L’aide humanitaire sous l’Union soviétique

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Le 21 mars 2013, à l’occasion des 150 ans du Comité International de la Croix-Rouge, s’est tenue à Moscou une table ronde intitulée « Protection de la population en temps de guerre et action humanitaire en URSS » (sous l’égide de la délégation régionale du CICR à Moscou, du centre d’études franco-russes de Moscou et de l’Université d’Etat en sciences sociales de Russie – RGGU). Pour la première fois, historiens et acteurs de l’humanitaire ont partagé leurs savoirs scientifiques et pratiques sur les expériences soviétiques d’aide aux civils. Ils ont cherché collectivement à répondre à une question simple en apparence, mais largement irrésolue : que faisait, et que permettait le pouvoir soviétique pour la protection de ses citoyens, notamment durant les violentes guerres qui ont secoué son territoire ? La richesse des interventions et des débats a permis de cerner les mécanismes soviétiques d’aide à la population civile et leurs héritages contemporains.

Dans le climat politique et historiographique actuel, il paraît saugrenu d’imaginer l’URSS « défendant », « protégeant » sa population. Comment présenter la « fibre humanitaire » d’un Etat connu surtout pour les répressions staliniennes et l’autorité incontestée du Parti sur sa population sans exagérer ni les intentions, ni les résultats, sans plaquer anachroniquement les conceptions et les méthodes actuelles de l’ « humanitaire » – et son panachage de complications russes ? Tel fut le défi relevé par la réflexion collective qui a animé la table ronde. Acteurs de l’humanitaire, observateurs, journalistes, chercheurs… venant de Russie, de France, de Suisse ou du Canada ont examiné ces questions.

L’URSS et le CICR : des histoires qui se chevauchent et s’entrechoquent

Un premier constat, directement énoncé par les organisateurs Amandine Regamey, Juan Coderque Galligo et Archil Kriukov, constitue le fil directeur de cette journée : histoire russo-soviétique et histoire du CICR sont étroitement enchevêtrées. Le CICR naît en 1863, et la Croix-Rouge russe en 1867. La famille impériale a soutenu le développement de la Croix-Rouge russe, tandis que les juristes russes, notamment Fiodor F. Martens, ont joué un rôle crucial dans les premières réglementations des conflits. Même après la révolution, la Russie bolchevique et l’URSS – comme partenaires instables et comme terrain d’action – ont continué à marquer profondément l’histoire de la Croix-Rouge.

C’est l’interaction, voire l’intersection de ces deux histoires, dont les interventions rendent d’abord compte, notamment celle de Jean-François Fayet. Les relations entre l’URSS et le CICR sont loin d’être inexistantes et s’insèrent dans un jeu diplomatique complexe, régulé par les motivations de l’Union soviétique, du CICR, de la Suisse aussi ; par le droit international et les accords bilatéraux… tout cela dans le contexte mondial rythmé par la nature plus ou moins houleuse des relations Est-Ouest.

Les phases de coopération entre la Russie, puis l’URSS, avec le CICR ne correspondent d’ailleurs pas toujours aux « temps de la guerre ». Après la révolution s’ouvre une période de « transition douloureuse » : aucun délégué du CICR n’est sur place pendant la guerre civile. Et c’est un Suisse de Russie qui assure les rares contacts.

Après 1921, les tensions s’apaisent : le CICR cherche à acquérir un rôle diplomatique pour asseoir son autorité sur les différents comités nationaux. La Suisse souhaite « instrumentaliser » l’humanitaire pour conserver un pied en URSS. Et l’URSS cherche une reconnaissance internationale que peut assurer, faute de mieux, le CICR. Toutes les conditions diplomatiques convergent pour un rétablissement des relations. Un délégué du CICR rejoint Moscou, un représentant soviétique siège à Genève.

Mais la guerre aboutit en 1943 à la rupture entre URSS et CICR, puis à un long boycott de presque 50 ans. Le « malentendu » provient d’abord de l’épineuse question des prisonniers de guerre au statut flou (polonais en 1939, puis soviétiques à partir de 1941). L’amertume soviétique envers le CICR est renforcée par le refus de ce dernier de dénoncer publiquement les atrocités nazies commises envers les prisonniers et les citoyens soviétiques. Les tentatives récurrentes du CICR pour rétablir le contact resteront lettre morte jusqu’en 1992.

Aide soviétique, aide permise par les Soviétiques

L’histoire des relations du CICR et de l’URSS est d’autant plus complexe que la révolution a mis en concurrence une Croix-Rouge russe (d’ancien régime) et une Croix-Rouge « soviétique », qui réclament toutes deux l’héritage de la Société Russe de la Croix-Rouge. C’est finalement l’organisation soviétique qui l’emporte en 1921.

Quelles ont été les actions de la Croix-Rouge soviétique ? C’est Boris Ionov qui a répondu à cette question. Boris Ionov occupe la chaire des pays étrangers de l’espace post-soviétique au RGGU et il est, par ailleurs, le responsable du Département de la coopération humanitaire avec les pays étrangers de l’espace post-soviétique de l’UESHR. C’est avec ce double regard, de chercheur et d’acteur, qu’il a ancré son éclairage historique sur la Croix-Rouge soviétique dans la réalité concrète de la pratique humanitaire.

Sa présentation rend compte des moments clés de l’action de la Croix-Rouge soviétique. La Grande Guerre patriotique, bien sûr, mais aussi la fin de la période soviétique. Lors des tremblements de terre de Spitak, ou des premiers conflits caucasiens, la Croix-Rouge soviétique renoue des contacts avec d’autres organismes, préfigurant ainsi l’ouverture vers l’extérieur qui rendra possible, en 1992, le rapprochement avec Genève.

Le partenariat entre autorités soviétiques et organismes étrangers a pu exister à d’autres périodes et, en particulier, pendant et après la Guerre civile, alors que le CICR n’avait pas accès aux territoires russes en proie à la famine. C’est l’American Relief Administration (ARA), qui joua un rôle décisif en nourrissant d’abord les enfants, puis aussi les populations civiles adultes affamées.

Olga Khmelevskaya a présenté les ambiguïtés de l’aide américaine pendant la Guerre civile russe. Si, comme on a pu le voir, humanitaire et diplomatie sont intimement imbriqués, le cas de l’ARA montre quant à lui toute l’ambivalence politique et idéologique d’une aide caritative. L’aide américaine dans un pays que les Etats-Unis ne reconnaissent pas et dont ils combattent le gouvernement est pour le moins paradoxale. Comme l’est d’ailleurs l’autorisation bolchevique de laisser pénétrer dans leur territoire des représentants d’un pays capitaliste ennemi.

Mais la situation catastrophique de 1921, lorsque les Bolcheviks sont incapables de faire face seuls à l’ampleur de la disette, et la ténacité des dirigeants américains de l’ARA ont conduit là encore à un compromis permettant l’acheminement des denrées directement aux victimes.

Tenir pendant la Grande Guerre patriotique :
les formes originales d’aide aux civils

Le pouvoir et la société soviétiques ont engendré leur propre modalité de protection des citoyens pendant la guerre, leurs propres structures de défense civile, inspirées de modèles antérieurs ou étrangers, ou plus novateurs. Les chercheurs ont développé trois exemples, toujours à la limite des définitions classiques de l’ « humanitaire ».

Stanislav Sindeev est Professeur à l’Académie de protection civile de Russie, un organisme dépendant du Ministère des Situations extraordinaires (MChS), qui gère les « catastrophes » auxquelles la Russie s’attend toujours (des incendies de 2010 à la météorite de Tcheliabinsk, en passant par les attentats…). Grâce à ses fonctions, Stanislav Sindeev a accès à des archives exceptionnelles sur la « défense anti-aérienne locale » – le fameux MVPO – pendant l’attaque allemande sur Moscou en 1941. Sindeev admire son pays pour l’immense sacrifice qu’il a réalisé pendant la Grande Guerre patriotique, et cela s’entend.

Le cas qu’il décrit force quand même l’admiration : la rapidité d’action, la spontanéité de la participation des effectifs civils « mobilisés » (volontairement très souvent) sans être militaires et l’efficacité de l’organisation ont beaucoup joué pour sauver Moscou des bombardements allemands et des flammes.

Un exemple frappant, également pris en charge par le MPVO, est le camouflage du Kremlin pour lui donner l’apparence de maisons communes d’habitation – échappant ainsi à la vigilance des pilotes allemands. Pour développer leur défense anti-aérienne, les Soviétiques se sont certes inspirés du modèle britannique (qui sortait tout juste de la bataille d’Angleterre) mais y ont ajouté leur propre initiative de « bravoure » : au lieu d’atteindre la fin de l’alerte, et malgré les risques, les groupes d’auto-défense sortaient des abris en pleine attaque pour commencer à éteindre les bombes incendiaires. Une technique dangereuse mais efficace qui a contribué à conserver les bâtiments de la ville et à sauver les moscovites non évacués.

Car beaucoup de Soviétiques ont aussi fui les zones de combat. Rebecca Manley a montré comment l’évacuation des zones de front (puis des zones occupées), initialement conçue comme une mesure économique stratégique, s’est révélée a posteriori une entreprise de sauvetage de millions de Soviétiques, notamment juifs, de la barbarie nazie.

L’évacuation « officielle » menée pendant l’avancée des troupes allemandes a pour objectif de transférer les usines et leurs personnels vers l’arrière (Oural, Sibérie occidentale) et de protéger une partie des cadres du Parti et leurs familles. La dimension humanitaire des décrets est minime : l’important n’est pas de protéger les plus vulnérables, mais les plus utiles à l’effort de guerre. Cependant des millions de Soviétiques ont pris d’eux-mêmes la route de l’Est.

Entre l’esprit du décret et la réalité du mouvement, un abîme qui fait de l’évacuation, de facto, une mesure humanitaire imprévue, non conçue comme telle. C’est particulièrement le cas des citoyens soviétiques juifs évacués : ce sont (pratiquement) les seuls rescapés de la Shoah en URSS (même si le pouvoir stalinien n’avait explicitement pas prévu de sauver les Juifs). L’originalité de l’évacuation tient donc dans le décalage entre intentions et résultats : d’une mesure soviétique de gestion des ressources, elle se mue en protection des hommes.

Une dernière expérience qui montre encore les circulations intenses entre l’URSS, ses marges et le monde occidental, est l’expérience des Polonais déplacés en URSS. Catherine Gousseff retrace leur parcours : une vaste boucle depuis la Pologne orientale (annexée par l’URSS en 1939) vers l’Asie centrale et l’Europe, qui à chaque étape croise un mode spécifique d’aide humanitaire.

D’abord déportés en 1939-1940, les Polonais sont amnistiés à l’été 1941 sous la pression des Britanniques lors de l’entrée de l’URSS dans le camp allié. Plusieurs accords marquent la formation d’une armée polonaise en URSS, constituée d’anciens déportés (future armée Anders qui quittera l’URSS via l’Iran en 1942) et la mise en place par l’ambassade polonaise d’un réseau d’aide humanitaire aux foyers polonais dispersés de l’Asie centrale à la Sibérie. La rupture des relations polono-soviétiques en 1943 ruine apparemment ce dispositif.

Mais l’essentiel en est repris peu de temps après, lors de la création d’une organisation polonaise pro-soviétique en URSS qui met en place une nouvelle armée destinée à seconder l’armée rouge dans la libération de la Pologne. Elle recrée un réseau d’aide humanitaire aux civils avec le soutien financier des autorités soviétiques, sur le modèle développé par l’armée antisoviétique ! Dans cette histoire, l’humanitaire révèle les imitations, les continuités entre des institutions concurrentes et bientôt ennemies.

Le bilan de cette rencontre originale et féconde est extrêmement positif à plus d’un titre. Tout au long de son existence, l’URSS a accueilli, créé ou promu des organismes et des initiatives dont les objectifs, sans être qualifiés officiellement d’ « humanitaires », suivaient en réalité des principes similaires et avaient des effets comparables. Qu’elles aient été provisoires ou pérennes, étatiques ou étrangères, collectives ou individuelles, ces expériences montrent l’originalité et la variété de l’aide apportée aux civils par les acteurs soviétiques. L’URSS n’a pas toujours été qu’ « un Etat contre son peuple ».

 

Juliette Denis

Juliette Denis

Juliette Denis est enseignante d’histoire au Collège Universitaire Français, MGU, Moscou, et achève une thèse sur « la soviétisation de la Lettonie dans les années 1940 » à Paris X – Nanterre.

Juliette Denis

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