Prises malgré elles – ou parties prenantes pour certaines – dans la rhétorique du choc des civilisations, les ONG occidentales seront-elles à court terme conduites à la paralysie opérationnelle ? La question est brusquement et tragiquement réactivée par l’assassinat de Peter Kassig en Syrie. Elle s’impose aux acteurs de la solidarité internationale chaque jour davantage : les organisations non gouvernementales originaires des pays occidentaux ont-elles encore la capacité à agir sur tous les terrains de crise, y compris sur ceux où règne une insécurité notoire, liée à des conditions pouvant mettre en péril la vie des volontaires ?
Sur ce dernier point, les travaux d’Abby Stoddard (1) sur la décennie 1998-2008 ont apporté d’importantes informations qualitatives et quantitatives sur les pays, les modalités et les mobiles de la violence qui s’expriment parfois sur certains terrains de crises complexes à l’égard des personnels humanitaires. Globalement, et sur les principaux terrains pourvoyeurs d’insécurité (Afghanistan, Somalie, Soudan, Tchad, Irak…), la prévalence d’une violence délibérée a doublé durant la décennie étudiée, passant de 4 à 8 décès pour 10 000 personnels et par an. La place des mobiles politiques progresse pour expliquer cette recrudescence d’insécurité. On ne peut s’empêcher de constater la part croissante que prend aussi la radicalisation de la question religieuse dans certains conflits internationaux ou non internationaux.
Ce qui semble donner raison à Samuel Huntington et à ses thèses sur le « Choc des civilisations » doit cependant conduire à la prudence dans les interprétations. Dans le cas contraire, on s’exposerait au risque de réduire les relations internationales à un exercice qui « essentialiserait » la question religieuse.
Si Georges Corm, homme politique et historien libanais, nous encourage à analyser les crises complexes dans ce qu’il appelle une « politologie multifactorielle » (2), il n’en demeure pas moins que cette question religieuse s’impose aujourd’hui de façon indubitable aux intervenants humanitaires comme l’un des mécanismes de la violence sur le terrain.
Dès lors, les ONG internationales, largement dominées par des organisations dont les sièges comme les financements (Union Européenne, USAID, DFID…) sont principalement issus des pays occidentaux, sont-elles condamnées – à cause d’une insécurité motivée par leur ancrage à des pays majoritairement chrétiens – à ne plus pouvoir se déployer ? En Irak, en Afghanistan, en Syrie, au Mali, au Niger, en Centrafrique, les ONG occidentales sont-elles bloquées dans leurs capacités à se déplacer et à intervenir parce que ces terrains seraient l’expression de tensions religieuses ?
Face à ce questionnement, chaque pays est un cas particulier. Si dans les différents contextes une dimension religieuse peut être évoquée, il n’en demeure pas moins que dans chaque cas, l’histoire, les logiques sous-jacentes et les intrications entre le religieux, la dimension tribale et la manipulation politique ne sont pas strictement superposables pour conduire à une violence que l’on pourrait, à tort, résumer au seul mobile d’un choc des civilisations.
Cette réactivation du fait religieux, qui irrigue nombre des terrains de crise, est pourtant aussi une manipulation et un dévoiement préoccupant des acteurs politiques. Dans bon nombre de conflits non internationaux, les hommes politiques font un large usage des différences confessionnelles, qui parfois viennent se surrajouter à des différends entre tribus, politiques, économiques, fonciers… pour souffler sur la braise et organiser les termes d’un conflit politique avec un usage fallacieux et hypertrophié de la question religieuse.
Il convient également, sur le plan des relations internationales, de ne pas faire preuve d’amnésie. Nous ne devons en effet pas perdre de vue le formidable accélérateur du clivage religieux qu’a constitué la Guerre Froide. Ainsi, partout où les puissances occidentales, au premier rang desquelles les États-Unis, étaient en confrontation avec le bloc soviétique, quel meilleur carburant pour alimenter la mobilisation des groupes combattants que la question religieuse face à un communisme fondamentalement athée ?
Ainsi, après avoir alimenté la mobilisation anticommuniste, la question religieuse – qui a échappé à la maîtrise de ces mentors occidentaux pour aborder les terres plus radicales du wahhabisme – se retourne contre son maître d’hier, non parce qu’il serait athée, mais parce qu’il incarnerait une nouvelle forme de croisade contemporaine, sur des terrains qui sont traditionnellement des terres d’Islam… Ainsi pris dans la rhétorique du choc des civilisations, le mouvement des ONG internationales, parce que toujours largement dominé par des organisations issues des pays occidentaux, est piégé, car placé dans une posture qui peut le conduire à la paralysie.
À l’initiative du Comité International de la Croix Rouge, le Droit International Humanitaire (DIH) a fait sien, en particulier dans les conflits – qu’ils soient internationaux ou internes à un pays –, un certain nombre de principes, dont le respect se veut de nature à faciliter le libre accès des secouristes aux populations civiles.
Il s’agit en particulier des principes d’humanité (c’est au nom d’une commune humanité qu’est revendiqué le droit à se sentir concerné et à porter secours) ; d’impartialité (l’impartialité qui donne la priorité à une aide fondée sur les besoins et non sur une forme quelconque de discrimination raciale, religieuse ou politique) ; de neutralité (les aidants ne sont pas partie au conflit) ; et d’indépendance (l’aide n’est pas dictée par des influences visant à peser sur les enjeux politiques, militaires ou économiques locaux).
Trois grandes familles d’acteurs prodiguent une aide internationale, toujours complémentaire à la première des solidarités, celle qui émane des populations et des acteurs locaux : les ONG internationales, les organisations intergouvernementales – en particulier celles émanant des agences onusiennes –, et la solidarité des États. Tous confondus, ces différents effecteurs de l’aide revendiquent de prodiguer une assistance centrée sur des préoccupations humanitaires.
C’est là que l’affaire se complique pour les ONG internationales, aujourd’hui largement dominées, en volume et en visibilité, par des organisations issues de pays occidentaux.
Car à quoi assiste-t-on actuellement ? À des postures gouvernementales qui battent en brèche les principes énoncés ci-dessus et montrent que la solidarité des États, aussi respectable soit-elle, est toujours subordonnée à des considérations de réalisme politique liées à l’histoire et aux alliances en vigueur dans chaque pays. Dans cette approche, forcément multicentrique, chaque État a ses analyses propres qui orientent son aide, tout en niant à d’autres États le droit d’exercer les mêmes logiques. Ainsi la France déploie, de façon fort médiatisée, une aide humanitaire aux réfugiés Irakiens de la région d’Erbil, la Russie met en scène le convoi humanitaire en route pour l’Ukraine, et Bachar el Assad clame sa volonté de porter assistance aux victimes de l’État Islamique en Irak et au Levant et enjoint les organisations onusiennes à se mobiliser à ses côtés.
Sœur jumelle de l’actualité journalistique, la compassion est volage et éphémère. Le pouvoir d’État a un besoin impératif de ce tandem pour justifier son action humanitaire, comme ses options politiques et militaires… Les protagonistes du conflit, eux, resteront sur place. Ils sont sur le temps long, c’est leur force. Ils se souviendront alors que, sous couvert d’action humanitaire, les intervenants étrangers ont voulu peser – dans un sens ou dans un autre – sur les rapports de force et sur l’issue de leur combat. Ils se souviendront qu’ils ont discriminé les victimes du conflit et voulu armer certains groupes. Sur d’autres terres de violence, comme à Gaza ou en Libye, les acteurs politiques et la population locale se diront peut-être, après avoir écouté les discours sur le sort réservé aux chrétiens d’Irak (que l’on semble découvrir comme s’il datait d’hier), que décidément toutes les religions ne se valent pas. On a beau ne pas se satisfaire des approximations de Samuel Huntington sur le « choc des civilisations », on se dit qu’ils peuvent avoir leurs raisons de penser ainsi.
Aussi, au-delà des postures politiques des pays occidentaux, l’ouverture et le métissage du mouvement humanitaire à des organisations issues de pays émergents deviennent une nécessité impérieuse. Cette évolution adaptative sera d’abord au service d’une meilleure sécurité, ce qui est déjà une raison valable, mais la sortie du monopole occidental des ONG internationales est aussi nécessaire parce que le monde a changé : c’en est fini de la prépondérance inconditionnelle de l’Occident. Partout s’expriment les stigmates de l’émergence de nouvelles puissances, économiques, politiques, scientifiques… Pourquoi les actions qui relèvent de la solidarité internationale seraient-elles privées de ces nouvelles compétences, en même temps que de leurs moyens et savoirs ?
* Cet article est pour partie inspiré de la chronique éditoriale de février 2014, publiée par l’auteur dans le journal de l’Observatoire Canadien sur les Crises et l’Action Humanitaire.
(1) Providing aid in insecure environments : 2009 update. HPG Policy brief 34, avril 2009.
(2) Corm, G., Pour une lecture profane des conflits, 24 p, La Découverte, Paris, 2012.