Du Donbass à la Transnistrie

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Guerre dans le Donbass
Guerre dans le Donbass ©Tatyana Tkachuk

Les « Etats de fait » comme espace humanitaire

Pendant que la guerre du Donbass dans le sud-est ukrainien, qui à part la crise migratoire méditerranéenne forme actuellement la plus grande crise  humanitaire sur le continent européen, s’apprête à entrer dans sa quatrième année, plusieurs questions surgissent sur la nature et l’évolution de l’espace humanitaire dans des contextes du genre.

La coordination humanitaire de l’ONU estime le nombre de personnes directement ou indirectement affectées – déplacements, dégâts matériels, disruption du quotidien  et pénuries de toute sorte causés par les blocages de routes et par les combats, défauts de retraites et d’allocations dont dépendrait un tiers de la population suite aux coupures des circuits financiers entre les territoire gouvernementaux et  sécessionnistes, … –  par la guerre du Donbass à 4,4 millions, dont 3,4 ont actuellement ou pourraient avoir besoin d’une forme d’assistance humanitaire.(1) De ce nombre-ci, un million se trouverait dans les parties des provinces de Lougansk et Donetsk sous contrôle de l’armée gouvernementale et des paramilitaires ultranationalistes ukrainiens.

Presque 1,8 millions se situerait dans les territoires contrôlés par les autorités et les milices d’autodéfense des républiques populaires proclamées de Donetsk et de Lougansk, dont la population conjointe compterait actuellement 3,7 millions de personnes.(2)  En plus, toujours selon les instances onusiennes, quelques 600.000 personnes se trouvent dans la  ‘ligne de contact’ – la zone des combats  – de 476 kilomètres qui semble plus ou moins consolidée à présent, qui sépare les deux territoires, et qui croise plusieurs agglomérations urbaines et péri-urbaines. Quoi que certainement  préoccupants, ces chiffres doivent pourtant être perçus comme du pire scénario afin de mobiliser suffisamment de ressources.

Scénario transnistrien

La question est également à quel point ils sont inspirés par des sources idéologiquement hostiles aux entités sécessionnistes, et donc intéressés à peindre une situation sociale en humanitaire catastrophique à l’intérieur de celles-ci. Or, à part les zones affectés par les combats et malgré l’image de déconfiture anarchique, il y a bel et bien des sociétés, un quotidien et des structures de gouvernance qui fonctionnent(3) Maintes personnes déplacées retournent également à la maison. Quoi qu’il en soit, au point où nous en sommes, trois scénarios pour la guerre du Donbass et pour les régions et sociétés affectées s’avèrent possible. Le premier consiste de la continuation de la guerre d’usure actuelle et ce pour plusieurs années encore, jusqu’à un épuisement, une désintégration anarchique et criminalisation du conflit.  Certes il y aura des trêves et des négociations sous égide de l’OSCE ou d’autres structures internationales comme il y en a déjà eue, mais qui ont peu d’impact sur le terrain.

Le deuxième est une reconquête, appuyée par des livraisons d’armement et de matériel et des mercenaires de l’extérieur, des territoires de Lougansk et Donetsk par l’armée gouvernementale et par les paramilitaires ukrainiens. Dans ce cas, deux sous-scénarios sont possibles : soit celui du ‘vainqueur magnanime’ ou la reconquête est suivie par une amnistie et des efforts sincères de réconciliation, de retour de déplacés et de reconstruction; soit celui du ‘vainqueur abject’ où expulsions, répression et règlements de compte, détournement des moyens de reconstructions et la nomination d’un gouvernorat qui traite le pays conquis comme un fief privé seront à l’ordre du jour.  Enfin, le troisième scénario est l’avènement d’un ou deux ‘État(s) de fait’ semblables à la Transnistrie située à l’autre côté de l’Ukraine. Cette région industrielle à majorité slave et russophone fit sécession en septembre 1990 de ce qui fut alors encore Moldavie soviétique. Elle reste indépendante de fait et fonctionne comme un état jusqu’à ce jour malgré l’absence de reconnaissance diplomatique internationale.(4)

Impact psychologique

Ce dernier scénario est le plus désirable à présent, car il créera les cadres politiques et les espaces stabilisés nécessaires pour le retour de déplacés, pour la reconstruction et surtout pour la normalisation de la vie ainsi que pour toute solution ou règlement politique ultérieur. Et vu l’impact psychologique profond de plusieurs années d’hostilités, nul ne peut assumer que les populations de Lougansk et de Donetsk soient désireux de réintégrer, comme si de rien n’était, une Ukraine perçue comme largement hostile et peu fiable. Ni la république de Donetsk ni celle de Lougansk sont d’ailleurs enclavées – les deux entités ont une large issue terrestre aussi bien que maritime vers la Russie voisine avec laquelle elles sont socialement et économiquement soudées – et leurs habitants ne sont point coupés d’informations venues de l’extérieur comme on le prétend souvent.

C’est ce qui nous amène à la donne des ‘États de fait ’ qui existent d’ailleurs dans plusieurs autres contextes humanitaires – pensons au Somaliland qui fit sécession de la Somalie en 1991 –, car il sont le plus souvent le fruit de conflits politiques armés. Connus également comme ‘quasi-états’, ‘états non-reconnus’ ou encore ‘états à reconnaissance limitée’, ces entités ont déclarées leur indépendance de l’État desquelles ils furent une province ou autre territoire sous-étatique, sont effectivement indépendants, possèdent tous les attributs d’États normaux (un territoire, une population permanente, un gouvernement et des institutions gouvernementales permanentes, la possibilité de nouer des relations avec d’autres états ou institutions intergouvernementales(5), mais ne sont pas ou à peine reconnus par d’autres états ou par des institutions internationales.(6)

Aide alternative

Des entités du genre ont souvent un État-protecteur qui pourvoit assistance économique, allocations et aide militaro-humanitaire. Et tandis que dans certains cas comme la Transnistrie et le Somaliland leurs frontières sont bien établies, dans d’autres elles sont encore disputées et donc fluides comme c’est le cas des républiques populaires de Lougansk et de Donetsk dont le territoire figuré contient l’entièreté des provinces homonymes. Etant non-reconnus, il ne figurent pas non plus sur la liste des pays-bénéficiaires reconnus par les grands bailleurs d’aide membres du  Groupe CAD de l’OCDE (7) – une condition de base pour recevoir de l’aide officielle – et ne sont pas éligibles non plus pour de l’aide apportées par les institutions onusiennes qui travaillent toujours sur base d’un accord avec des autorités étatiques et sous-étatiques reconnues.

Or ce qui paraît une privation, permet justement aux entités sécessionnistes d’échapper aux conditionnalités ainsi qu’aux agendas opérationnels idéologisées des bailleurs classiques et de leurs sous-traitants, et d’éviter une sur-dépendance souvent néfaste de l’aide internationale officielle. Ceci implique que des entités comme celles dans le Donbass son plus qu’ailleurs des espaces pour des formes ‘alternatives’ d’aide : transferts financiers de l’émigration et autre aide diasporique, philanthropie particulière, aide ad hoc, financements participatifs, aide apporté par des mouvement politiques sympathisants basés dans des pays-voisins ou dans les diasporas, aide apportée par des bailleurs non-CAD dont leurs États-protecteurs …(8)

Indépendance temporaire

On y rencontre également d‘autres définitions de que devrait être l’assistance humanitaire, dans le sens que si il s’agit de protéger des vies et de augmenter les chances de survie de populations en danger, il est perçu comme légitime qu’elle inclut de l’aide (para)militaire contre une menace existentielle. Autre considération : porter de l’aide humanitaire, n’est-ce pas souvent interprétable, par les autorités des dits États, comme reconnaissance informelle ou reconnaissance de fait ? Une reconnaissance diplomatique internationale et un processus d’indépendance classique n’est d’ailleurs souvent même pas le but principal d’un État de fait et de ses dirigeants et patrons externes. (9) Il peut, par exemple, être conçu et perçu en premier lieu comme un ‘espace sécuritaire’, au cas où une  communauté est convaincue que sa survie socioculturelle voir physique n’est plus assurée dans l’état ou sous le régime politique dont on a fait sécession.

Une sécession et l’indépendance peuvent également être vus comme statut temporaire avant de rejoindre un autre état – typiquement un État-protecteur comme la Russie perçue comme socio-culturellement et politiquement plus apparentée.  Dans le cas des deux républiques du Donbass tout comme celui de la Transnistrie à l’époque, il est trop facile d’y voir simplement du marchandage politique par le Kremlin, un séparatisme opportuniste de quelconque prétendant au pouvoir ou dignitaire déchu, ou une tentatives de déstabilisation cynique visant à créer un fief mafieux pour le crime organisé, même si celui-ci s’installe souvent dans l’économie informelle et débrouillardise ou l’économie de guerre ou s’engage même dans la redistribution et la protection .(10)

Laboratoire idéologique

Plus important encore, les États de fait s’avèrent souvent des porteurs et des véritables ‘laboratoires’ d’un projet de société ou d’un projet idéologique à réaliser et à répandre ensuite dans les territoires encore ‘à libérer’. Dans le case de Lougansk et Donetsk, ce projet est fort ancré dans une idée de patriotisme inclusif opposé à un nationalisme ukrainien exclusif et fort ‘fascisant’, dans la défense d’une identité populaire propre à ce vieux basin industriel, dans une forte identification avec ‘les bon côtés de l’URSS’ dilapidés depuis 1991, et dans la défense des valeurs slaves et orthodoxes radicalement opposées à celle d’une Union européenne décadente et à l’ultralibéralisme anglo-saxon.(11)

Le caractère fort idéologisé du conflit explique aussi la méfiance, décelée par l’expulsion, entre juillet et fin septembre 2015 d’une dizaine d’ONG internationales et agences onusiennes de Lougansk, envers les organisations occidentales ainsi qu’envers les ONG locales qui fonctionnent comme leurs sous-traitants. Perçues parmi les autorités rebelles ainsi que parmi une partie  non-négligeable de la population, malgré les efforts des structures visée à prétendre le contraire, comme couverture d’espionnage pour leurs gouvernements-donateurs occidentaux et pour les autorités ukrainiennes, comme des vecteurs d’idéologie et d’ingénierie sociale libérale, ou encore comme couverture pour du prosélytisme protestant-pentecôtiste,  l’applicabilité des principes de neutralité et d’indépendance opérationnelle n’est déjà plus garantie du tout. En somme, tout ceci ne fait que refléter nombre de changements qui définiront les limites et les conditions de travail de l’humanitaire ‘classique’ en général.

(1) United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs, ‘Ukraine – humanitarian needs overview for 2018’, UNOCHA, Reliefweb, décembre 2017, pp. 5-6.
(2) Office statistique de la République populaire de Donetsk, «Численность населения Донецкой Народной Республики1 на 1 июня 2017 года», et Comité d’état des statistiques de la République populaire de Lougansk, «Численность населения Луганской Народной Республики на 1 июня 2017 года»
(3) Quoi que produit avec une certaine partialité et disponible pour l’instant qu’en versions allemande et russe, le documentaire ‘Donetsk, République non grata’  du journaliste-réalisateur Mark Bartalmaï offre un bon regard aux intéressés sur le fonctionnement du quotidien à Donetsk.
(4) Jens Malling, ‘Un « conflit gelé » sur fond de rivalités Est-Ouest. De la Transnistrie au Donbass, l’histoire bégaie’, Le Monde diplomatique, mars 2015, pp. 22-23.
(5) Conditions prévues dans la Convention de Montevideo sur les droits et les devoirs des États de décembre 1933.
(6) François Grünewald et Anne Rieu, «Les ‘quasi-états : ‘OVNI géostratégiques’ ou outil de déstabilisation politique?», Diplomatie, №30, Dossier ‘Les quasi-états : entre guerre et paix’, 2008, pp : 34-38
(7) Organisation pour la Coopération Économique et le Développement – Direction de la coopération pour le développement, les membres du CAD, et Liste des bénéficiaires d’aide publique au développement  par le CAD
(8) Pour un regard sur la façon dont la non-éligibilité du Somaliland pour l’aide internationale officielle a obligé le gouvernement à développer une légitimité populaire et une base fiscale intérieure, voir l’étude de Nicolas Eubank, ‘Taxation, political accountability and foreign aid: lessons from Somaliland’, Journal of Development Studies, 2012, 48 (4), pp. 465-480, disponible par Tandfonline.
(9) Voir, à ce sujet, Marcin Kosienkowski, “Is internationally recognised independence the goal of quasi-states? The case of Transnistria”, dans: Natalia Cwicinskaja et Piotr Oleksy, Moldova: in search of its own place in Europe , Bydgoszcz : Oficyna Wydawnicza Epigram, 2013, pp. 55-65, et Elise Giuliano, ‘The origins of separatism – popular grievances in Donetsk and Lugansk’, PONARS Eurasia Policy Memo № 396, , octobre 2015.
(10) Pour une étude de cas sur la Transnistrie, lire Florent Parmentier, ‘Construction étatique et capitalisme de contrebande en Transnistrie’, Transitions, volume XLV, №1, mars 2006, pp. 135-152, et, par le même auteur, ‘La Transnistrie : politique de légitimité d’un État de facto’, Le Courrier des pays de l’Est, 2007/3 (№1061),  pp. 69-75.
(11) À ce propos, lire Bruno De Cordier,  “Ukraine’s Vendée War? A look at the ‘resistance identity’ of the Donbass insurgency”, Russian Analytical Digest, №198, 2017, pp. 2-6.

Bruno De Cordier

Bruno De Cordier

Bruno De Cordier est ancien humanitaire onusien et professeur à l’Université de Gand où il enseigne, entre autres, la Politique humanitaire.

Bruno De Cordier

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