Le leadership de certains chefs militaires, politiques, ou encore idéologiques, est un facteur important à prendre en compte dans les conflits armés actuels, étant donné leur rôle et le rayonnement qu’ils peuvent avoir sur le comportement des personnes qui leur sont affiliées. La présence de ces dirigeants poussera certains Etats ou groupes armés à s’en prendre, lors de conflits armés, à ceux ayant la plus grande influence. C’est dans ces circonstances qu’a émergé une pratique consistant à viser, par des moyens divers – dont des drones armés –, des personnes précisément déterminées, dans le but de les tuer. Il s’agit de la pratique des assassinats ciblés, dont la définition donnée par le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies est la suivante : « [a] targeted killing is the intentional, premeditated and deliberate use [1] of lethal force [2], by States or their agents acting under colour of law, or by an organized armed group in armed conflict [3], against a specific individual [4] who is not in the physical custody of the perpetrator [5] »(1).
Cette définition révèle cinq caractéristiques cumulatives des assassinats ciblés. La pratique des assassinats ciblés n’est pas condamnée de façon absolue par le droit international humanitaire (ci-après, « DIH »). Ce sont en effet selon les circonstances spécifiques de chacun des assassinats ciblés qu’il y a lieu d’analyser la légalité de l’attaque au regard du DIH. Cet article s’articulera autour d’un exemple, auquel les champs d’application et principes du DIH seront appliqués.
Le 14 avril 2015, un drone probablement américain a tiré un missile sur une voiture, au Yémen, tuant six membres présumés d’Al-Qaeda dans la Péninsule Arabique (AQPA), parmi lesquels Ibrahim al-Rubaysh, conseiller principal pour la planification opérationnelle, « dont la tête avait été mise à prix pour 5 millions de dollars par les Etats-Unis »(2). Contrairement au jus ad bellum, qui s’applique en tout temps afin de garantir un climat global de paix, le DIH ne trouve à s’appliquer que dans des situations de conflit armé.
La référence, par les Conventions de Genève (1949), non seulement aux guerres, mais également à « tout autre conflit armé »(3) afin de fixer leur champ d’application, est intentionnelle. L’objectif était en effet d’étendre le domaine des Conventions et de ne pas le voir limité par les considérations des Etats. Il importe donc peu que le conflit armé fasse suite à une déclaration de guerre ou à une reconnaissance de la situation de guerre par les Etats.
En ce qui concerne son champ d’application matériel, le DIH est édifié sur une distinction fondamentale entre deux types de conflits armés : les internationaux (ci-après, « CAI ») et les non-internationaux (ci-après, « CANI »). L’élément essentiel permettant de différencier les CAI des CANI concerne les acteurs en présence dans le conflit. Alors que les CAI opposent deux ou plusieurs Etats entre eux, les CANI opposent des Etats à des groupes armés, ou des groupes armés entre eux.(4)
Dans notre exemple, les Etats-Unis luttent contre un groupe armé organisé. L’assassinat ciblé s’inscrit donc dans le cadre d’un CANI, ce qui ouvre la possibilité d’y appliquer les principes du DIH. Dans le cas où l’assassinat ciblé est commis en-dehors du cadre d’un conflit armé – international ou non –, les règles relatives au DIH ne viendront pas s’appliquer et ne permettront pas d’analyser la légalité de l’acte au regard de cette branche du droit.
L’application des différents principes présentés ci-après est issue des Conventions de Genève et de leurs Protocoles additionnels, mais elle est également reconnue comme étant obligatoire par la coutume internationale. Les Etats ainsi que les groupes armés organisés sont donc tenus, dans la mise en œuvre de leur pratique des assassinats ciblés, de respecter les principes de discrimination, de proportionnalité, de précaution, l’interdiction d’utiliser certaines armes, ou encore l’obligation de capturer plutôt que de tuer, sans quoi ils pourraient se voir accuser du non-respect des principes du DIH.
Le principe de discrimination est à double tranchant, concernant la légalité des assassinats ciblés. D’une part, il interdit tout assassinat ciblé d’un civil, sauf s’il participe directement aux hostilités. D’autre part, il permet que des membres des forces armées – d’Etats ou de groupes armés – soient visés par des auteurs d’assassinats ciblés. La légalité de l’assassinat ciblé, au regard du principe de discrimination, dépendra du statut de la victime, eu égard à chacune de ses caractéristiques. L’assassinat ciblé d’Ibrahim al-Rubaysh et des cinq autres membres d’AQPA ne viole donc pas le principe de discrimination, étant donné leur statut de combattant.
Le jus in bello admet que certaines victimes d’une attaque soient des civils, quand bien même sa raison d’être est leur protection. Le principe de proportionnalité permet en effet une perte de vies civiles qui ne serait pas excessive au regard de l’avantage militaire concret et direct attendu de l’attaque. La commission d’un assassinat ciblé pourrait ainsi respecter le DIH alors qu’elle cause des pertes civiles, si l’avantage militaire apporté par l’attaque est « d’un intérêt substantiel et relativement proche ».(5)
Rien ne mentionne la perte de vies civiles pour l’exemple exposé ci-dessus, qui pourrait ainsi respecter le principe de proportionnalité. De telles pertes sont néanmoins rapportées lors d’autres attaques, qui pourraient dès lors contrevenir à ce principe.
Le principe de précaution impose aux parties au conflit de veiller a priori à ce que l’attaque qu’elles comptent commander engendre le moins de pertes civiles possible. Si les responsables militaires américains avaient pris toutes les « précautions pratiquement possibles » (6) pour faire en sorte que le bombardement du véhicule dans lequel se trouvaient les six membres d’AQPA fasse le moins de victimes civiles, par exemple en attendant qu’il quitte la ville et se trouve sur une route éloignée, il est possible d’affirmer que le principe de précaution était respecter.
Le DIH procède par ailleurs à une catégorisation d’armes qui ne peuvent en aucun cas être utilisées dans le cadre d’un conflit armé : les « moyens ou […] méthodes de guerre de nature à causer des maux superflus » (par exemple, les balles Dum-dum (7)) et ceux « qui sont de nature à frapper sans discrimination »(8) (par exemple, les armes bactériologiques). Il faut ajouter à cela les conventions internationales qui interdisent l’utilisation d’armes « nommément désignées »(9) (par exemple, les armes chimiques (10)). Bien que l’usage de telles armes ne paraisse pas être le moyen privilégié pour la pratique des assassinats ciblés, il est envisageable que les auteurs y aient recours. Notons que les drones armés ne sont pas visés, en tant que tels, par la prohibition, et les moyens utilisés dans notre exemple ne violent donc pas l’interdiction d’utiliser certaines armes.
L’obligation de capturer plutôt que de tuer « impos[erait] à une partie à un conflit armé qu’elle envisage de capturer une cible légitime […] plutôt que d’employer la force létale contre celle-ci »(11). La portée de cette obligation n’est cependant pas encore précisément fixée, ceci faisant obstacle à son respect par les parties à un conflit armé. Notons tout de même que les Etats-Unis ont déclaré que, « par principe, il[s] n’utiliserai[ent] pas la force létale quand la capture d’un terroriste présumé est envisageable »(12). Les parties au conflit doivent ainsi tâcher de capturer leur cible, avant de prendre la décision définitive de l’assassiner.
Notre exemple – un cas d’assassinat ciblé parmi tant d’autres – semble donc réussir son examen du respect des principes du DIH. Ce qu’il est fondamental de retenir est que le jus in bello ne condamne pas la pratique des assassinats ciblés en tant que telle, et que chaque situation doit être analysée individuellement. Un certain nombre d’assassinats ciblés contrevient ainsi au principe de proportionnalité, causant la mort de plusieurs civils.
A propos du champ d’application du DIH, la pratique des assassinats ciblés ne pourra être évaluée que si elle est mise en œuvre dans le cadre d’un conflit armé international ou non-international, ce qui permet à certains assassinats ciblés d’échapper à la loi.
Les principes fondamentaux du DIH tracent des frontières que les assassinats ciblés ne peuvent dépasser sans être illégaux, mais ils ont une certaine souplesse et sont relatifs aux circonstances des attaques, au statut des victimes, au nombre de civils tués, etc.
Le respect des principes du DIH reste fondamental en vue d’assurer la protection des civils, victimes des conflits armés, et appelle les auteurs des assassinats ciblés à faire preuve de transparence en ce qui concerne leur pratique.
(1) Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, Report of the Special Rapporteur on extrajudicial, summary or arbitrary executions, P. ALSTON, Study on targeted killings, A/HRC/14/24/Add.6, 14th session, juin 2010, disponible ici, p.3, pt.1.
(2) « Un des chefs d’Al-Qaida tué dans une attaque de drone au Yémen », Le Monde.fr, 15 avril 2015, disponible ici.
(3) Article 2 commun aux Conventions de Genève ; voir E. DAVID, Principes de droit des conflits armés, Bruxelles, Bruylant, 2012, p.116.
(4) Le dépassement d’un certain seuil d’intensité – fixé très bas – est également requis pour les CAI, quand les CANI doivent atteindre des conditions de durée (le conflit doit être prolongé) et d’intensité et que les groupes armés doivent faire preuve d’un minimum d’organisation.
(5) C. PILLOUD, J. DE PREUX e.a., Commentaire des Protocoles additionnels du 8 juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949, Genève, Comité international de la Croix-Rouge, Martinus Nijhoff Publishers, 1986, commentaire de l’article 57, disponible ici, p.702, pts.2208 et 2209.
(6) J.-M. HENCKAERTS et L. DOSWALD-BECK, Droit international humanitaire coutumier, Vol.I : Règles, Bruxelles, Bruylant, 2006, disponible ici, p.76, Règle 17.
(7) « Balles qui éclatent au contact de la cible afin de maximiser les dégâts sur les personnes » : Croix-Rouge française, « 5 principes fondamentaux », Croix-Rouge française, disponible ici.
(8) J.-M. HENCKAERTS et L. DOSWALD-BECK, op. cit., Règle 70 et p.324, Règle 71.
(9) E. DAVID, op. cit., p.384.
(10) Convention sur l’interdiction de la mise au point de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction, signée à Paris, le 13 janvier 1993.
(11) Assemblée générale des Nations Unies, Exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Notes du Secrétaire général, 68e session, 13 septembre 2013, A/68/382, disponible ici, p.18, pt.77.
(12) Ibid., p.18, pt.79.