Au détour de la grisaille affairée et grouillante des rues haïtiennes, entre les chalands et la poussière, les murs se mettent parfois à parler. Ils expriment les maux haïtiens, mais aussi ses beautés.
2 h du matin, à Port-au-Prince, en ce début de mois d’août : une voiture roule au ralenti. Elle dénote un peu, car, si la circulation haïtienne est dense le jour, la nuit est plutôt un moment où chacun reste chez-soi; d’autant plus que l’obscurité ambiante ne favorise pas le sentiment de sécurité (les coupures d’électricité font souvent de la nuit un moment de black-out complet). On ne rencontre donc dans la nuit haïtienne que quelques patrouilles de police et quelques jeunes gens non-loin des clubs ; et cette étrange voiture qui ralentit devant chaque grand mur.
Auteur de ce curieux ballet, Jerry cherche un bon emplacement où figurer sa prochaine œuvre. Il faut un mur plutôt droit et plutôt propre. Pas trop éclairé pour ne pas se faire repérer par la police, mais dans un lieu de passage pour que le maximum de personnes voit le graff dès le lendemain. Et enfin, une fois ce mur trouvé, il faut s’assurer qu’il n’appartienne pas à un domaine privé sécurisé –où l’on n’hésite pas à tirer sur tout ce qui bouge.
Enfin, la toile est trouvée : un mur révélé par une maison écroulée, dans une des rues passantes du centre-ville. La voiture calée devant, les phares allumés pour y voir quelque chose, Jerry réfléchit à son sujet. Car tout est question d’improvisation –selon l’humeur et le thème du moment- et d’adaptation au mur. Pourquoi ne pas illustrer le black-out qui règne sur les quartiers plus ou moins constamment, en raison de la faillite de la compagnie d’électricité du pays ? Ou plutôt figurer un enfant haïtien en face d’un autre « états-unien », afin de marquer le contraste entre ces deux pays qui se regardent en vis-à-vis mais dont les conditions de vie sont inverses ? Trop négatif, trop déjà fait.
[cincopa AQMAWSb8aF3f]
Les murs haïtiens sont de vrais supports d’expression, au fil de l’année et en particulier lors des périodes électorales. Ils lancent des messages, la plupart du temps politiques, plus forts que ne peuvent parfois le faire les politiciens eux-mêmes. Ainsi, les slogans parsèment la ville : essentiellement des « A bas X » ou des « Vive Y ». Il faut savoir les écouter pour saisir le climat politique et social général : et quand un « A bas » se multiplie trop, la personne concernée doit apprendre à se faire plus discrète, car ces messages ont des goûts de propagande autant que d’avertissements.
Mais Jerry veut plutôt faire passer des messages de sensibilisation, des messages qui prêtent à réflexion. Il ne veut pas que ses graffs soient accusateurs ou dénonciateurs. Quand il dessine un personnage représentant un malheur d’Haïti, il place un point d’interrogation sur son visage, afin que chacun s’interroge: qui est-ce ? L’Etat, la bourgeoisie, l’ONU, les ONG, les étrangers, le citoyen haïtien ? Chaque spectateur est amené à réfléchir et à interpréter le dessin, selon son opinion. Ses propres idées, Jerry les trace plutôt à l’aquarelle, dans une autre approche plus engagée. Mais sur les murs, il qualifie ses graffs de « sociaux » plus que « politiques ». Il veut juste « faire parler les sentiments des gens » par les murs, et provoquer la réflexion. En ce sens, l’art de Jerry est inédit en Haïti : il consiste à s’emparer des murs comme supports artistiques et sensibilisateurs, et non comme lieux d’expression de slogans purement propagandistes.
Alors, c’est décidé : le graff de cette nuit représentera un enfant (l’avenir) qui, au-dessus de gravats (le séisme et la reconstruction), arrose une fleur (l’espoir). Avec juste cette idée, sans ébauche préalable, Jerry saisi une bombe blanche et dessine la forme de l’enfant. Les chiens des alentours se mettent à hurler puis se calment ; quelques voisins jettent un coup d’œil, puis tout le monde se replonge dans la nuit et ses quelques heures salvatrices de chaleur. Tout s’enchaîne, précisément, malgré un matériel assez rudimentaire (un masque, des bombes pour les voitures, peu de couleurs). Sans jamais prendre du recul pour vérifier les proportions, Jerry dessine. Parfois, il vérifie juste la logique du dessin : l’enfant prend-il un arrosoir ou un seau ? (Un seau, car c’est un enfant pauvre, et que l’arrosoir est quelque chose de sophistiqué). La trame principale de son histoire se précise de plus en plus : la fleur brandit un drapeau haïtien, les gravas sont esquissés en quelques rapides coups de bombe, des fissures parcourent le dessin pour signifier la précarité d’Haïti. Enfin Jerry signe rapidement, admire un peu son travail, prend une photo s’il y pense (il oublie souvent ses œuvres, qui ne lui appartiennent plus dès le petit jour), et s’en va.
Pendant toute cette scène, les policiers passent, au ralentit. Ils repasseront près de 10 fois. Ils s’arrêteront parfois, ne sachant pas trop quoi faire face à cet homme armé de simples bombes de couleur. Des fois, Jerry doit vraiment se cacher d’eux, et terminer un graff devient un exercice d’esquive et de dissimulation : celui du chat et de la souris. Parfois, à l’inverse, les policiers apprécient son œuvre et discutent avec lui. Mais il n’est jamais trop à l’aise – il faut dire que la nuit haïtienne n’est jamais sereine, et qu’en ces heures où mêmes les chiens des rues sont invisibles, tous ceux encore éveillés sont un peu sur le qui-vive.
Jerry est né à Port-au-Prince. Il ne se destinait pas à une carrière artistique : enfant, il était plutôt attiré par les activités sportives. A l’adolescence, ce sont les sons hip-hop qui l’attirent et il se plonge dans cette culture urbaine. Il découvre alors l’art des graffs et aiguise son pinceau. Il conforte sa technique dans une école d’art haïtienne : mais entre évènements politiques et absence des professeurs (non payés), il abandonne. Depuis, son style, il le développe dans la rue, la nuit. Ses sujets récurrents sont les chaînes et les cadenas qui musèlent Haïti, les blocs omniprésents pour rappeler les gravats, l’injustice en général (social comme administrative), le drapeau haïtien sans cesse figuré comme emblème de la fierté d’un peuple. Des images touchantes d’Haïtiens qui s’exposent frontalement et interrogent le regard : l’illettrisme et la difficulté à payer et à trouver une bonne école (un couple de personnes âgées habillés en écoliers), la pauvreté et la fierté (une femme portant un bébé dans un bras, un panneau « I love Haïti » dans l’autre), etc.
Aujourd’hui connu, intervenant dans des festivals et rencontres à travers le monde, Jerry continue de faire parler Haïti à travers les murs, supports impassibles des sans-voix qu’ils représentent.
Alice Corbet
Derniers articles parAlice Corbet (voir tous)
- L’action humanitaire à l’épreuve des risques du terrain : quelques réflexions à partir du cas haïtien – 29 novembre 2013
- Le kouraj d’être soi en Haïti – 15 septembre 2013
- Jerry, le graffeur qui fait parler les murs d’Haïti – 15 septembre 2013