Auteur, comédien et metteur en scène de théâtre, Dorcy Rugamba a quitté le Rwanda, une semaine après le début des massacres dans lesquels il a perdu toute sa famille. Installé à Bruxelles, où il mène une brillante carrière, une partie de son travail a été marqué par cette atrocité. En avril dernier, il a participé à l’organisation des événements commémoratifs des 20 ans du génocide.
Geneviève Sababadichetty : Vous avez dit notamment en parlant du travail d’écriture : ‘Toute expérience, la nôtre, celle de gens qu’on côtoie contient en son sein – pour peu qu’on ne s’attarde pas aux anecdotes – une situation allégorique au devenir humain’.
Quelle pourrait être l’allégorie quand on parle de génocides et de génocidaire ?
DR : Les peuples les plus civilisés sont aussi voisins de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouille disait Rivarol. Les génocides nous rappellent de façon brutale combien périssables sont les sociétés modernes et la vanité de nos certitudes. A l’échelle des individus, les bourreaux nous rappellent tout le mystère de l’être humain capable d’accomplir des miracles comme de se comporter en monstre. Les victimes d’un génocide nous rappellent toujours la fragilité de la vie et l’absurdité de l’existence. Les rescapés nous apprennent qu’il n’y a pas de malheur indépassable. Que la vie est un éternel recommencement.
GS : « Un avion abattu, des massacres, des exécutions, des Hutus, des Tutsis… Je ne savais pas vraiment ce que tout ça voulait dire. Dans ces cas-là, on se représente des ethnies qui s’opposent de manière sauvage depuis des millénaires. On ne fait pas dans le détail car on n’a pas les clés. Au terme des cent jours qu’a duré le génocide, je n’avais toujours rien compris. » Cette phrase de Boubacar Boris Diop, écrivain Sénégalais, résume assez bien la perception que nous pouvons avoir, même à l’heure actuelle du génocide Rwandais… En tant que Rwandais, comment avez-vous perçu cette atrocité ?
Avec beaucoup de peine et d’incompréhension. Les deux à la fois dans un état de sidération qui ne permet pas vraiment de rassembler les esprits. Nul au monde n’est préparé à voir son univers s’écrouler du jour au lendemain. C’est pourquoi ma perception du génocide n’a cessé d’évoluer et de s’affiner avec la distance et le temps.
Par contre, le scénario d’une Afrique sauvage que les médias établis continuent à nous servir 20 ans après, m’insupporte au plus haut point. L’Afrique est toujours traitée de façon irrationnelle par les médias du nord, comme si les journalistes occidentaux étaient incapables de réfléchir en dehors des clous, de se libérer des préjugés hérités de l’ère coloniale pour jeter sur ce continent un regard neuf et curieux. Il existe un prêt à penser sur l’Afrique quasi hégémonique dont il n’est pas toujours facile de savoir s’il est dû à une paresse intellectuelle ou à un parti pris idéologique.
Et je peux comprendre que vu du Sénégal, même pour un homme averti comme Boris Diop, le scénario de la guerre tribale soit le seul perceptible, car il n’avait pas d’autre moyen d’être informé si ce n’est de passer par les mêmes canaux. C’est ça aussi le paradoxe de l’Afrique, sans Reuters et l’AFP, nous ne saurions rien de ce qui se passe à cent kilomètres de chez nous ! Boris n’avait pas d’autres moyens d’avoir une information correcte, si ce n’est d’y aller physiquement et se faire sa propre idée. Ce qu’il a pu faire heureusement.
GS : Vous avez repris « L’Instruction » de Peter Weiss en 2007. Des comédiens rwandais instruisant le procès d’Auschwitz …Un démarche assez inattendue. Que vouliez-vous démontrer ?
DR : Rien. La scène pour moi n’est pas l’endroit de la démonstration. Tout ce que nous pouvons faire est de raconter une histoire et proposer une expérience aux spectateurs. Ce que je voulais proposer aux spectateurs, c’est une possibilité de considérer le projet génocidaire comme crime idéologique et uniquement ça. Les bourreaux qui ne sont pas des psychopathes, ont une pensée structurée, une logique et une vision du monde, auxquels le spectateur est confronté le long de cette instruction dans laquelle il est lui même partie prenante comme membre d’un jury populaire.
Faire jouer les rôles de victimes d’Auschwitz par des Rwandais permet d’universaliser la perception qu’on a de ce crime et de cette nature de crime. Ce n’est pas un crime qui ne concerne qu’une catégorie donné d’êtres humains, non c’est un crime contre l’humanité et on doit pouvoir tenter dans la représentation qu’on en fait de sortir les victimes de la solitude et du ghetto dans lesquels le crime cherche à les emprisonner.
Faire jouer les rôles de bourreaux européens par des Rwandais, nous oblige à penser le projet génocidaire autrement que comme un crime atavique. Un crime qui serait typiquement européen, typiquement allemand ou typiquement blanc. C’est pour éviter cette lecture là que nous avons esquivé dans cette mise en scène toute forme de naturalisme ou de réalisme. C’est aussi ça que je cherchais pour le Rwanda et les Rwandais. Que nous puissions parler du projet génocidaire et aborder la question de la violence extrême sans que le spectateur soit automatiquement renvoyé, même de façon subliminale à l’imagerie coloniale d’une Afrique immuable.
GS : Depuis 99, 4 ans après le génocide et jusqu’à maintenant 16 ans après, vous travaillez toujours sur cette horrible tragédie…Avez-vous constaté un changement autour de vous dans la perception de cet événement tragique, le génocide apparaît-il toujours aussi lointain dans les consciences occidentales ?
Le théâtre est un art confidentiel, on ne peut pas remplir un stade avec une pièce. le nombre de personne que nous pouvons toucher avec une production n’est pas de nature à changer la perception générale de cet événement en occident. Pour cela, il faudra que les rapports nord-sud changent de nature et cela dépend de plusieurs facteurs. En attendant, ce n’est pas mauvais qu’il y ait des œuvres d’art pour marquer cet événement majeur de notre époque. Nous le devons aux victimes, nous nous le devons à nous mêmes et nous le devons aux générations qui viendront après nous.
GS : En quoi le travail de reconnaissance et de mémoire du génocide que vous effectuez envers le public, vous a aidé vous ?
Ca m’a aidé à pouvoir dépasser le sujet. Le génocide n’est pas une obsession, ce n’est pas le chantier de ma vie d’artiste ni l’essentiel de ce que j’entreprends dans la création, mais j’y suis revenu souvent, parfois par accident, toujours pour creuser un aspect différent de la question. Le théâtre est le culte des Laïcs comme disait Vilar. C’est un acte de communion. Un acte d’offrande et de partage avec le public. Cet aspect cultuel du théâtre, m’a permis d’achever mon travail de deuil et passer à autre chose. Aujourd’hui, je ne travaille plus sur le sujet et ça ne me manque pas. Quelque chose a été jusqu’à son terme. En soi c’est une libération.
GS : Un travail de mémoire auprès du public cela semble aller de soi mais en tant que père de famille, parler du génocide à vos enfants ?
J’ai plus envie de leur parler de la vie que de la mort. C’est mon premier devoir de transmission. De leur parler de leur grand père et de leur grand mère, leur transmettre ce qu’ils m’ont donné. Tout l’amour et la joie que j’ai reçus, je les leur dois. Je dois leur parler de mes frères et sœurs qui aurait dû être leurs oncles et tantes, tout ce monde qu’ils ne verront plus mais qui vit en moi.
Le moment venu, je leur parlerai du génocide en témoin de cette histoire pour qu’ils apprennent de notre époque tourmentée mais il n’y a aucune raison du fait qu’ils sont Rwandais, qu’ils soient condamnés à l’entendre plus que de raison. Je ne vois pas pourquoi ils seraient punis à porter plus cette croix que le reste de l’humanité. Là dessus, je n’ai aucun devoir de transmission. C’est ma croix, pas la leur.
Si l’information est nécessaire, la forme me paraît importante pour que tout en les instruisant, ils puissent jouir comme tous les enfants du monde à la même insouciance et garder leur foi innée en la vie. Le reste leur appartient.