De la Somalie aux crises issues du «Printemps arabe»

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Monusco, Goma, RD Congo
©Monusco /Myriam Asmani

Un maintien de la paix islamique ?

À une époque où, à plusieurs niveaux, les formes de maintien de la paix conduites, sous l’égide de l’ONU, par les puissances classiques se heurtent à maintes critiques, à des contestations et à des problèmes de crédibilité et d’efficacité, la question d’alternatives se pose avec acuité.

Déjà, en janvier 1987, pendant la Guerre Iran-Irak, feu le colonel Kadhafi avança l’idée d’une force de maintien de la paix islamique sous l’égide de l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI). Depuis, l’idée est réapparue plusieurs fois, sans suite concrète, aux sommets de l’OCI ou aux réunions de ses organes et, plus récemment, au treizième sommet de l’organisation à Istanbul.

Vers un humanitarisme identitaire ?

Objectivement, l’idée d’un « maintien de la paix islamique » sous l’auspice de la seule organisation intergouvernementale panislamique qui existe, n’est pas dépourvue de sens vu l’existence de plusieurs réalités.

Pour commencer, de nombreuses situations d’urgence complexes et de conflits armés, y compris de haute intensité et de longue durée, se situent dans l’espace géographique de la religion islamique. Bon nombre de ces conflits sont inter musulmans, qu’ils soient d’ordre sectaire (sunnites contre chiites, groupes armés salafistes-takfiris contre l’islam soufi), régionaux (Darfour) ou ethniques (Arabes contre Kurdes ) (1)

En conséquence, à peu près la moitié des bénéficiaires de l’assistance humanitaire internationale sont des musulmans ou, du moins, des populations de culture musulmane. Comme le monde musulman représente environ le cinquième de la population mondiale, l’assistance humanitaire qui lui est attribuée paraît disproportionnée.

Ensuite, il est indéniable que les mouvements identitaires jouent un rôle crucial dans maintes situations de conflit. En conséquence, dans l’espace humanitaire mondial, principes, approches d’ingénierie sociale, droits de l’homme prétendument universels et particularismes identitaires créent une grande confusion qui risque de perdurer encore longtemps.

Les élites au pouvoir et leurs alliés externes, maints groupes d’opposition et meneurs d’opinion dans le monde musulman, remettent fortement en question la neutralité et l’impartialité des institutions politiques onusiennes. En outre, dans maints pays, allant du Mali à la Somalie profonde, en passant par les campagnes autour de Kandahar, l’accès des acteurs humanitaires, chargés d’opérations «classiques» de maintien de la paix est de plus en plus limité du fait que leur légitimité pose problème et que leur sécurité n’est plus assurée.

Enfin, notons aussi la présence de «bailleurs » dits « émergents » qui opèrent en dehors du Comité d’Aide au Développement (CAD) et de l’Organisation pour la Coopération et le Développement Economique (OCDE), rivalisant ainsi avec les Etats donateurs occidentaux et le Japon, qui, depuis 1962, livrent entre 78 et 95 % de l’aide internationale officielle.

Même si les «bailleurs émergents », parmi lesquels se trouvent plusieurs pays de l’OCI à hauts et moyens revenus, n’en sont pas au point de détrôner les pays donateurs traditionnels, d’ici peu, ils seront, à leur façon, aussi bien dans des structures étatiques que non étatiques, bel et bien présents et actifs dans l’humanitaire. Tout ceci aboutira, tôt ou tard, à une dynamique de régionalisation de la politique humanitaire où l’initiative ne sera plus attendue exclusivement d’une communauté internationale aussi abstraite que débordée.

Une « ONU islamique »

L’Organisation de la Coopération Islamique (OCI) fut fondée à Rabat en septembre 1969, suite à la défaite arabe contre Israël qui s’empara du Sinaï, de Gaza et du Golan pendant la Guerre des Six Jours en juin 1967 et à l’attentat contre la mosquée du Dôme du Rocher à Jérusalem en août 1969.(2) Les buts officiels de l’organisation, basée en Arabie saoudite, qui compte aujourd’hui 57 pays membres, sont de représenter et de défendre les intérêts du Monde musulman sur la scène internationale ( l’OCI fait campagne pour obtenir un siège permanent au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU) et d’encourager la coopération politique et économique parmi ses états-membres.(3) Composée, tout comme l’ONU, d’un éventail de structures politiques et d’organisations spécialisées, l’OCI se montre généralement assez discrète. Toutefois le Fonds de Solidarité islamique, qui s’occupe des droits des minorités musulmanes et, dans une certaine mesure, pratique une assistance humanitaire à leur endroit, ainsi que son département d’affaires humanitaires, le ICHAD, créé il y a une douzaine d’années, sont actifs dans la sphère humanitaire mondiale.

L’OCI est une institution unique en son genre, dans le sens où elle est la seule organisation intergouvernementale contemporaine et permanente groupant des Etats dont l’affiliation est déterminée par une religion.

Il n’y a pas d’équivalent dans la sphère catholique (où la diplomatie mondiale du Saint-Siège est plutôt ancrée dans son réseau de nonciatures et dans le mouvement Caritas) ni dans la sphère orthodoxe. Cela rend l’OCI également très différente de la Ligue arabe dont l’identité est définie en premier lieu par la géographie linguistique et l’idée d’une Nation arabe, et non par une appartenance confessionnelle.

Notons néanmoins son caractère paradoxal.(4) Tout d’abord, fin 1969, l’OCI fut la première structure politique panislamique à voir le jour depuis l’abolition du Califat ottoman en mars 1924. Composée principalement d’Etats-nations – qui sont en soi étrangers à la théologie politique de l’islam – et davantage inspirée, dans son fonctionnement institutionnel, par l’ONU que par les vieux empires gouvernés pas les califes, l’OCI semble s’adapter à la communauté internationale contemporaine plutôt que de se présenter comme une alternative.

Ensuite, une partie considérable (entre 28 et 40 %, selon les cas) du financement du secrétariat de l’OCI et des institutions qui lui sont affiliées vient de quatre Etats à haut revenu du Golfe arabo-persique : l’Arabie saoudite qui héberge le siège et dont les cotisations oscillent entre 10 et 24%, suivi du Koweït, des Émirats arabes unis et du Qatar.

Il en résulte que l’OCI est confrontée au même problème que l’on rencontre à peu près dans toute organisation intergouvernementale ainsi qu’au Conseil de Sécurité de l’ONU, à savoir qu’en fin de compte, même si, en principe, elle fonctionne sur une base égalitaire, elle est assujettie aux intérêts des Etats qui ont le plus grand poids financier et politique. Cela explique, entre autres, l’exclusion de la Lybie du colonnel Kadhafi en mars 2011 puis de la Syrie en août 2012, malgré le principe de non-interférence dans les affaires internes des états-membres.

Contours opérationnels

Des effectifs islamiques de maintien de la paix seraient-ils mieux perçus et acceptés localement par des populations de coreligionnaires que des forces internationales venues d’un peu partout ? Dans quelle mesure de telles opérations sont-elles réalisables sous l’égide de l’OCI ?

Pour commencer, il faut considérer la dimension pratique et institutionnelle. En effet, jusqu’à ce jour, même si l’OCI aborde ces questions dans le cadre de son département des affaires politiques, elle ne dispose pas d’un cadre légal ni d’un vrai département d’opérations de maintien de la paix et de prévention de crises comme il en existe au sein de l’Union africaine, par exemple. Ceux-ci peuvent, bien entendu, être créés si les Etats-membres manifestent une volonté politique, voient leurs intérêts converger et font preuve d’un minimum de crédibilité.

Ensuite, sur le plan du financement, l’OCI s’appuie sur sept économies à revenu élevé (les émirats et les royaumes du Golfe arabo-persique et le sultanat de Brunei) et sur une quinzaine d’économies à revenu moyen supérieur ( dont la Turquie et plusieurs pays musulmans de l’ancienne URSS ).(5)

Cependant nombre d’entre eux craignent un enlisement dans des conflits armés qui pourrait les saper financièrement et, finalement, se retourner contre eux dont les pouvoirs sont souvent déjà contestés localement.

Sur le plan militaire, maints Etats de l’OCI disposent d’un appareil militaro-industriel développé. En outre, plusieurs Etats-membres comme le Pakistan, le Bangladesh, l’Égypte ainsi que plusieurs pays d’Afrique occidentale participent régulièrement, depuis bon nombre d’années, à des opérations de paix de l’ONU en fournissant des troupes. Ils devraient donc avoir acquis une expérience en la matière.

Au-delà de la dimension pratique et institutionnelle, plus importante encore est la dimension idéologique. Un maintien de la paix qui s’appuie sur des effectifs militaires et politiques et des moyens financiers provenant de pays musulmans n’est pas pour autant islamique.

Pour être ainsi qualifié, il faut qu’il soit inspiré et encadré explicitement par la religion islamique et sa théologie politique dans des conflits inter musulmans.(6) L’idée qu’un cadre de référence explicitement religieux puisse être une source de légitimité est peu contestable, surtout dans des sociétés où, contrairement à ce qui se passe dans une Europe occidentale profondément laïcisée, la croyance joue un rôle important dans la sphère publique et dans des conflits où les partis puisent leur identité d’une façon ou d’une autre dans la religion.

Compatibilité idéologique

Or, comme le remarque Jonathan Fox dans son travail sur la religion et les relations internationales, « cette légitimité est à double tranchant : elle peut asseoir les gouvernements et leurs politiques, mais aussi des mouvements d’opposition. De même, la plupart des sociétés accordent à la religion un rôle paradoxal dans les affaires humaines – à la fois facteur de paix et de conflits ».(7) Cela s’avère aussi le cas dans les relations internationales, de surcroît dans les efforts de maintien de la paix. Elle peut être utilisée par ceux qui font la politique étrangère pour se gagner l’appui de divers groupes, d’acteurs politiques et de couches populaires, tout comme les membres de tous ces groupes usent aussi de la religion pour s’opposer à des politiques ou les soutenir. Notons néanmoins que selon ce même auteur, l’usage de la persuasion religieuse a au moins trois limites…

Premièrement, il s’agit d’un outil culturellement spécifique dont l’efficacité est limitée aux adhérents d’une certaine confession. En principe, ceci ne devrait pas être un inconvénient quand il s’agit de sociétés entièrement musulmanes et de conflits inter musulmans qui offrent l’avantage d’avoir, au moins en théorie, un cadre de référence confessionnel commun.

Cependant, il ne faut pas sous-estimer la force des clivages et des divisions intra-confessionnels comme ceux que l’on constate entre musulmans sunnites et chiites. Souvent, ces clivages internes sont plus violemment enracinés que ceux qui peuvent exister entre musulmans et chrétiens par exemple.

Bien qu’elle soit souvent cimentée par le religieux, l’identité culturelle contient également bien d’autres composantes. Ainsi, objectivement, à cause de facteurs linguistiques, sociologiques et ethno raciaux, un soldat de la paix sunnite venu, disons, d’Indonésie peut s’avérer, malgré la présence de références confessionnelles communes, aussi étranger parmi ses coreligionnaires à Kandahar ou au Mali qu’un catholique polonais l’est à Dili, par exemple.

Deuxièmement, tout le monde n’est pas religieusement aussi pratiquant ou sensible aux arguments religieux. Les mouvances identitaires, selon leurs contextes, n’accordent pas la même place et le même rôle à la religion. Maints groupes kurdes et Touaregs, par exemple, bien que culturellement musulmans, privilégient clairement l’identitarisme ethnique séculier par rapport au confessionnel.

Troisièmement, la persuasion religieuse dépend du statut de ceux qui l’utilisent et de l’efficacité de leur influence. Cela est particulièrement notable dans des contextes caractérisés par la fracture entre sunnite et chiite, par la présence de groupes d’opposition religieux qui contestent la légitimité des autorités religieuses officielles ou étatiques, ou là où des états-membres de l’OCI sont impliqués ouvertement ou indirectement dans des hostilités.

Conseil islamique

Contrairement à la sphère chiite, où l’Iran et les réseaux chiites iraniens et irakiens sont clairement les entités de référence, la sphère sunnite n’a point, depuis l’abolition du califat ottoman, de véritable « Etat phare ».

Ce rôle est en fait revendiqué par un ensemble d’Etats et de mouvances allant de l’Arabie saoudite à l’État islamique et divers mouvements politiques non étatiques. C’est ce qui nous ramène à la position clé de l’Arabie saoudite au sein de l’OCI. Cofinançant, hébergeant et animant l’organisation, elle devrait mettre en pratique une diplomatie panislamique qui, paradoxalement, favorise principalement les intérêts de l’Etat nation qu’elle représente.(8)

Ceci signifie également que l’Arabie saoudite, comme gardien et, de fait, propriétaire des Lieux saints de l’islam mondial, se fait le champion d’un sunnisme wahhabite qui est non seulement son idéologie officielle (tout comme celle du Qatar, une entité qui joua un rôle douteux dans la déstabilisation de la Lybie de Kadhafi) mais est également farouchement anti chiite.

Afin d’être efficace et crédible dans tout effort de paix, l’OCI devrait alors abriter une sorte de « conseil islamique » qui, dans l’ensemble du monde musulman, serait non seulement perçu comme suffisamment indépendant et représentatif par les différentes écoles juridiques de l’islam tant sunnite que chiite, mais pourrait également élaborer et propager une approche spécifiquement islamique du maintien de la paix.

Finalement, pour qu’un éventuel maintien de la paix islamique soit accepté culturellement, il faut prendre en compte la perception qu’en ont les populations et autorités locales dans les contextes touchés, les états-membres de l’OCI impliqués (notons que plusieurs d’entre eux sont déjà impliqués dans des conflits soit directement soit indirectement), ainsi que les comportements personnels des soldats de la paix qui peuvent réfuter ou au contraire renforcer des stéréotypes déjà existants.

Pour conclure, malgré la complexité des problèmes développés ci-dessus, l’idée d’un maintien de la paix islamique, est certainement potentiellement envisageable étant donnée la mutation rapide de l’espace humanitaire mondial. L’idée vaut en tout cas la peine d’être testée dans la pratique, si ce n’est sous l’égide de l’OCI, au cas où certains obstacles s’avèreraient incontournables, alors au moins sous celle d’une structure ad hoc.

(1) Une intensification de ce conflit est d’ailleurs prévisible après la chute finale de l’État islamique au Proche-Orient

2) Pour plus de détails sur l’historique de l’OCI, qui s’appelait d’ailleurs ‘Organisation de la Conférence islamique’ jusqu’en juin 2011, lire Taoufik Bouachba, «L’Organisation de la Conférence islamique», Annuaire français de droit international, 28(1), 1982 : 265-291, 

(3 Pour une liste des états-membres de l’OCI, voir <www.sesric.org/oic-member-countries-fr.php> La condition de base pour adhérer à l’OCI est d’être ‘un pays musulman’. À l’origine, cela signifiait avoir une population composée d’au moins 50% de musulmans. Or l’organisation accepta également des pays où les musulmans forment nettement une minorité de 10 à 17%, mais où ils sont dominants au sein du pouvoir, comme c’est le cas de plusieurs membres d’Afrique occidentale. L’affiliation confessionnelle et l’orientation géopolitique des élites expliquent pourquoi des pays comme l’Éthiopie et l’Érythrée, ou les musulmans forment respectivement 32.8 et 38.6 % de la population, ne furent jamais membres de l’OCI. Quant au Kosovo, qui est officiellement musulman à 95,6 %, son adhésion est conditionnée à une reconnaissance de son ‘indépendance’ par tous les états-membres de l’OCI (ce qu’à présent 17 états–membres n’ont pas fait). Parmi les états observateurs à l’OCI se trouvent la Russie, la Bosnie-Herzégovine et le Front Moro de Libération nationale du Mindanao aux Philippines.

(3) Voir également Bruno De Cordier, «Identity as a framework for alternative regionalism ? An examination of the Organization of Islamic Cooperation and the pan-Islamic idea», Studia diplomatica, Egmont–Royal Institute of International Affairs, LXVI-4, 2013 : 17-36.

(5) Organisation de Coopération Islamique – Centre de Recherches Statistiques, Économiques et Sociales et de Formation pour les Pays Islamiques, «Perspectives économiques de l’OCI – 2015», OCI-SESRIC

(6) Dans ce sens, une force de maintien de la paix musulmane peut aussi bien être déployée sous l’égide d’institutions non islamiques ; voir l’idée de déployer des unités exclusivement arabo-musulmanes en Lybie sous mandat onusien de Richard Gowan, « Muslim peacekeeping in Libya : brother in arms ?», The National, 29 avril 2011

(7) Jonathan Fox, «Religion et relations internationales: perceptions et réalités», Politique étrangère, Institut français des relations internationales, №2006/4, 1066-1067

(8) Comme exemple de risque d’accaparement d’institutions intergouvernementales pas certains états, il suffit de voir comment la Ligue arabe fut réduite à un bras interventionniste de l’Arabie saoudite (ainsi que des Émirat arabes unis) au Yémen, dans une guerre qui, plutôt que de défendre les intérêts de la communauté islamique n’a fait qu’y exacerber les divisions.

 

Bruno De Cordier

Bruno De Cordier

Bruno De Cordier est ancien humanitaire onusien et professeur à l’Université de Gand où il enseigne, entre autres, la Politique humanitaire.

Bruno De Cordier

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