Qu’est-ce qu’être homosexuel en Haïti ? Une manifestation récente, organisée par des associations religieuses, a violemment mis au-devant de la scène haïtienne la question du rapport à la différence et de l’influence religieuse. Retour sur l’homosexualité en Haïti avec Kouraj, une organisation de défense des droits des personnes aux orientations sexuelles diverses.
La capitale haïtienne est couramment le théâtre de manifestations. Qu’elles soient culturelles (comme le carnaval des fleurs qui a eu lieu au mois de juillet), religieuses (notamment les processions aux dates liturgiques), ou politiques (lors des périodes électorales notamment), elles sont souvent festives, mais donnent aussi parfois lieu à quelques vifs échanges et bousculades. Mais vendredi 19 juillet, les slogans avaient une consonance particulière. Au centre-ville, bible ou croix à la main, déambulaient plusieurs milliers de personnes, vindicatives, portant des pancartes et criant des slogans : «Mariage garçon-garçon, femme-femme : c’est une abomination », « Vive la famille : un homme, une femme », « Nous ne sommes pas d’accord car Dieu n’est pas d’accord », « A bas les masisi » (terme initialement péjoratif)(1) .
Les propos des manifestants étaient donc clairement homophobes. Leur motivation à sortir dans la rue ? Une loi pour le mariage homosexuel qui serait envisagée par le gouvernement. L’organisateur de cette marche ? Des associations religieuses évangélistes. Leur argument majeur ? Les homosexuels seraient à l’origine de la plupart des maux d’Haïti : Dieu punit ces pêcheurs par les tremblements de terre, les cyclones, le VIH et le choléra. Sur le parcours de la manifestation, il y eu deux morts : présumés homosexuels comme le relatent les organisateurs et les témoins ou « dégât collatéraux » de la violence haïtienne, il n’en demeure pas moins que depuis, le débat sur l’homosexualité en Haïti s’est radicalisé [voir encadré].
Charlot Jeudy est le président de l’association Kouraj, qui milite pour les droits des LBGTI (lesbiennes, gays, bisexuels, transsexuels, et intersexuels) : ceux des non-hétérosexuels, qualifiés de Communauté M (pour Masisi, Madivin, Makomè et Miks). Le slogan est « Nous sommes masisi et nous avons du courage ». Du courage, il en faut pour soutenir les droits humains et sensibiliser à la différence une société qui cherche des boucs émissaires à ses difficultés, dans laquelle les organismes religieux instrumentalisent sans vergogne le désespoir des gens.
Charlot est un enfant de la capitale, du quartier très dense et défavorisé de Martissant. Sa famille l’a toujours laissé vivre son orientation sexuelle. Mais dès son adolescence il a subi l’outrage pour être différent. Parfois malmené, il s’est confronté à la bêtise des jeunes et à la méchanceté des adultes, quand par exemple certaines autorités ont refusé de lui signer un papier en expliquant ne pas cautionner son attitude. Mais il y a en Haïti, de manière générale, une certaine tolérance envers les différences sexuelle, notamment issue de la cosmogonie vodou dans laquelle l’homosexuel peut être sous influence d’un esprit (loa), ce qui en permet une meilleure acceptation(2) . Ceci dit, les « efféminés » haïtiens provoquent plus le rire que l’agression, sauf depuis ces dernières années, sous la pression des églises protestantes.
Effectivement, dès 2009, Charlot prend conscience que nombre de ses amis doivent se cacher pour pouvoir se rencontrer, et se rend compte de l’anormalité de la situation. Il réalise que ces relations en cachettes ne sont souvent pas suivies, et que la confiance ne peut s’y établir, ce qui peut inciter à des comportements à risque. Il fonde alors l’association « zanmi zanmi » (ami ami) pour organiser des soirées, des journées à la plage… Mais le séisme du 12 janvier 2010 lui fait prendre conscience que le problème de la fermeture de la société haïtienne à la question des différences sexuelles est plus grave : en effet, parmi les multiples interprétations de l’origine du séisme, émerge celle dénonçant les homosexuels comme source des malheurs d’Haïti.
Fin 2011, devant la récurrence de ces attaques, l’association prend le nom de « Kouraj », avec une nouvelle dimension : celle de protéger les droits des LGBTI à travers tout le pays. Le groupe s’accroît, et participe à partir de 2012 à la journée contre l’homophobie, en organisant des manifestations d’information et de sensibilisation. Des échos d’arrestations injustifiées, de passages à tabac, de viols remontent au cœur de l’association. Le plus difficile, parfois, est de faire accepter aux victimes d’aller porter plainte : par crainte d’être encore plus discriminées ou d’être reconnues, elles se cachent, rendant difficilement visible leurs problèmes ; et ce, même si kouraj est soutenu par le Bureau international des avocats et le groupe Défenseurs des opprimés. Cette médiatisation de la cause LGBTI est-elle la raison de la montée des réactions extrémistes envers eux, comme cela est parfois reproché à Charlot Jeudy par certains de ses amis qui pensent que la société haïtienne n’est « pas prête » ? En effet, jusqu’alors, vivre son identité en Haïti, c’est soit se cacher, soit… partir en exil. Mais à ceux qui lui reprochent de choquer la société, Charlot Jeudy répond que c’est la société qui le choque depuis son adolescence.
Le 25 juin 2013, une conférence de presse est organisée par une coalition dite « initiative des organisations religieuses et morales ». Elle évoque l’homosexualité comme une anormalité liée notamment au manque d’éducation et organise la marche –en la voulant pacifiste. Elle justifie son intervention comme motivée par l’idée du mariage homosexuel qui serait discutée par le gouvernement. Pourtant, la question du mariage homosexuel n’a jamais été débattue au gouvernement haïtien, laissant supposer qu’elle soit apparue par le biais des discours des associations religieuses, et non par le débat public ou politique. En outre, la constitution Haïtienne, qui garantit les droits individuels dans les lois du pays, n’évoque jamais la question, laissant un certain flou juridique s’installer.
En réaction, Kouraj ne cesse de faire des interventions et des communiqués de presse pour insister sur la nécessité de respecter les homosexuels et d’assurer la défense des droits humains. Et Charlot Jeudy –qui s’expose dans les médias pour essayer de raisonner le débat et rappeler le rôle de son association- a reçu plusieurs menaces. Devant sa maison, des tracts ont été distribués : « Haïti n’a pas besoin d’une organisation comme Kouraj », « Nous allons mettre le feu au local de Kouraj », « On va foutre le feu à la maison de Charlot à Martissant », et « Si Charlot ferme pas sa gueule on va la fermer pour lui » [traduction du créole vers le français].
Quelles perspectives pour Charlot Jeudy ? Militant quotidiennement, il espère que le débat va redevenir plus serein, et recherche de financements pour trouver un local qui proposerait un centre d’information, une bibliothèque, ainsi qu’un soutien juridique et psychologique des victimes(3) . Il en profite pour tacler les bailleurs qui n’abordent la question homosexuelle que sous l’angle du VIH, trop restrictif et stigmatisant. Et il rappelle que le problème des droits LGBTI en Haïti, c’est le problème plus large de toute une société malade d’elle-même ; et que les droits de l’homme ne sont pas « un buffet dans lequel on prend ce qu’on aime et où on laisse ce qu’on n’aime pas, mais un tout ». Menacé, il se dit trop attaché à son pays pour partir (« Est-ce la misère d’Haïti qui me gâte ? La poussière, le fatra… Tout cela m’attache ici par un je-ne-sais-quoi »), et avec toute la ferveur de sa conviction, il veut apporter une réponse à la société haïtienne et aux homosexuels, à leurs proches, à lui-même : celle de pouvoir assumer son identité.
De l’homophobie en Haïti
Depuis la marche aux slogans bien peu pacifistes, les insultes pleuvent sur les réseaux sociaux comme dans les conversations informelles, parfois violentes : appels à la dénonciation, à l’emprisonnement, au meurtre.
« C’est de la débauche sexuelle, c’est contre la nature et la culture. C’est des pratiques d’animaux soufflées par le diable » déclare une femme croisée en milieu rural. « Dieu a créé l’homme et lui a donné une femme pour lui tenir compagnie, et Dieu ne se trompe pas », dit un jeune port-au-princien ; « donc, les masisi ne sont pas nés masisi, ils le sont devenus pour faire parler d’eux et obtenir un visa pour les Etats-Unis et pour détruire Haïti ». « Les homos devraient se reconnaître entre eux pour ne pas approcher quelqu’un qui ne l’est pas, car sinon c’est dégoûtant », clame un professeur d’université souhaitant rester anonyme. Il continue : « Montrer qu’on est homosexuel, c’est ne pas respecter les autres ! ». Un de ses collègues, professeur de philosophie, ajoute : « L’homosexualité a été importée en Haïti et les jeunes la prennent pour modèle : cela diffuse les maladies sexuelles et c’est un moyen de détruire Haïti. C’est comme le sida. Il faut lutter en disant aux jeunes que respecter les bonnes mœurs c’est respecter Dieu, leur pays, leurs familles et eux-mêmes ». Il en arrive même à évoquer la liberté, qui devrait être « mesurée pour éviter les dépravations : nous ne pouvons pas avoir un état faible comme dans l’occident pourri par son trop-plein de liberté contre-nature et contre la loi divine ». Enfin, un pasteur rencontré à la périphérie de Port-au-Prince, dans un nouveau quartier issu du séisme, récite : « La Bible est notre guide et notre sauveur. Elle dit : « Si un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont fait tous deux une chose abominable ; ils seront punis de mort : leur sang retombera sur eux (Lévitique chapitre18, Verset 22)(4) » ».
De l’autre côté, quelques associations de défense des droits de l’homme tentent de répondre à ces attaques. Les proches d’homosexuels répondent que si Dieu a créé les personnes avec différentes inclinations sexuelles, c’est qu’il l’a voulu. Ils rappellent aussi que cette question ne fait débat que depuis récemment, et que les problèmes d’Haïti viennent de facteurs plus complexes !
Cependant, le ton continue de monter : début août, un couple célébrant ses fiançailles dans une résidence privée s’est fait violemment agresser.
1) Deux reportages sur cette manifestation : « Nou pas dako » de Gaelle Bien-aimée, édition du Nouvelliste du 19 juillet 2013, « Haïti: des milliers de personnes dans la rue contre l’homosexualité » par Amélie Baron, RFI le samedi 20 juillet 2013. Consulter aussi « S’assumer en tant que gay : un moyen de combattre l’homophobie en Haïti » par Loïc Rigaud, pour Pote à Pote le 23 octobre 2012.
2) Les loas peuvent être successivement bon et mauvais, et chaque personne se débat entre ces eux extrêmes. Ainsi, la religion vodou est peu dogmatique car elle ne donne pas de recommandations impératives sur un « bien » et un « mal » prédéfinis, ce qui la rend tolérante vis-à-vis des différences.
3) Un bar associatif a été rénové et aménagé en 2012 ; mais ses nouveaux gestionnaires, en 2013, ont rompu avec la dimension associative du lieu, indiquant avoir trop peur des conséquences d’un affichage « LGBTI » (même très ouvert) sur leur commerce.
4) Une autre version dit : « Ce serait une abomination ». Le lévitique est le 3ème des 5 livres de la Torah. Il transcrit les lois et rites transmis à Moïse. Haïti est une société très religieuse, pénétrée de multiples influences (évangélistes, protestantes, catholiques, témoins de Jehovah…), mais restant toutefois très syncrétique (notamment avec le vodou).
Alice Corbet
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