Des ONG russes traitées comme des ennemis de l’État

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Human rights defender Oleg Orlov (left) at memorial for his colleague Natalia Estermirova, Moscow, Russia, July 2010. Natalia Estemirova, working for the human rights organization Memorial, was murdered on 15 July 2009. One year later, her colleagues and friends gathered in Moscow to commemorate her and to demand a full investigation into her death. © Tomasz Kizny
Human rights defender Oleg Orlov (left) at memorial for his colleague Natalia Estermirova, Moscow, Russia, July 2010.
Natalia Estemirova, working for the human rights organization Memorial, was murdered on 15 July 2009. One year later, her colleagues and friends gathered in Moscow to commemorate her and to demand a full investigation into her death. © Tomasz Kizny

Le Centre pour les droits humains « Memorial » a reçu une note officielle du ministère russe de la Justice qui l’informait qu’à l’occasion d’un contrôle du site de l’organisation, il avait découvert des documents qui « compromettent l’ordre constitutionnel de la Fédération de Russie en appelant à renverser le gouvernement et à réformer le régime politique. »

Cette note marque le début d’une procédure qui pourrait avoir de lourdes conséquences pour l’organisation.

En théorie, elle a 15 jours pour faire appel de la décision rendue le 9 novembre ; dans la pratique, le ministère de la Justice a informé la presse le 11 novembre qu’il avait déjà transmis le rapport au procureur général pour qu’il prenne les mesures nécessaires. Les membres du Centre pour les droits humains « Memorial » doivent attendre de connaître leur sort, qui peut aller d’une amende au titre du Code des violations administratives à des poursuites pénales, voire à la fermeture de l’organisation.

La fermeture serait une grande perte pour la société civile russe et un nouveau coup porté à la liberté d’expression, de plus en plus assiégée depuis le retour de Vladimir Poutine à la présidence en 2012. Dédiée au départ à l’histoire et à l’éducation, Memorial est un réseau d’organisations et d’associations qui dénonce les violations des droits humains passées et présentes. Le Centre pour les droits humains « Memorial » fait partie de ce réseau de militants de la société civile.

La mission de Memorial consiste à faire en sorte que « la société n’oublie pas les violations des droits humains cruelles et massives commises par le passé dans notre pays, et n’ignore pas celles qui se produisent actuellement ».

Qu’a donc fait Memorial pour susciter une telle ire de la part du ministère de la Justice ? Il faut, semble-t-il, chercher la raison de cette colère dans la publication d’articles qui critiquent l’implication de la Russie dans le conflit dans l’est de l’Ukraine et la qualifient d’agression, et dénoncent les poursuites engagées pour des accusations fallacieuses contre des manifestants ayant participé à un rassemblement de l’opposition place Bolotnaïa à Moscou, en mai 2012.

Ce dernier coup porté à Memorial s’inscrit dans une série d’attaques ciblant les ONG, semble-t-il, dans le but de faire taire toute critique de la politique menée par le gouvernement. En 2012, dans le sillage des « révolutions de couleur » et du « Printemps arabe » à travers le monde, qui ont été dépeints en Russie comme des mouvements subversifs financés par l’étranger, le Parlement a adopté la loi relative aux « agents de l’étranger ».

Cette loi oblige les ONG qui reçoivent des fonds de l’étranger à s’enregistrer en tant qu’« organisations remplissant les fonctions d’agents étrangers » et à imprimer cette dénomination sur toutes leurs publications. Aux termes de la loi, pour remplir les critères d’« agent étranger », l’ONG doit aussi être impliquée dans des « activités politiques ». Toutefois, elles sont définies dans la loi et interprétées par les autorités russes d’une manière si vague que chaque ONG recevant des fonds de l’étranger est considérée comme engagée dans de telles activités.

Si elles n’impriment pas cette dénomination sur leurs publications, les ONG encourent de lourdes amendes, tout comme leurs dirigeants qui s’exposent également à des poursuites pénales et à une peine allant jusqu’à deux ans d’emprisonnement. Dans une décision allant à l’encontre du bon sens et remettant en question l’indépendance de la justice, la Cour constitutionnelle a statué en avril 2014 que les termes « agents de l’étranger » n’avaient pas de connotation péjorative et que la loi ne bafouait pas les droits des ONG. En russe, ces termes renvoient pourtant à l’espionnage pratiqué durant la Guerre froide.

La plupart des ONG ayant refusé de s’enregistrer en tant qu’« agents de l’étranger », la loi a été modifiée en mai 2014 pour permettre au ministère de la Justice de les enregistrer sans leur consentement.

Memorial comptait parmi les cinq premières ONG inscrites autoritairement en juillet 2014 sur la liste établie par le ministère de la Justice. Depuis, cette liste s’est allongée et recense 101 organisations – notamment des organisations écologistes, une organisation culturelle juive et une fondation pour la promotion de la science.

En mai 2015, les autorités russes ont décidé de faire barrage aux fondations étrangères qui financent de nombreuses ONG en Russie et ont adopté une loi sur les « organisations indésirables ». Si la loi sur les « agents de l’étranger » visait à discréditer et stigmatiser les ONG aux yeux de la population en utilisant une terminologie héritée de la Guerre froide pour les faire passer pour des espions, la nouvelle loi vise à leur couper les vivres.

D’après cette loi, le bureau du procureur général peut décider qu’une organisation étrangère « représente une menace » pour « l’ordre constitutionnel, la capacité de défense et la sûreté de l’État », et interdire toutes ses activités en Russie ou toute coopération avec cette organisation. Une fois la décision rendue publique, il devient illégal de travailler avec cette organisation ou de l’aider, et de lourdes amendes sont prévues en cas d’infraction. Si cette « infraction » se répète, le contrevenant encourt des sanctions pénales, y compris l’emprisonnement.

Le 28 juillet, la National Endowment for Democracy (Fondation nationale pour la démocratie, NED), association caritative basée aux États-Unis, fut la première à être inscrite sur la liste noire des « organisations indésirables ». Au fil des ans, les fonds de la NED ont soutenu la protection des droits humains et des activités de la société civile en Russie. Plus d’une vingtaine d’ONG russes inscrites sur le registre des « agents de l’étranger », dont plusieurs sont reconnues pour leur travail rigoureux et fiable en faveur des droits humains, ont bénéficié de fonds émanant de la NED ces dernières années.

Cette nouvelle attaque contre Memorial témoigne de la volonté du gouvernement de serrer la vis et de mener une offensive contre la société civile, avec cynisme et virulence. Selon les propos d’Alexandre Tcherkassov, président du conseil d’administration de Memorial : « Ce document du ministère de la Justice nous ramène à la lutte entre le régime soviétique et les dissidents. »

Il semblerait que toute discussion ou critique de la politique du gouvernement soit désormais interdite.

En muselant la dissidence pacifique, les autorités russes empêchent les citoyens et les ONG d’apporter leur contribution positive à la société et à la politique gouvernementale. Au final, la Russie s’en trouvera appauvrie.

Heather McGill

Heather McGill

Heather McGill est chercheuse chargée de l’Europe et de l’Asie centrale pour Amnesty International.

Heather McGill

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