Parmi les multiples évolutions que les Relations Internationales ont connues ces dernières années, il est désormais admis que le rôle des ANE (1) est devenu une donnée fondamentale. Parmi ceux-ci se trouvent les ONG qui couvrent non seulement le champ traditionnel de l’intervention humanitaire mais qui sont également très actives en matière de développement, d’éducation, de santé… De plus en plus nombreuses, elles ont gagné en poids dans la prise de décision au nom de la gouvernance.
Gouvernance et ONG
Ce concept, lancé par la Banque Mondiale dans le rapport « governance and development » (2) en 1992 et mis à toutes les sauces aujourd’hui, conserve une grande variété de sens. Quoi qu’il en soit son utilisation a dépassé la sphère des pays en développement et il a connu un véritable succès dans les pays industrialisés ainsi que dans les Organisations Internationales.
On peut sans doute attribuer sa diffusion dans nos pays à la concomitance de la crise de la représentation politique et de la mondialisation. Il s’agissait en effet de trouver des modes de prises de décisions qui permettaient de tenir à distance le pouvoir politique démocratique, voire de le contourner. Plutôt que de justifier telle ou telle décision au nom d’un programme politique choisi par les électeurs ou au nom de valeurs ou d’objectifs politiques, la gouvernance incite à se concentrer sur les techniques et les pratiques (3). Il s’agit désormais d’échanger sur les « bonnes pratiques » comme s’il y avait des recettes qui marchent et que celles-ci devaient être adoptées par tous sans égard pour les objectifs politiques et les intérêts socio-économiques que ces choix pouvaient avoir. Tout se passe alors comme si ces « bonnes pratiques » allaient permettre de réaliser le rêve du gagnant-gagnant. On passe alors du monde de l’entreprise et ses principes de « bonne gestion » considérés comme universels au monde des États et de la décision politique. Dès lors, il n’y aurait plus de perdants de la mondialisation, il n’y aurait plus de conflit de répartition, finie l’opposition exploiteurs/exploités ou dominants/dominés, nous serions entrés dans un monde de paix et de réussite pour tous, le tout à la condition de mettre en œuvre les pratiques qui marchent. Si dans le monde de l’entreprise la gouvernance a été une technique visant à trouver un équilibre entre actionnaires, conseil d’administration et dirigeants d’entreprise, dans le monde de la politique, il s’est agi de trouver les moyens d’associer des groupes d’intérêt à la prise de décision.
Cette technique de gouvernance n’a toutefois pas échappé à l’éternel problème de la légitimité des décisions. Même en crise, la raison démocratique n’est pas si facile à faire taire. Ainsi les instances internationales sont tombées elles aussi sous le coup de la crise de légitimité. Leur bureaucratie a attiré à elle diverses critiques – entre autres altermondialistes – parmi lesquelles celles de méconnaissance des réalités du terrain et de mise au service d’intérêts du Nord, ceux des firmes transnationales entre autres.
C’est précisément là que le concept de gouvernance a joué un rôle important. La relégitimation des Organisations Internationales dont la Banque Mondiale et le FMI après les dramatiques années des PAS (4) nécessitait de faire partager par d’autres acteurs la responsabilité des grandes décisions. Mais ces acteurs, pour être utiles à la relégitimation, devaient avoir eux-mêmes une certaine légitimité. Or les ONG en disposent indéniablement.
La légitimité des ONG
En politique, la légitimité a de nombreuses sources. Celle des ONG est double : l’expertise de terrain et les valeurs défendues. L’expertise de terrain vient de l’activité même des ONG. Leur présence et leurs interventions régulières aux quatre coins de la planète leur fournissent indéniablement une connaissance, une expertise telle qu’une part importante des interventions des grandes institutions internationales ou de simples États passe désormais par le canal de ces ONG. Une part importante des budgets de l’action publique consacrée à l’aide au développement, l’aide d’urgence… a été réorientée, redéployée au profit de l’intermédiation des ONG. Ce pouvoir d’intervention accru a contribué à faire de celles-ci des acteurs incontournables de l’action de terrain. Les ONG sont donc apparues comme des partenaires « naturels » de l’intervention publique sociale et environnementale.
La légitimité en valeur est elle aussi indiscutable aux yeux des « opinions publiques ». Rien n’y a fait, les scandales de détournement de fonds ou tout au moins d’utilisation discutable de ces fonds, les dérapages de l’action humanitaire… sondage après sondage, les ONG recueillent l’approbation d’une majorité de sondés. Souvent présentées comme des contre-pouvoirs luttant au nom de valeurs partagées par une majorité de la population des pays industrialisés, les ONG bénéficient d’une popularité certaine qui apporte un soutien moral et politique à leur action.
S’appuyant sur ce double fondement de légitimation, les ONG ont participé de plus en plus aux Relations Internationales et en sont devenues un acteur important. Or à bien y regarder, cette situation pose un double problème.
La difficile représentativité
Qu’on le veuille ou non, malgré la crise de la représentation, la légitimité démocratique reste un élément central de l’acceptation de la décision au niveau national ou international. Pour le dire autrement, une décision politique d’intervention ou de non-intervention en faveur de telle ou telle partie prenante doit pouvoir s’appuyer sur la qualité de représentativité de l’institution responsable. C’est la question de la souveraineté. Il y a celle de l’État qui est reconnue et protégée en droit international ou celle d’un gouvernement qui ne l’est que parce qu’il est l’émanation d’un processus démocratique de désignation. Ce principe électif transmet la souveraineté populaire aux représentants qui acquièrent ainsi la légitimité de la prise de décision. Et ici, les ONG ont une grande faiblesse. Quel lien peuvent-elles présenter entre légitimité et représentativité ? Si le droit social a construit en France des principes de représentativité syndicale, c’est justement pour instituer ce lien indispensable entre légitimité et représentation. Si un tel lien peut être construit pour les organisations syndicales (ce qui n’empêche pas une contestation de la représentativité de certaines organisations), le faire pour les ONG ne semble pas possible. A partir de quels critères objectifs pourrait-on dire que telle ONG est représentative et telle autre ne l’est pas ? Et surtout représentative de quoi ? de qui ? si ce n’est d’intérêts particuliers ou de valeurs par définition contestables ?
La réponse souvent évoquée est « représentant de la société civile ». Au-delà du débat autour de la problématique définition même de ce qu’est la société civile (5), cette réponse suppose que les ONG trouveraient ainsi leur légitimité dans le fait qu’une société civile internationale serait en formation. Les Relations Internationales ne seraient plus l’apanage des États souverains et de certains acteurs privés puissants comme les FTN. Les sociétés feraient irruption dans le jeu des RI et leurs porte-parole seraient les ONG…
L’idée de l’apparition de la société sur la scène des Relations Internationales est séduisante et peut être confortée par un certain nombre d’exemples dont des mobilisations citoyennes et solidaires. Le succès des contre-sommets, les campagnes de solidarité ou de boycott ou encore la difficulté pour les États d’envoyer des troupes au sol contre l’avis de leurs habitants montrent qu’en effet, les États n’ont plus l’apanage du jeu de la politique internationale. De là à revendiquer pour les ONG une capacité à représenter ces sociétés, il semble que l’exercice relève de la haute voltige et est périlleux.
D’où les ONG pourraient-elles tenir ce mandat ? La question est fondamentale. Peut-il y avoir représentation sans mandat ? Et si non, alors par quel mécanisme pourraient-elles se revendiquer porte-parole d’une « société civile internationale » dont on ne sait ce qu’elle pense, veut ou refuse… si tant est d’ailleurs qu’elle existe ! Bref, il est bien difficile d’accepter le discours de certaines ONG qui s’autoproclament représentatives et qui à partir de là revendiquent de pouvoir s’asseoir autour de la table des négociations au même titre que des gouvernements élus. Qu’on ne s’y méprenne pas, il ne s’agit pas de contester l’utilité du travail des ONG… seulement leur prétention à la légitimité démocratique !
Le problème de l’institutionnalisation
Cette prétention est également mise à mal du fait d’un deuxième problème qui ne concerne toutefois pas toutes les ONG. En effet, certaines d’entre elles l’ont bien compris en cherchant à toujours rester financièrement indépendantes. C’est le cas d’AI, Human Rights Watch ou encore de Greenpeace. Mais ce n’est pas ou plus le cas de leur majorité. Le processus de substitution à l’intervention des acteurs étatiques et Organisations Internationales – en partie basé sur leur expertise – a mis en place une institutionnalisation forte des ONG. Celles-ci sont désormais des partenaires des pouvoirs politiques.
Les Organisations internationales, en tant que bailleur de fonds, ont choisi de passer par des relais – les ONG – soit comme consultants soit carrément comme partenaires de projets financés par elles. Ce processus a engendré une demande de professionnalisation des ONG afin d’obtenir une certaine sécurité au niveau de l’efficacité des dépenses engagées (6). Une telle démarche a conduit à un véritable changement de la nature même de certaines ONG du fait de cette « mise en clientèle sélective de ces nouveaux courtiers locaux du développement » (7).
Cette institutionnalisation (8) est le fruit d’une longue évolution. Sur la base de l’article 71 de la charte des NU, un statut consultatif a d’abord été octroyé (résolution 93/98 du 18/10/1993) pour être complété par un statut participatif (résolution 2003/8 du 19/11/2003). 1300 ONG (9) bénéficient aujourd’hui de ce statut du fait que leurs actions et compétences correspondent à des objectifs des OI. L’ECOSOC dispense pour sa part trois statuts de groupes consultatifs de la société civile, le statut consultatif général, le statut consultatif spécial ou l’inscription sur la Liste. 3900 ONG en bénéficieraient aujourd’hui. Il y a aussi une coopération ONU, entreprises, syndicats et ONG dans le cadre du « global compact » (10) mis en place par Kofi Annan en 2000. La présence des ONG est également notable dans les groupes de travail mis en place par la Banque Mondiale. Dans le même mouvement, l’OMC a accrédité par son article V.2 en 1995 la présence d’ONG en séance plénière des conférences ministérielles. Ainsi sont-elles désormais associées à toute une série de négociations : de celles énonçant les normes de la RSE à celles touchant au climat.
Or cette institutionnalisation ne va pas sans poser de problèmes. Les ONG sont devenues tout à la fois partenaires de négociations, et donc à ce titre, pour que les mots aient un sens, elles participent aux discussions pour y défendre des points de vue et intérêts particuliers (ceux de la société civile ?), mais aussi partenaires de terrain, véritables sous-traitants, du fait du financement d’une partie de leurs actions par les Organisations Internationales. Position oh combien inconfortable pour tous ceux qui veulent agir au nom de la Société Civile supposée avoir des intérêts différents des États et Organisations Internationales ! Pour le dire autrement, dans une négociation, peut-on être porteur d’intérêts différents des autorités publiques qui sont les financeurs ?
Sans nier l’utilité du travail réalisé par les ONG, ces quelques remarques cherchent à mettre en lumière la fragilité de leur statut et de la prétention de certaines d’entre elles à accéder à la légitimité démocratique. L’absence de critères objectifs pouvant leur octroyer un label de représentativité et l’institutionnalisation poussée dans laquelle elles sont entrées les conduisent à être en permanence contestées dans leur qualité de recherche de l’intérêt général.
(1) Acteurs non étatiques.
(2) Gouvernance and development
(3) Campbell Bonnie, La gouvernance : un nouveau concept de politique ?, Informations et commentaires, n°113, 2000.
(4) Plans d’ajustement structurel imposés aux pays du Sud.
(5) Ensemble des citoyens représentant la communauté politique, définition qui s’apparente à celle utilisée par l’ONU qui parle de 3e secteur aux côtés des États et du monde économique, ou comme dans le livre blanc sur la gouvernance de l’UE, ensemble des organisations syndicales, patronales, associative, ONG… On voit bien ici que cette seconde définition n’a pas de sens ici.
(6) Pour quelques exemples, voire le dernier numéro d’informations et commentaires, Action humanitaire et développement, n°174, janvier-mars 2016.
(7) Gautier Pirotte, « Étudier les sociétés civiles dans le contexte du nouveau paradigme de l’aide internationale », Mondes en développement 2012/3 (n°159).
(8) Au sens de mise en place de procédures stables de négociations pour produire des compromis.
(9) Société civile
(10) Meet the local SDG pionners
Alain Dontaine
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- Les ONG, entre légitimité et représentation – 2 mai 2017