Eddy Jean Rémy : frapper le fer haïtien…

0
216
Eddy Jean Rémy, artiste. Haïti
Eddy Jean Rémy devant une de ses œuvres.©Alice Corbet

En Haïti être conteur, musicien, ou peintre, est valorisé : on considère que l’artiste est un entrepreneur de culture, un transmetteur d’histoire, un passeur de symboles et un partageur de rêves.

Il y a une grande cour un peu désordonnée avec un arbre à l’ombre salvatrice, un hangar qui abrite des œuvres de fer et de peinture, une maison en construction, quelques chaises pour accueillir les visiteurs et disserter, quelqu’un en permanence pour s’occuper de la petite « boutique » (un réfrigérateur fonctionne et de nombreuses personnes passent chercher une boisson ou un produit frais). Il y a la poussière qui arrive parfois de la route, les chiens en plus ou moins bon état, des œuvres faites de bouteilles de rhum, de revolvers, de bois et de métal.

Ici, c’est chez Eddy, au village de Noailles, au Nord de Port-au-Prince. Eddy vous accueille avec ses éclats de rire, ses histoires vodoues, ses histoires tout court et sa connaissance du quartier. Né dans le village en 1976, Eddy est le fils d’un « boss metal » (découpeur de fer). Comme lui, il a commencé à s’occuper de cette matière autour de ses 7 ans, d’abord en faisant rouler les bidons d’essence récupérés à travers le village, ce qui amusait bien les enfants « d’être payé pour faire plein de bruit » ; ensuite en aidant à ce que les bidons, débarrassés de leurs résidus d’essence grâce au feu, soient aplatis jusqu’à être transformés en de grandes feuilles de métal. Puis, en découpant la forme dessinée par un artiste sur le fer avec un poinçon et un burin, jusqu’à ce que ses mains, à force de coups sur les doigts et de patience, comprennent comment dompter la matière rigide.

C’est vers ses 10 ans qu’Eddy a commencé à créer ses propres œuvres, et même à exposer à la Mairie de Croix-des-Bouquets. Il allait à l’école en même temps, mais cela n’a jamais vraiment fonctionné : il juge que sa génération a été sacrifiée, « cobaye » du créole obligatoire imposé par J.C. Duvalier [1] – alors que les professeurs n’étaient pas formés pour cela, que la langue locale n’était pas ordonnée dans des cahiers, qu’aucun dictionnaire n’existait… et qu’à l’inverse du français, le créole était associé au langage populaire et donc peu à même de favoriser l’ouverture sur le monde. Eddy garde du système scolaire un souvenir de frustration : celui d’une institution dans laquelle il n’a pu s’épanouir, et qui ne lui a pas permis de maîtriser l’écriture alors qu’il aimerait pouvoir le faire, lui qui s’intéresse à la poésie, à l’histoire de l’art… Une scolarité qui dégoûte de l’apprentissage et donne surtout envie d’aller voir ailleurs, qu’on soit ou non rattrapé par les contingences de la « vraie vie » haïtienne.

Travaillant pour divers artistes qui commençaient à se faire connaître en Haïti et au-delà, Eddy a commencé à affirmer son propre style vers ses 16 ans, inspiré initialement par la nature. Il gagne progressivement sa vie grâce à son travail, en exposant, et parce que ses œuvres séduisent en s’orientant vers l’abstraction, notamment autour des thèmes vaudous – le vaudou imprègne le village, bien que la nouvelle génération ait du mal à prendre le relais des savoirs et des rites.

Il découvre le monde, parfois en exposant à l’étranger, parfois en recevant des prix ; il dit trouver sa liberté dans l’errance. Les années 2000 sont pour lui celles des rencontres et des voyages : du Togo à Panama, de Beyrouth à Paris. Il perd un de ses amis, Joseph Casseus, de la malaria – qu’il a attrapée en même temps lors d’un séjour en Afrique. Face à la mort, au « maléfice » (mourir jeune est le signe d’une intervention spirituelle pour beaucoup de personnes en Haïti), Eddy se ressaisit et décide de ne plus se couper les cheveux, afin d’exorciser le malheur et de se souvenir à jamais de cette mort qui l’a frôlé. Son travail devient encore plus abstrait, plus contemporain ; plus grand aussi : Eddy peint des toiles de larges dimensions, fait des sculptures imprégnées de son histoire personnelle, mais aussi de l’histoire et de la culture d’Haïti : révolte, sexe, mort… deviennent ses sujets emblématiques.

Chacune de ses œuvres fait références au vodou : dans l’inégalité de la société haïtienne, le vodou représente pour lui la loi suprême, celle qui réintroduit de la justice ; c’est le tribunal universel entre les hommes, le pilier qui lui permet de compenser, par le biais de l’expression dans l’art, les colères et déceptions vis-à-vis de la vie de son pays, et d’exprimer la violence qu’il ressent pour contrer celle qui l’entoure. Alors dans sa vingtaine, Eddy frappe, frappe, frappe sur son burin : il voit le travail du fer comme une thérapie, afin que tout s’apaise. Il fonde une association pour que le travail des artistes du village soit valorisé, il intervient auprès de certaines ONG, il négocie âprement l’asphaltage des rues du village, il se perfectionne sans cesse par le biais de stages d’arts manuel [2].

Puis vient le 12 janvier 2010. Abasourdi d’abord, Eddy récolte des fonds et mène à bien un projet d’art thérapie dans les écoles, afin de faire parler les enfants du malheur et de la mort, ainsi que de leur apprendre certaines bases de la vie citoyenne, comme par exemple l’importance de posséder des papiers d’identité. Pourtant, depuis, il a choisit de ne pas travailler sur le tremblement de terre, car Haïti ne se réduit pas à ce dernier : il stylise encore plus son travail, y réintroduit des choses positives, comme des fleurs, des oiseaux, et reprend ses thèmes de prédilection qui le travaillent en permanence. Pour diffuser, encore et encore, l’art d’Haïti, et pour regarder au-delà du séisme en puisant dans la formidable identité culturelle du pays.

[1] Dit “Baby Doc”, il fut Président dictateur d’Haïti de 1971 à 1986, suite au décès de son père François Duvalier.

[2] En 2013, malgré des années de discussions et des fonds débloqués, les rues sont toujours empoussiérées.

Alice Corbet

Alice Corbet

Alice Corbet est anthropologue, membre du Comité de rédaction de Grotius.fr.