 250 US dollars par patient(2). Involontairement, l’action de MdM s’est donc mise en concurrence avec ce «business» local, lucratif mais inefficace puisque le taux de rechute des usagers d’héroïne traités avec cette méthode est proche de 100%.

Que ce soit dans les canaux d’égouts, au milieu des poubelles sous les ponts de Kaboul, ou encore dans de véritables termitières géantes creusées par l’homme, ils sont là, entre eux, à partager au su de tous leur dose d’héroïne. Etre à leur contact, discuter avec eux pendant leur «shoot», être témoin des manœuvres d’intimidation, de racket, voire de travail forcé de la police, est pourtant d’une violence émotionnelle insoupçonnable. En effet, malgré leur situation, ces hommes ne sont pas éteints. Ils recèlent encore une humanité intacte, alors que leur environnement et leurs conditions de vie sont d’un dénuement total.

(1) Pour une population totale estimée à 28 millions d’habitants.
(2)
En comparaison, le salaire mensuel d’un enseignement est de 50 US dollars.

Jérôme Larché

Jérôme Larché

Jérôme Larché est médecin hospitalier, Directeur délégué de Grotius et Enseignant à l’IEP de Lille.