Mathieu Guidère, agrégé d’arabe et spécialiste des mouvements islamistes, expliquait il y a peu, sur Grotius.fr, les raisons profondes de la haine qu’entretenait Ben Laden de toute notion de solidarité entre êtres humains. Nous proposons à nouveau ce texte à la lecture, toujours riche d’enseignements et d’actualité.
C’est un truisme d’affirmer que Ben Laden n’aime pas l’humanitaire ni les humanitaires. Il les abhorre pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils représentent : des hommes et des femmes libres qui viennent au secours d’autres êtres humains, sans distinction d’origine ni de religion. Mais c’est surtout pour cette dernière raison que l’humanitaire paraît aberrant au chef d’Al-Qaïda : il n’accepte pas la laïcité ni la tolérance religieuse qui sous-tend les actions humanitaires. Pour lui, la religion est le seul fondement véritable des identités et des appartenances, des intentions et des actions. Il est un adepte convaincu des systèmes théocratiques et un promoteur acharné du «choc des civilisations» dans sa version la plus radicale et la plus violente.
Ben Laden n’aime pas également l’humanitaire parce qu’il s’agit d’un mouvement sans frontières, qui place le secours des victimes au-dessus de tout autre considération et passe outre les barrières territoriales, qu’elles soient géographiques ou politiques. Or, pour le chef d’Al-Qaïda, le monde est divisé en deux espaces théologisés : le «territoire de l’Islam» (Dâr Al-Islam) et le «territoire de la guerre» (Dâr Al-Harb), entre lesquels ne peut exister qu’une paix précaire où les différents acteurs entretiennent des relations forcément conflictuelles, car l’objectif est bien d’étendre au maximum le territoire de la religion sur celui des hommes, en plaçant le divin au centre de leurs préoccupations.
Dans cette conception, l’humain n’est qu’un «serviteur de dieu» (Abd Allah), présent sur terre uniquement pour l’adorer et accomplir ses volontés. Aussi, la notion même de «victime» paraît inconcevable au chef d’Al-Qaïda: «victime» de qui ou de quoi ? Pour lui, si Dieu a voulu qu’un fléau, d’origine humaine ou naturelle, s’abatte sur un individu ou sur un groupe, s’est seulement pour éprouver sa patience et sa soumission à la volonté divine. Dans la perception qaïdiste, «secourir la victime», c’est contrecarrer la volonté de Dieu. Autrement dit, agir en humanitaire revient, pour Ben Laden, à faire preuve d’hybris, et cette démesure nourrie d’orgueil qui pousse les hommes à vouloir rivaliser avec les dieux, est bien évidemment des plus condamnables à ses yeux. Ben Laden et ses acolytes n’admettent la solidarité et le secours des victimes que dans le cadre strict prévu expressément par Allah dans le livre sacré de l’Islam, le Coran. Dans ce cadre précisément, le «secours islamique» est en soi un acte d’adoration et de soumission à Dieu.
Enfin, le chef d’Al-Qaïda n’aime pas les humanitaires parce qu’ils représentent pour lui le côté obscur de la force occidentale. Ils sont accusés de servir un agenda politique et militaire sous couvert d’aide humanitaire. En somme, ils seraient l’avant-garde des armées occidentales et les supplétifs d’une stratégie expansionniste et impérialiste. Dans son «message au peuple français», publié le 27 octobre 2010, Ben Laden parle de «colonialisme indirect» et fustige l’ingérence occidentale sous toutes ses formes dans les affaires des pays musulmans.
Il faut dire que la confusion des genres constatée ces dernières années en Irak et en Afghanistan, notamment entre humanitaires et militaires anglosaxons (américains, britanniques, canadiens, australiens), n’arrange pas la situation. On a pu voir, en effet, des situations ambiguës et des relations troubles entre les deux : des militaires qui protègent ostensiblement des humanitaires et des humanitaires alignés sur le discours militaire, mais aussi des militaires qui vont au-devant des populations locales sous des prétextes humanitaires et des humanitaires qui accompagnent sur le terrain des combats des unités de l’armée, etc.
De plus, les cas irakien et afghan ont montré à quel point la question des «collaborateurs nationaux» était sensible. Des acteurs humanitaires et des délégués membres des Sociétés de la Croix-Rouge, ont notamment été pris pour cibles, parfois enlevés et exécutés, car considérés comme des «traîtres» par les insurgés de leur pays d’origine, ainsi que par une frange de la population locale(1).
De même, il est apparu clairement que l’appartenance ethnique pouvait influencer la réflexion et l’attitude des acteurs qui se réclament de l’humanitaire dans des conflits de nature confessionnelle. Ainsi par exemple, certaines organisations humanitaires ont eu tendance à privilégier, sur des bases de disponibilité et d’affinités culturelles, certains groupes confessionnels (par exemple, les chrétiens d’Irak ou du Liban), ce qui a parfois porté atteinte à la perception de neutralité qu’ils pouvaient avoir auprès des populations locales et conforter la grille de lecture politico-religieuse adoptée par les extrémistes religieux.
Ainsi, les humanitaires occidentaux étaient parfois attaqués sur des bases nationales et parfois sur des bases confessionnelles parce qu’on ne voyait en eux, dans certaines parties du monde, que leur origine nationale ou leur identité religieuse supposée ou réelle(2).
Enfin, du côté des humanitaires eux-mêmes, il s’est avéré difficile dans de nombreuses situations de faire la part des choses entre les spécificités culturelles locales, les revendications purement identitaires ou encore les actions à caractère politique ou idéologiques maquillées d’un semblant de culturalité ou de religiosité.
Il existe ainsi dans le défi de l’humanitaire contemporain trois dimensions perceptives qu’il est important de prendre en considération : d’abord, le regard porté par les populations locales sur l’action et les acteurs humanitaires ; ensuite, le regard porté par les humanitaires sur les collaborateurs locaux ; enfin, le regard porté par les médias nationaux et internationaux sur les humanitaires et sur les populations locales : comment sont-ils présentés en eux-mêmes ? Comment les actions des uns et les réactions des autres sont-elles décrites et mises en perspective ? Autant de questions qui se trouvent parfois confrontées à la dure réalité du terrain, renforçant par là-même les préjugés des uns et augmentant la distance des autres.
Pakistan, été 2010 : le rendez-vous manqué de l’humanitaire
Le Pakistan est un pays de près de 180 millions d’habitants qui ne jouit pas d’une «bonne image» sur la scène internationale, c’est le moins qu’on puisse dire, en raison de son régime politique et de son instabilité chronique. Il est à la fois soupçonné d’abriter des groupes terroristes sur son territoire et il est en même temps en butte aux attentats meurtriers des groupes extrémistes de tous bords. En somme, il est une parfaite illustration de la complexité et de la dangerosité des zones d’intervention humanitaire à l’heure actuelle.
Les inondations sans précédent qui l’ont touché en août 2010 auraient pu être l’occasion de démentir définitivement les thèses de tous les extrémistes et en premier lieu celles de Ben Laden et ses épigones. Quinze à vingt millions de personnes avaient besoin d’abris, de nourriture et d’assistance urgente. C’est bien plus que le total des populations touchées par le tsunami de 2007 dans l’Océan Indien, par le cyclone Nargis en 2008 et par le tremblement de terre en Haïti en 2010.
Et pourtant, l’aide humanitaire n’a pas été à la hauteur au Pakistan et le mouvement de solidarité internationale a été très en-dessous de ce qui a été observé pour chacune de ces catastrophes. A cette défaillance, on a avancé plusieurs explications (période des vacances, traitement médiatique, situation géopolitique), plus ou moins convaincantes, mais le mouvement humanitaire a surtout manqué un rendez-vous majeur de ce début de siècle dans son combat pour le secours des victimes et pour l’extension du domaine de la solidarité.
Ce faisant, il a laissé le champ libre à tous les extrémistes et à tous les vautours de la charité. Ben Laden s’est d’ailleurs engouffré dans la brèche en se faisant le chantre d’une nouvelle «solidarité islamique». Le vendredi 1er octobre 2010, dans un message audio intitulé «Aidez vos frères au Pakistan», il appelait les musulmans à venir en aide aux sinistrés des inondations au Pakistan.
L’enregistrement, diffusé par la société de production d’Al-Qaïda, As-Sahab, dure environ 12 minutes. La vidéo montre une image fixe d’Oussama Ben Laden alternant avec des images des sinistrés pakistanais recevant les premiers secours. Témoin direct de ces inondations, le chef d’Al-Qaïda déclarait : «La catastrophe au Pakistan est très grande et il est difficile de la décrire». Et d’ajouter : «Ce que nous affrontons exige une action rapide et sérieuse d’âmes charitables et d’hommes courageux pour apporter le secours à leurs frères musulmans au Pakistan». Cet appel a été très relayé au sein de la mouvance islamiste et bien au-delà. Mais cela ne suffisait pas aux yeux de Ben Laden.
Vingt-quatre heure plus tard, le chef d’Al-Qaïda réitère son appel d’aide pour les victimes des inondations, dans un nouveau message audio de plus de 13 minutes, qui a été mis en ligne sur les forums islamistes. Sous le titre «Réflexions sur les opérations de secours», Ben Laden reprend en le développant son message diffusé le vendredi 1er octobre 2010, en mettant l’accent sur la mauvaise gestion de cette crise humanitaire majeure.
Il relève notamment le fait qu’aucun dirigeant arabe ou musulman n’a fait le déplacement au Pakistan pour s’enquérir de l’ampleur de la catastrophe alors que c’est «la plus grande du siècle», dit-il. Évoquant le sort des sinistrés pakistanais, il déclare : «Des millions d’enfants vivent désormais en plein air, sans accès à des commodités de base comme l’eau potable […], cela signifie la mort pour eux». Et avec des accents écologistes, il ajoute : «D’énormes changements climatiques touchent notre nation [musulmane] et provoquent de grandes catastrophes à travers le monde musulman. On ne peut plus mener les opérations de secours comme jadis».
Il critique ainsi la gestion par les autorités pakistanaises des opérations d’aide aux sinistrés, ainsi que le peu d’empressement des pays arabes et musulmans à venir en aide aux Pakistanais, citant en particulier les pays du Golfe, la Turquie et la Malaisie.
Dans la foulée, il affirme que les richesses pétrolières de la Péninsule arabique «appartiennent à tous les musulmans» et qu’il faut les utiliser pour secourir les Pakistanais.
Et pour finir, il propose la création d’une «organisation internationale humanitaire islamique» (sic.) pour lutter contre les conséquences des catastrophes naturelles. Cette organisation devrait être, selon lui dotée d’un budget conséquent, d’une administration efficace, d’équipes expérimentés et issues de tous les pays musulmans.
Même si cette proposition n’a pas recueilli l’assentiment des dirigeants arabes ni musulmans, elle a eu un grand écho sur les forums islamistes qui doutent désormais de la sincérité des organisations humanitaires internationales lorsqu’il s’agit de porter secours aux nations musulmanes…
(1) Voir à ce sujet Guidère M., Irak in translation : De l’art de perdre une guerre sans connaître la langue de son adversaire, Paris, Editions Jacob-Duvernet, 2009.
(2) On se souvient à cet égard de l’enlèvement, en 2010, des humanitaires français, espagnols et britanniques par Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI).
Mathieu Guidère
Derniers articles parMathieu Guidère (voir tous)
- Pourquoi Ben Laden n’aime pas les humanitaires – 13 décembre 2010
- « Web 2.0 » : les nouveaux terroristes… – 23 octobre 2010