22 ans après les Accords de paix de Dayton

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Travnik School. Une grille érigée au milieu de la cour d'une école afin d’éviter toute forme d’échange.
Travnik School. Une grille érigée au milieu de la cour d'une école afin d’éviter toute forme d’échange. ©Amélie Metel

Le défi de la réconciliation en Bosnie-Herzégovine

Démembrement de la Yougoslavie et contexte actuel

A la crise économique qui traverse la Yougoslavie dès la fin des années 70, s’ajoute la mort de Tito – Président de la République fédérative socialiste – en 1 980, ce qui entraîne la création d’une présidence tournante : le poste de président étant occupé chaque année par un représentant d’une des huit entités composant la République yougoslave (Cette dernière étant en effet composée de six Républiques – Bosnie, Croatie, Serbie, Slovénie, Macédoine, Monténégro, ainsi que des deux provinces de Serbie – Kosovo et Voïvodine).

Peu à peu, chacune des Républiques prend des mesures unilatérales destinées à améliorer sa propre situation : les plus favorisées – Croatie et Slovénie – y voient une opportunité de se débarrasser des moins développées et d’ainsi intégrer la communauté européenne.

Au cours de l’année 1991, la République Yougoslave se désintègre progressivement, alorsque les tensions entre communautés ne font qu’augmenter.

Carte de la Yougoslavie avant l'éclatement
La République socialiste fédérative de Yougoslavie en 1991, avant l’éclatement

Le 2 mai, l’indépendance de la Croatie est acceptée par référendum et, un mois plus tard, la Slovénie proclame à son tour son indépendance. A la fin de l’année 1991, la Yougoslavie a perdu ses deux républiques les plus riches ainsi que la Macédoine qui s’en est séparée fin décembre de la même année. La perspective de demeurer dans une union désormais très majoritairement peuplée de Serbes déplaît aussi bien aux Bosniaques qu’aux Croates de Bosnie et aux Albanais du Kosovo.

Dès janvier 1992, Radovan Karadžić — fondateur du parti nationaliste serbe — proclame l’indépendance d’une « République serbe de Bosnie-Herzégovine » et en mars, suite à la proclamation de l’indépendance de la Bosnie, il entame un conflit armé et une politique de nettoyage ethnique qui durera plus de 3 ans.

La signature des Accords de Paix de Dayton, en novembre 1995, a officiellement mis fin à la guerre en Bosnie-Herzégovine aux yeux de la communauté internationale. Cependant, plus de 20 ans après ces Accords, il est encore primordial de travailler à la consolidation de la paix dans un pays toujours profondément divisé.

Les différentes communautés de Bosnie-Herzégovine – majoritairement Bosniaque (Musulmans), Croate (Catholiques) et Serbe (Orthodoxes), demeurent particulièrement méfiantes les unes envers les autres. Aujourd’hui, de nombreuses villes et communautés sont séparées selon les lignes ethniques, et les stéréotypes sont transmis d’une génération à l’autre.

Cette méfiance, entretenue d’une part par les politiciens et la réticence de nombreux dirigeants religieux à dialoguer avec ceux d’autres religions, d’autre part par l’omniprésence de la propagande nationaliste dans le système éducatif et les médias, crée de sérieux obstacles à la réconciliation.

Débuts du conflit bosnien et escalade de la violence 

La guerre de Bosnie n’a pas été initiée par la société civile, mais intentionnellement planifiée par les élites politiques. Les premières élections générales multipartites depuis plus de cinquante ans qui ont lieu en novembre 1990 ont entraîné une forte apparition des trois principaux partis nationalistes : Le Parti de l’Action Démocratique – SDA, musulman – obtient plus de 31% des voix, Le Parti Démocratique Serbe – SDS – plus de 26% et le HDZ – Union Démocratique Croate – 16,1%.

Leur écrasante victoire est d’une part directement liée à la chute du régime communiste au parti unique, mort avec Josip Broz Tito en 1980, qui permettait jusqu’alors une égalité parfaite des six nations constitutives du pays. Mais leur triomphe est également dû à la propagande délivrée par les dirigeants de chaque parti leur permettant de se renforcer mutuellement : pour mobiliser en leur faveur leur communauté respective, ces derniers se devaient de faire monter les tensions interethniques pour pouvoir alors se présenter comme les seuls capables de les contenir, l’agressivité des autres groupes venant alors justifier celle de leur propre communauté.

C’est ainsi que la politique de la peur a commencé : les élites nationalistes de chaque groupe communautaire nourrissaient la méfiance et la haine envers « l’autre » dans le but de le diaboliser, contribuant à creuser un fossé de plus en plus profond entre des individus qui jusqu’alors était voisins, amis, parfois membres d’une même famille.

Cette diabolisation a par la suite été utilisée pour justifier les crimes de guerre à venir. Un

Peinture datant de 1888, intitulée – Orphelin sur la tombe de sa mère- utilisée à des fins de propagande
Peinture datant de 1888, intitulée – Orphelin sur la tombe de sa mère- utilisée à des fins de propagande ©Amélie Metel

exemple malheureusement célèbre de cette propagande d’escalade de la violence provient des nationalistes serbes, qui affirmèrent, dans un article publié dans le quotidien Večernje novosti au début de la guerre, que des Bosniaques avaient tué la famille entière d’un jeune garçon Serbe.

Cette nouvelle avait évidemment pour but d’encourager les Serbes de Bosnie à prendre les armes pour se défendre contre les agresseurs Bosniaques. La photo qui accompagnait l’article était en fait une peinture datant de 1888, intitulée Siroče na majčinom grobu – Orphelin sur la tombe de sa mère. Ce cas est un exemple parmi tant d’autres, aussi bien en ce qui concerne la machine de propagande serbe que celle des autres camps.

En effet, des évènements de même nature ont eu lieu du côté Bosniaque et Croate, le but de cette stratégie étant d’intimement diviser les individus. En alimentant de cette façon la haine entre les proches, en poussant chacun à commettre d’énormes atrocités au nom de l’autodéfense, la réconciliation serait par la suite impossible ; l’objectif de cette politique étant d’étouffer tout renforcement d’une société civile naissante.

La confrontation entre cette dernière et la coalition des trois partis nationalistes atteint d’ailleurs son apogée les 5 et 6 avril 1992 à Sarajevo, où environ 100 000 manifestants se rassemblent devant le Parlement bosnien pour lutter contre l’envahissement de la sphère politique par le communautarisme.

Des snipers installés sur le toit de l’Hôtel Holliday Inn, situé en face du parlement, tirent sur la foule dans le but de la disperser : c’est le début officiel de la guerre de Bosnie-Herzégovine. Cette guerre est une guerre civile parce que guerre contre la société civile : les politiciens recherchaient la participation de la population afin de détruire toute unité pouvant entraver leur conquête de territoire basée sur l’homogénéité ethnique.

Selon la plupart des sources, les snipers de l’Holliday Inn étaient des membres du SDS ; cependant, selon certains médias serbes, des tireurs du SDA auraient également participé à la fusillade. Les différentes versions relatant cet évènement, tout comme l’alliance officieuse des trois partis nationalistes, laisse aujourd’hui encore la question suivante sans réponse : qui a déclenché la guerre en Bosnie-Herzégovine ? Cette interrogation reste en suspens, tout comme celle concernant le vainqueur.

Des tensions encore profondément ancrées 

L’histoire est écrite par les vainqueurs, dit-on, or la guerre de Bosnie-Herzégovine n’a débouché sur aucun parti victorieux. Comme conséquence directe, il n’existe pas de version officielle des faits au niveau national : chaque communauté a sa propre version de la guerre et dénie celle des autres groupes, ce qui ne fait qu’alimenter les tensions encore omniprésentes dans la vie quotidienne.

A titre d’exemple, les cours d’histoire, durant lesquels la guerre est évoquée, sont comme la plupart des matières, enseignés selon des points de vue différents en fonction des écoles : il faut en effet savoir que les enseignements reçus par les élèves sont la plupart du temps définis conformément à leur appartenance ethnique.

Certaines écoles sont qualifiées de « two schools under on roof » : Les jeunes Bosniaques

A Travnik, les façades d'un bâtiment scolaire sont différentes
A Travnik, les façades d’un bâtiment scolaire sont différentes d’un côté et de l’autre.. © Amélie Métel

et Croates de la Fédération de Bosnie-Herzégovine assistent aux cours dans le même bâtiment, mais sont physiquement séparés et leurs programmes sont différents. Les premiers entrent dans le bâtiment par une porte, tandis que les seconds par l’entrée opposée.

Il arrive parfois que l’un des groupes ait cours le matin quand l’autre y assiste l’après-midi, de manière à ce que les étudiants n’aient aucune chance de créer quelque relation que ce soit, apprenant ainsi dès leur plus jeune âge à discriminer toute personne de communauté différente.

A Travnik, l’exemple est particulièrement frappant : les façades mêmes du bâtiment scolaire sont différentes d’un côté et de l’autre et une grille a été érigée au milieu de la cour afin d’éviter toute forme d’échange.

Ces discriminations sont entretenues au plus haut niveau de la sphère politique : en 2007, Greta Kuna, alors ministre de l’éducation du canton de Bosnie Centrale, affirmait qu’il n’y aurait pas de réforme concernant cet aspect du système éducatif parce que « vous ne pouvez pas mélanger les pommes et les poires. Les pommes avec les pommes et les poires avec les poires. » avait-elle alors déclaré aux médias.

Dix ans plus tard, il existe toujours plus de 50 écoles qui fonctionnent de cette façon. L’éducation, qui représente l’un des aspects les plus importants sur lesquels s’appuyer pour recréer un climat de confiance durable dans une société post-conflit, est utilisée pour alimenter les tensions ayant débouché sur la guerre des années 90.

Aux défauts du système éducatif actuel s’ajoute évidemment le discours que les membres de chaque famille transmettent à leurs enfants, qui diffère souvent en fonction de l’appartenance communautaire, et contribue également à nourrir les clivages.

A ce titre, la mémoire de guerre en Bosnie est un sujet particulièrement délicat. En ce qui concerne les anciens camps de concentration, aucune plaque commémorative n’est présente aux abords actuels des lieux où ont été perpétrées de telles atrocités. Les agresseurs se servaient de ces camps comme lieux de transit des populations déplacées de force, les individus y étant traités de façon totalement inhumaine, atrocement torturés et violés à répétition.

A Trnopolje, village situé au Nord Est de la République Serbe de Bosnie, l’école primaire qui servit de camp entre mai et novembre 1992, accueille aujourd’hui encore des enfants comme si rien ne s’était passé, et il est impossible de deviner les horreurs qui s’y sont déroulées une vingtaine d’années auparavant.

Il en est de même pour l’usine d’Omarska, qui continue de fonctionner en toute normalité

L'usine d’Omarska.
L’usine d’Omarska. L’usine continue de fonctionner en toute normalité alors que des milliers de personnes y étaient enfermées, victimes d’atrocités et d’abus sexuel. ©Amélie Metel

alors que des milliers de personnes y étaient enfermées, victimes d’atrocités et d’abus sexuels. Au total, selon le Centre pour la Démocratie et la Justice Transitionnelle de Bosnie-Herzégovine (CDTJ), 1.350 camps de concentration et lieux de détention ont été établis entre 1992 et 1995, dont 656 dans lesquels furent détenus des Bosniaques, 523 desSerbes et 173 desCroates.

La difficile réconciliation du peuple bosnien

Les cicatrices de la guerre sont aujourd’hui encore omniprésentes dans la société bosnienne, comme peuvent en témoigner les façades de la capitale, encore criblées de balles, aussi présentes que l’influence austro-hongroise et ottomane.

D’autres cicatrices sont pour leur part beaucoup moins visibles bien que profondément ancrées en chaque individu : les tensions entre groupes ethniques sont encore plus importantes qu’avant le conflit ; les jeunes générations, nées après 95 et n’ayant donc pas connu la guerre, alimentent les tensions interethniques de manière encore plus virulentes que leurs ainés.

Aujourd’hui, 22 ans après les Accords de paix de Dayton, la Bosnie-Herzégovine est toujours profondément divisée, la « communauté internationale » n’ayant pas permis la création d’un environnement d’après-guerre favorable à la croissance de la paix.

Les Accords de Dayton eux-mêmes, ainsi que la Constitution actuelle, n’offrent pas des conditions propices au processus de guérison et de réconciliation. Ils sont en effet tous deux basés sur des divisions ethniques et religieuses, ce qui bloque toute forme d’union de la société bosnienne : ils entérinent en effet les causes premières du conflit en identifiant chaque communauté à un territoire particulier (la population à majorité serbe vivant en Republika Srpska et les Bosniaques et Croates sur le territoire de la Fédération).

Cette ambiguïté est encore plus frappante si l’on prend le temps de s’intéresser à la Constitution du pays – Annexe 4 des Accords de Paix de Dayton. En effet, il existe « une citoyenneté de Bosnie-Herzégovine […] et une citoyenneté de chaque entité ».

Bien que cela participe à creuser le fossé entre les individus de communautés différentes, cette même ambigüité semblait être l’unique solution pour mettre fin au conflit armé puisque ce dernier puisait ses racines dans la redéfinition de la légitimité politique en Bosnie-Herzégovine.

Les imprécisions des Accords de paix avaient au moins le mérite de vouloir créer un climat de sécurité et de relative stabilité censé permettre de jeter les bases de la transition démocratique : les concepteurs de ces Accords comptaient particulièrement sur le retour des personnes déplacées durant le conflit ce qui aurait dû permettre de recréer une société mixte peuplant deux entités multiethniques.

Or, la méfiance inter communautaire a triomphé sur la réintégration, et les politiciens actuels continuent leur propagande de division et de nationalisme. Ils n’ont aucune intention de gouverner le pays, préférant encourager la fragmentation de la société, servant ainsi leurs propres intérêts.

La corruption est omniprésente et l’écart entre les dirigeants politiques et société civile bosnienne est énorme. En conséquence, beaucoup de Bosniens quittent le pays pour rejoindre la diaspora en Europe, aux États-Unis ou en Australie.

La paix en Bosnie est donc réelle uniquement en surface et seuls la vérité sur les crimes commis dans les années 90, leur reconnaissance officielle, la justice et le long travail de réconciliation paraissent pouvoir aider le pays à aller de l’avant et réellement faire face au passé au lieu de le vivre au quotidien.

Les Bosniens savent que le changement ne viendra pas des politiciens, mais il existe de nombreuses initiatives de la société civile qui permettent d’enrayer le récit nationaliste et empêchent l’escalade de la violence. Dans tout le pays, des groupes et des individus travaillent ensemble pour dessiner un meilleur présent et construire un futur plus attrayant.

Malgré le fardeau de l’histoire, ces personnes se battent pour offrir de l’espoir aux prochaines générations. Chacune d’entre elles croit qu’il est possible de changer les choses en encourageant les individus à se rassembler et à dialoguer, ce qui permettra d’alimenter la compréhension mutuelle et le respect. Et elles réussissent. Peu à peu, les changements sont visibles et la paix se répand dans une Bosnie-Herzégovine encore fragile.

 

Amélie Metel

Amélie Metel

Amélie Métel est Présidente de l’association Idée. Etudiante en Master de Coopération Internationale à Grenoble.

Amélie Metel

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