La guerre n’est pas la boîte à outils de la démocratie

0
613

Le consensus large et immédiat en faveur de la guerre et de son internationalisation comme seule réponse possible à la répression en Libye en mars 2011 m’a stupéfait. Cela d’autant plus qu’au même moment, les troupes internationales entamaient leur retrait d’Irak et d’Afghanistan avec les résultats que l’on sait.

À l’évidence, la volonté d’en découdre avec Kadhafi, adossée à une confiance irraisonnée dans les vertus de la force, a été suffisamment forte pour faire oublier ce que nul ne peut ignorer, à savoir que la violence armée marginalise les démocrates en favorisant les plus aptes à l’intimidation et au maniement du fusil ; mais aussi que les interventions étrangères accentuent encore cette dynamique de violence en créant un rapport de force purement militaire avec le pouvoir, découplé du rapport de force politique ; enfin qu’elles déclenchent des réactions en chaîne imprévisibles, rallumant des foyers dormants et étendant par contiguïté des conflits contenus.

C’est bien pourquoi, au-delà des souffrances et destructions immédiates qu’elle cause, la guerre est la plus grave des décisions politiques. Je ne conteste pourtant pas qu’elle puisse être un mal nécessaire pour un bien plus grand et en cela je ne suis pas pacifiste. Celles qui furent menées au Kosovo (1999), au Timor-Oriental (1999) et en Sierra Leone (2000), certainement critiquables à bien des égards, peuvent relever de cette catégorie du « un mal pour un bien ».

Encore faut-il qu’elle soit utilisée comme « dernier recours » et qu’elle offre des « chances raisonnables de succès », selon les critères classiques de la définition des guerres « justes ». Si l’on peut arguer que l’intervention armée en Libye répondait aux conditions de légalité internationale, il en va tout autrement de ces critères éthiques essentiels…

La précipitation avec laquelle celle-ci a été déclenchée semble toutefois s’expliquer d’elle-même puisque c’est apparemment d’urgence vitale qu’il s’agissait : le 21 février, Kadhafi envoyait son aviation mitrailler des manifestants pacifiques à Tripoli ; dès le début du mois de mars, plus de 6 000 morts civils étaient à déplorer tandis que se regroupaient des légions de mercenaires africains dopés au Viagra, prêts à exterminer et à violer, et que des colonnes de blindés faisaient route vers Benghazi.

La presse entière – ou presque – faisait ses « unes » de ces atrocités et de ces menaces, toutes « révélées » par la chaîne qatarienne Al-Jazira. La résolution 1973 autorisant in extremis l’emploi de « tous les moyens nécessaires » pour mettre fin à ces violences a été votée dans ce contexte survolté, empêchant, nous dit-on, un massacre à Benghazi.

L’histoire serait exemplaire si elle était vraie, mais rien de tout cela ne s’est produit : le mitraillage du 21 février n’a jamais eu lieu, pas plus que la distribution de Viagra à de prétendus mercenaires et les 6 000 morts allégués étaient en réalité moins de 300. De même, aucun dispositif militaire capable de détruire Benghazi et ses habitants n’a été identifié.

Le story-telling a fonctionné admirablement, faisant du régime libyen un mal absolu et de Kadhafi le coupable idéal avec lequel toute négociation n’était que renoncement. Ce n’est donc pas au vu des faits mais sous le coup de montages propagandistes orchestrés par la chaîne Al-Jazira et voulus par les gouvernements français, britannique et qatarien que s’est imposée la nécessité de la guerre.

Comment, d’ailleurs, comprendre autrement que toutes les propositions de négociations aient été d’emblée écartées ? Celles qu’avançait Kadhafi au lendemain de la résolution 1973, puis le 20 mars ; la médiation de la Turquie le 27 mars comme celle de l’Union africaine début avril. Les diverses offres faites par Tripoli au cours des semaines suivantes sont également restées sans réponse. Rien ne dit, certes, qu’une médiation internationale aurait conduit à une solution politique moins violente en Libye mais une chose est certaine : aucune n’a fait l’objet du moindre examen.

Cette guerre, dont le coût humain s’élèverait à 30 000 morts selon le Conseil national de transition (CNT), a été menée par choix, non comme un ultime recours. Elle devait nécessairement se conclure, aux yeux de ses instigateurs, par la mise à mort du dictateur, non par un compromis politique. La victoire militaire est incontestable, le résultat politique et humain est désastreux. Le pays est en voie de fragmentation et les Libyens vivent aujourd’hui sous le règne de milices armées qui ont bien compris la leçon de l’Otan – le pouvoir est au bout du fusil. Non, décidément, la guerre n’est pas la boîte à outils de la démocratie.

 

CRASH-MSF 

Rony Brauman

Rony Brauman

Ecrivain et médecin français, ancien président de Médecins sans Frontières.