Quelle gestion des ressources humaines pour le secteur de la solidarité internationale ?

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ressources humaines dans les ongDésormais ancrée dans le paysage mondial comme un acteur décisif lors de conflits ou de catastrophes majeures, MSF est reconnue pour l’efficacité et la réactivité de ses réponses sur le terrain. Organisation médicale d’urgence, titulaire du prix Nobel de la Paix, MSF est une véritable organisation d’entreprise, au sens wébérien du terme. C’est en ce sens qu’elle représente un groupement organisé en entreprise qui correspond à « une association comportant une direction administrative à caractère continu, agissant en finalité (1) », dont le domaine d’action s’étend à l’international.

Le rôle de l’association en temps de crises a depuis les années 1980 largement dépassé celui de « simples » soigneurs de guerre. Les prises de paroles publiques de l’ONG ont eu des répercussions sur les relations internationales de l’après-guerre froide, de l’Éthiopie de 1984 où elle a posé la question de l’utilisation de l’aide humanitaire à des fins politiques, à la dénonciation de l’utilisation d’armes chimiques en Syrie en 2013, en passant par l’alerte sur les génocides du Rwanda et dans l’Est du Congo en 1994.

MSF a bien l’image d’une organisation réactive qui témoigne lorsque cela est nécessaire. En effet, on compte sur elle à la fois pour agir, c’est-à-dire pour soigner, mais aussi pour dénoncer. Soutenue essentiellement par le « pouvoir civil », elle préserve son indépendance vis-à-vis des pouvoirs étatiques et ainsi sa liberté de parole et d’action.

Par conséquent, elle a su se faire respecter de ses donateurs et plus largement d’un public devenu a contrario, au fil des ans, de plus en plus sceptique envers les politiques publiques.

Ainsi, MSF, acteur de terrain présent sur la grande majorité des crises de la planète, a su se faire entendre jusque dans les hautes sphères de l’action internationale. Il semble dès lors tout à fait logique que l’action humanitaire, et plus spécifiquement celle de MSF, fasse l’objet d’études de recherche en relations internationales, au même titre que l’action des États ou celle d’organisations internationales étatiques.

Choisir de s’intéresser aux volontaires terrains eux-mêmes et à leurs pratiques plutôt que, par exemple, aux liens unissant MSF et les populations des pays dans lesquels elle intervient est également une décision qui mérite une explication. Nombreux sont les praticiens et les chercheurs qui se sont penchés avec succès sur la gestion de MSF lors de crises humanitaires dites « historiques (2) ».

Il peut être tout aussi passionnant d’étudier les débats internes à l’ONG concernant notamment son rapport aux autres entités internationales (ONU, CPI (3), autres ONG…). Il pourrait être également fort utile pour la recherche en sciences politiques d’étudier le fonctionnement d’une ONG comme MSF, de sa création à aujourd’hui, et de tenter d’en évaluer l’impact sur le système international comme sur les pays bénéficiaires.

J’ai pourtant fait le choix d’une recherche qui transcende les pays comme les desks (4) ou les sections, en étudiant principalement la gestion qui est faite des ressources humaines au sein des ONG, ceci à l’aide de ma propre expérience, ayant pu constater que les conséquences qu’avait pu avoir sur moi une Gestion des Ressources humaines (GRH) approximative avaient aussi été vécues par d’autres acteurs.

Afin de confirmer ou d’infirmer ce constat, j’ai interrogé un panel représentatif de ceux qui font l’action sur le terrain : les expatriés humanitaires. J’étudie ainsi la pratique par le regard de ceux qui font l’action, exclusivement sur le terrain.

Ainsi, seize personnes ayant un parcours semblable au sein de MSF ont accepté de répondre à des questions sur leurs pratiques professionnelles, et de livrer leurs réflexions sur leur travail, mais également sur le suivi des ressources humaines à l’échelle de l’organisation.

Suite à un état de l’art non exhaustif, il semblerait que, hormis les travaux de P. Dauvin et J. Siméant (5) (2002), la problématique de la gestion des ressources humaines en ONG soit peu explorée, malgré l’évolution du contexte international et l’importance de cette étude sur la durée.

Cette recherche s’appuie bien évidemment sur des ouvrages importants de sciences sociales (sociologie des acteurs, sociologie de l’entreprise, sociologie du militantisme, etc.) et d’histoire (Histoire des relations internationales, documents historiques de MSF, etc.), ce qui permet une analyse de fond appuyée par une recherche scientifique légitimant l’étude.

Les sciences sociales académiques, la science politique, mais également le droit international s’intéressent au « phénomène ONG », mais n’ont produit pourtant « que fort peu de travaux relatifs à ces objets difficilement identifiés (6) », et encore moins dans le domaine de la gestion du personnel au sein des OSI.

Ceci est particulièrement vrai au sein de la recherche française, la littérature anglo-saxonne étant plus prolifique sur le champ du « Non Profit management », car étudier l’ONG en tant « qu’objet social (7) », dans le sens où Durkheim l’a défini, est une démarche nécessaire pour comprendre les rouages et dégager du sujet de grands axes généraux.

Pour Durkheim, la sociologie, science des faits sociaux, doit avant tout élaborer sa méthodologie propre en n’étudiant pas au hasard tous les événements humains, mais au contraire en délimitant le fait social. Celui-ci se définit par son caractère d’extériorité, se manifestant à l’individu par la contrainte. Pour Durkheim, le fait social peut ainsi être étudié avec objectivité « comme une chose (8) ».

Pour J. Siméant et P. Dauvin, « la nécessité d’une approche attachée à l’identification et à la compréhension des imbrications entre réseaux étatiques et associatifs est d’autant plus vitale qu’elle se pose dans deux espaces géographiques au moins, celui des pays donateurs et celui des pays bénéficiaires ».

Par souci d’une méthodologie plaçant la comparaison des acteurs (expatriés et locaux) sur un même niveau (mandat d’urgence médicale, grille des fonctions…), j’ai délimité ma recherche à l’ONG Médecins Sans Frontières (toutes sections confondues) pour laquelle j’ai travaillé en tant que volontaire/salariée terrain de 2006 à 2013.

J’ai pu y constater les difficultés de gestion des ressources humaines de l’ONG et y être directement confrontée. Le choix de cette recherche n’est donc pas anodin, cet axe de recherche me semble pertinent et ma motivation pour cette étude est à la hauteur de l’engagement sincère que j’ai pour l’organisation Médecins Sans Frontières.

Cet intérêt pour l’engagement et pour le partage de principes ou de valeurs communes permettant l’action collective est antérieur à mon engagement avec l’ONG. Mon implication au sein de différentes associations à la fin des années 90, puis mon engagement plus politique au sein de la ville où j’ai grandi, Rezé (Loire Atlantique, 40 000 habitants), en tant que conseillère municipale en 2001, m’ont permis d’évoluer dans un monde militant en plein questionnement sur le sens de l’engagement.

À 21 ans, j’étais déléguée aux relations internationales et à la coopération décentralisée au sein d’une ville dirigée par la Gauche, active dans le domaine de l’entraide et de la réflexion politique internationale, notamment au travers des jumelages engagés au côté des Sahraouis en exil ou encore des Palestiniens en souffrance d’identité. Même si je percevais une petite indemnisation d’élue, cet engagement n’était évidemment pas un métier.

Je poursuivais donc en parallèle mes études d’Histoire à l’Université de Nantes, celles-ci étant financées par un emploi à mi-temps à l’administration du personnel du Crédit Lyonnais, ceci jusqu’à 2005. J’ai tourné en effet en partie la page de la mairie de Rezé en 2005, à la recherche d’une formation professionnelle adaptée. Déçue par le lourd fonctionnement municipal en lui-même, n’envisageant pas de faire carrière dans la banque ni d’entamer une thèse d’histoire, je me suis tournée vers la formation professionnelle Bioforce, à Vénissieux (69), qui forme les acteurs de la solidarité internationale.

L’objectif premier était bien alors de trouver un métier qui allie volonté d’engagement militant pour un monde plus égalitaire à un véritable métier pour lequel j’étais rémunérée. Les six missions que j’ai effectuées avec la section française de MSF, mais également avec la section suisse, au Tchad, au Nigéria, au Darfour, au Nord Kivu, en Haïti et en Arménie, ainsi que les quelques mois passés à travailler pour MSF Logistique à Mérignac (33) m’ont permis un important travail d’observation.

Suite à cet engagement humanitaire, le choix de reprendre mes études et de postuler pour un Master de recherche en relations internationales à Sciences Po était mûrement réfléchi et correspondait à un réel besoin de réponses, de sens, face aux questions posées par le système international du XXIe siècle et ses crises majeures, au sein desquelles je me suis engagée ces dernières années.

Le choix de mon sujet de recherche n’est donc pas une coïncidence, mais correspond selon moi à un manque dans le paysage de la recherche en relations internationales. Les ONG sont parfois des objets de recherche, par leurs prises de position ou par leurs activités à un moment précis, mais on place plus rarement les expatriés terrains et la gestion humaine qui leur est appliquée au cœur d’une recherche de science politique.

Pourtant, les expatriés jouent un rôle stratégique évident dans le bon déroulement d’une mission, et se placent en trait d’union entre les sièges et les populations. La problématique des ressources humaines est inhérente à chaque mission et constitue souvent la principale source de problèmes rencontrés sur le terrain par les personnes interrogées. Suite à mes expériences, et avec le recul nécessaire à l’analyse, je crois réellement que c’est une question prioritaire à prendre en compte pour l’organisation.

Pour avoir été confrontée à de nombreux conflits d’équipes dans des contextes sécuritaires tendus, mais aussi à des comportements abusifs sur des terrains où cela était encore moins permis qu’ailleurs, il me semblait nécessaire de faire le point sur cette question. La reconnaissance du travail effectué, l’évaluation des compétences, la thématique des salaires, les difficultés liées au retour de missions et à la réinsertion dans la « vie d’origine » sont de réelles questions partagées par nombre de collègues expatriés (essentiellement non médicaux).

Ce travail académique n’a pas pour objectif d’être représentatif du fonctionnement de l’organisation dans sa globalité ; il se base en effet sur les témoignages de seize expatriés MSF et de trois expatriés d’organisations différentes, Handicap International, Triangle Génération Humanitaire et Solidarités internationales, m’ayant répondu (sur une trentaine de demandes envoyées et renouvelées). Cette recherche ne prétend donc pas à l’exhaustivité, mais la qualité des réflexions reçues permet toutefois une mise en lumière sur la problématique étudiée, qui mérite selon moi toute l’attention du lecteur.

J’ai par ailleurs personnellement travaillé pour d’autres OSI (9) telles que Triangle Génération Humanitaire (Algérie, Campements Sahraouis 2007), ou encore Handicap International (Pakistan, 2010). Plusieurs collègues de ces organisations ont également accepté de répondre à mes questions, ces entretiens me permettant notamment de comparer les différentes gestions de ressources humaines, mais aussi de mettre en perspective dans un cadre plus large ces questions de gestion des ressources humanitaires, à l’échelle internationale.

Les problématiques inhérentes à la gestion humaine des volontaires terrains sont en effet multiples et non sans conséquence sur les actions de l’association, et plus encore sur ce qu’elle représente. Entre professionnalisation et militantisme, quelle politique de gestion de ressources humanitaires pour les ONG ?

En tant qu’organisations, « celles-ci sont en effet confrontées à d’importants phénomènes de division du travail et de concurrence interne. Ces derniers permettent de comprendre comment s’effectue le travail de mise en cohérence d’une complexité inévitable, comment s’articulent façons d’agir et façons de penser l’action humanitaire. (…) Parce que l’humanitaire se déploie à distance et dans l’international, le choix des lieux pertinents de l’observation est rendu plus complexe (10). »

À la recherche d’un personnel à la fois spécialiste et multidisciplinaire, disponible, flexible, adaptable aux différents contextes d’interventions, engagé, parfois militant, aux compétences et au savoir-être irréprochables, les ONG comme MSF sont en perpétuelle recherche d’expatriés afin de répondre aux demandes croissantes des terrains d’opérations.

Une analyse rapide du fonctionnement interne de MSF tend pourtant à démontrer des failles dans la gestion des ressources humaines (GRH), failles qu’elle ne récuse pas, car pour l’ONG, la difficulté de gérer et de fidéliser ses ressources humaines, afin par exemple de limiter les nombreuses rotations d’expatriés sur les terrains, est profonde et reconnue de longue date.

Au regard de la professionnalisation de l’organisation, quelle est la place de l’engagement militant et associatif en son sein ? N’y a-t-il pas un paradoxe pour le volontaire qui s’engage au nom d’une certaine idée de l’humanitaire et qui se retrouve au cœur d’une chaîne hiérarchique bancale digne d’un fonctionnement d’entreprise sans contre-pouvoir? Existe-t-il encore une logique associative à MSF ou la logique d’entreprise prend-elle le pas au sein de la structure telle qu’elle existe aujourd’hui ? La gestion des ressources humaines serait-elle, paradoxalement, un volet oublié de la professionnalisation du secteur ?

Ainsi, cette recherche se donne pour mission de répondre à ces principales questions qui me paraissent utiles et essentielles, malgré le peu d’attention qui leur est portées, tant pour la recherche en sciences sociales et politiques, que pour l’évolution de l’ONG elle-même.

Cette étude propose un plan en trois parties : la première pose la problématique de la spécificité du travail humanitaire et de la gestion des ressources humaines qui en découle, dans une perspective socio-historique construite à partir d’entretiens réalisés principalement auprès des salariés de MSF, ainsi que des documents historiques spécifiques (11).

Dans un second chapitre intitulé « Éthique de l’humanitaire et gestion des ressources humaines », nous approfondirons la question en tentant de mettre en perspective l’action de terrain de MSF avec l’évolution du contexte international de ces dix dernières années. Enfin, dans un troisième temps, nous tenterons d’apporter des réponses à la question du paradoxe entre l’engagement associatif et la professionnalisation, en mettant en avant les enjeux du parcours des acteurs de la solidarité internationale.

Lire le mémoire en intégralité : Quelle gestion des ressources humaines pour le secteur de la solidarité internationale ?

 

(1) Max Weber, Économie et société, tome I, Paris, Pocket Agora, 1995, p.94.
(2) Voir le Site du Centre de recherche pour l’action humanitaire (CRASH), fondation MSF.
(3) Cour Pénale Internationale (ICC en anglais).
(4) Un « desk » représente la cellule de base du système MSF. Constitué de superviseurs médical et logistique, d’un ou de deux administrateurs RH et d’un responsable de desk, il a en charge le suivi de plusieurs pays/missions distribués aux différents « desks » en fonction du « Yalta » (réunion annuelle ou biannuelle de répartition). Le « desk urgence » a quant à lui un statut particulier du fait, comme son nom l’indique, de sa fonction première : la gestion des urgences en cours. Son fonctionnement administratif est ainsi simplifié pour permettre une plus grande souplesse dans la mise en œuvre des activités de terrain.
(5) Pascal Dauvin et Johanna Siméant, Le travail humanitaire : les acteurs des ONG, du siège au terrain, Presses de Sciences Po, 2002.
(6) E. Quéinnec et J. Igalens, Les organisations non gouvernementales et le management, Vuibert, 2004.
(7) Émile Durkheim, Qu’est ce qu’un fait social ? (Chapitre 1) in Les règles de la méthode sociologique, 1895.
(8) Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1895.
(9) OSI : Organisation de Solidarité Internationale.
(10) Pascal Dauvin et Johanna Siméant, Le travail humanitaire : les acteurs des ONG, du siège au terrain, Presses de Sciences Po, 2002, p. 23.
(11) Statistiques 2014/source MSF OCP.