Choléra en Haïti : les Nations Unies s’immunisent contre l’indemnisation des victimes

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 Alors que le statut de victime et le droit à réparation ont été officiellement consacrés dans le droit pénal international ces dernières années et que des principes d’indemnisation des victimes ont été adoptés par l’ONU, la mise en œuvre de la responsabilité civile d’une organisation telle que celle des Nations Unies se heurte à un régime mêlant impunité et immunité.

Ce constat est d’autant plus paradoxal que la responsabilité civile consacre un principe de base du droit qui oblige quiconque à réparer le préjudice qu’il a pu causer à un tiers. Nul besoin de prouver l’existence d’une intention ou d’une faute, l’existence d’un lien de causalité suffit à engager l’obligation d’indemnisation.

Pour tenir compte de la spécificité d’une organisation telle que les Nations Unies et pour éviter que le régime des immunités ne conduise de fait à l’impunité, des procédures administratives d’indemnisations civiles sont systématiquement prévues entre l’ONU et les autorités nationales lors du déploiement d’opérations de terrain. Il s’agit là d’une routine destinée à gérer les dommages civils causés par des accidents et autres aléas inhérents aux activités humaines.

Le système des Nations Unies dispose à cette fin de barèmes et de plafonds fixés et révisés.

Pourtant, ce système s’est enrayé en 2010 lors de l’épidémie de choléra en Haïti, mettant ainsi en évidence les limites politiques et juridiques de ce cadre de responsabilité.

Les errements de la procédure qui conduisent aujourd’hui au déni du droit des victimes à être indemnisées soulèvent des questions de principe. On est en effet en droit de se demander si l’ampleur des dommages et le contexte politique et économique haïtien n’ont pas contribué à faire primer la realpolitk  sur la légalité.

Il est important de revenir sur les faits et sur la procédure afin de mesurer les enjeux et les défis de ce dossier.

 Histoire d’une épidémie

L’épidémie de choléra qui s’est déroulée en Haïti à partir d’octobre 2010 a été foudroyante, dans un pays où cette maladie n’était pas présente. On estime que l’épidémie a touché plus de 500 000 personnes et fait environ 7000 morts.

Elle est intervenue dans un pays traumatisé par le tremblement de terre de janvier 2010, qui lui-même avait fait plus de 230 000 victimes,(1) mais également dans un pays dont les structures politiques et sanitaires étaient extrêmement fragilisées. A l’époque des faits, Haïti était le théâtre d’une importante opération de maintien de la paix des Nations Unies (la MINUSTAH) déclenchée en juin 2004 (Résolution 1542 adoptée le 30 avril 2004 par le Conseil de sécurité des Nations Unies). Au 31 octobre 2013, on comptait 6 249 casques bleus présents sur place pour un budget approuvé de plus de 576 millions de dollars pour la période du 1er juillet 2013 au 30 juin 2014.(2)

Cette épidémie a été marquée par une vive polémique concernant la source possible de la contamination. La responsabilité du contingent népalais de la MINUSTAH dans la contamination accidentelle de la rivière Artibonite par les rejets provenant des latrines du camp où vivaient les casques bleus a rapidement été évoquée.

Cependant, la mise en cause des casques bleus a d’emblée suscité la crainte d’une exploitation politique par certains leaders et courants populistes haïtiens opposés à « l’hégémonie internationale » et à « l’occupation » du pays par les forces des Nations Unies. La gestion de cette crise par l’ONU a été marquée dès son commencement par des considérations sécuritaires liées aux risques de manifestations violentes contre la communauté internationale en général, et la MINUSTAH en particulier, si la responsabilité des casques bleus de l’ONU était reconnue dans cette affaire. Ces considérations ont durablement enfermé l’ONU dans une logique sécuritaire primant devant les autres considérations concernant la responsabilité humanitaire, sanitaire et juridique de l’Organisation.

Face à la convergence d’éléments mettant en cause la responsabilité du bataillon népalais de la ville de Mirebalais, le Secrétaire général des Nations Unies a nommé un groupe d’experts indépendants chargés de rédiger un rapport de synthèse sur la question.

Plusieurs enquêtes parallèles ont été lancées sur ce même sujet en dehors de celle de l’ONU. On peut notamment mentionner celle des Centres de Contrôle et de Prévention des Maladies situés aux Etats-Unis ; la Commission d’enquête intergouvernementale franco-haïtienne du Dr. Renaud Piarroux; celle de l’Institut Welcome Trust Sanger de Cambridge, en Angleterre ; et celle de l’Institut de Vaccins Internationaux de Séoul en Corée du Sud. Elles ont toutes conclu que la souche du Vibrio cholerae était d’origine sud-asiatique, telle que celle présente à l’état endémique au Népal et que la dynamique de l’épidémie et des faits constatés confirmait l’hypothèse d’une contamination des eaux haïtiennes à partir des latrines du camp du bataillon népalais dela MINUSTAH déployé à Haïti.

Le groupe d’expert de l’ONU a publié son rapport le 5 mai 2011. Celui-ci établit dans son texte que l’épidémie est de nature accidentelle, qu’elle s’est déclenchée à proximité du camp du bataillon népalais, que c’est ce chemin de contamination du camp de népalais par la rivière qui est le schéma probable, et que la souche de l’épidémie est unique et d’origine asiatique. Le rapport souligne cependant que la propagation et la virulence de l’épidémie sont également dues aux conditions sanitaires déplorables en Haïti qui ne peuvent pas quant a elles être imputées aux Nations Unies. Le rapport conclut ainsi que l’épidémie a été causée par la confluence de plusieurs circonstances et n’était pas due à l’action délibérée d’un groupe ou d’un individu.

Les recommandations de ce rapport soulignent par ailleurs les risques de transmission du choléra pendant le déploiement d’opérations de maintien de la paix et font des propositions pour :

– éviter l’introduction de certaines maladies par les soldats internationaux et pour mieux détecter les cas et

– prioriser les investissements du gouvernement haïtien et des Nations Unies dans des actions de prévention et d’amélioration de la qualité de l’eau et de gestion de eaux usées pour limiter l’impact de l’épidémie en cours.

Ces conclusions étaient suffisantes sur un plan juridique pour fonder une mise en cause de la responsabilité civile de l’Organisation. Les étapes et les obstacles des démarches d’indemnisation se sont révélés nombreux tant sur le plan pratique que juridique.

Le cheminement du débat sur l’indemnisation

Concernant la responsabilité civile dela MINUSTAH, celle-ci est protégée comme le système des Nations Unies par les accords sur les immunités diplomatiques. Cela signifie qu’il n’est pas possible de porter plainte devant les tribunaux nationaux pour demander des réparations du fait des actes individuels ou collectifs liés à la présence dela MINUSTAH dans le pays.

Cependant, l’immunité n’est pas synonyme d’impunité. Le Secrétaire général des Nations Unies est toujours compétent pour examiner les demandes de levée de l’immunité diplomatique qui seraient déposées contre des membres dela MINUSTAH sur le plan pénal.

Sur le plan de la responsabilité civile, l’immunité ne fait pas obstacle à l’examen de demandes d’indemnisation pour des préjudices subis du fait de l’activité de la MINUSTAH. Le statut de la force armée internationale déployée à Haïti est régi par un accord signé par l’ONU et le gouvernement haïtien (SOFA) le 9 juillet 2004, accord qui organise les limites de cette immunité.

L’article 54 de cet accord prévoit que les demandes d’indemnisation qui ne pourront pas être réglées par les procédures internes de l’Organisation (pour des petits dommages inférieurs à une somme précise) devront être présentées dans un délai de 6 mois et seront réglées par une commission permanente de réclamation prévue à l’article 55 de cet accord qui fixe la composition de cette commission à deux personnes nommées respectivement par le Secrétaire général de l’ONU et le gouvernement haïtien, et un président nommé conjointement par le Secrétaire général et le gouvernement. Les décisions d’indemnisation ne pourront pas dépasser un plafond financier approuvé par l’Assemblée générale de l’ONU dans sa résolution 52/247 du 26 juin 1998 (qui prévoit un maximum de 50 000 dollars pour un décès).

Malheureusement, contrairement à ce qui est prévu par l’accord signé entre l’ONU et le gouvernement Haïtien, la commission d‘indemnisation n’a jamais été officiellement mise en place, ni par le Secrétaire général de l’ONU ni par le gouvernement haïtien. Le seul mécanisme fonctionnel est le comité d’indemnisation administratif qui gère les petits dommages, directement au siège dela MINUSTAH sur le terrain.

C’est donc dans cette brèche que s’est engagée la plainte déposée le 3 novembre 2011 par les avocats Mario Joseph du Bureau des Avocats Internationaux (BAI) à Port-au-Prince, Brian Concannon de l’Institut pour la Justice et la Démocratie(IJDH) à Boston, et Ira Kurzban des Kurzban Kurzban Tetzeli Weinger & Pratt à Miami, représentant au total 5000 victimes parents ou ayants droit des victimes du choléra. Cette plainte a été déposée contre l’ONU et la MINUSTAH pour les dommages et préjudices causés par l’introduction de l’épidémie du choléra en Haïti en octobre 2010.

La plainte de 37 pages, remise en anglais et en français au Chef du Groupe des réclamations à la base logistique de la MINUSTAH de Port-au-Prince et au bureau du Secrétaire général Ban Ki-Moon à New York, affirme que l’ONU « est responsable de graves préjudices physiques et de nombreux décès dus au choléra en Haïti, provoqués par négligence, faute grave, imprudence et indifférence délibérée à l’égard de la santé et des vies des haïtiens ».

La date du 3 novembre retenue pour le dépôt de la plainte correspond au délai de 6 mois moins un jour après la publication du rapport d’experts indépendants demandé par le Secrétaire général de l’ONU, qui a confirmé le caractère probable de la contamination par le contingent népalais de la MINUSTAH. Passé ce délai de six mois, les Nations Unies pourraient invoquer la forclusion des demandes d’indemnisation.(3)

Le dépôt de cette plainte a déclenché des dynamiques diverses tant politiques que juridiques.

Sur le plan pratique, le dépôt de cette plainte a déclenché un afflux massif de demande de certificats médicaux de la part des victimes de l’épidémie, documents attestant de la prise en charge médicale des victimes lors de l’épidémie. De nombreux acteurs espéraient que l’ampleur de la tâche la rendrait irréaliste et permettrait de limiter la pression des victimes.

Fin 2011 par exemple, plus de 3000 personnes se sont présentées dans les structures médicales MSF pour obtenir un certificat médical attestant de leur qualité de victime de l’épidémie de choléra. Compte tenu des enjeux éthiques, juridiques, politiques et financiers, MSF a procédé à l’inventaire, la centralisation et la sécurisation de toutes ses archives médicales concernant l’épidémie.

Cet afflux de demandes constituait en outre un véritable défi logistique du fait du nombre élevé de patients, plus de 500.000, pris en charge dans des conditions précaires par MSF au plus fort de l’épidémie de 2010 et su fait que le choléra s’était depuis installé en Haïti avec un lot régulier de nouveaux patients. Les demandes et la rédaction des certificats médicaux ont été centralisées dans un bureau MSF spécialement dédié à cette activité à Port au Prince, pour ne pas entraver le fonctionnement des structures médicales et pour garantir la qualité des documents délivrés.

En mars 2012, MSF avait réussi à traiter les 3000 demandes reçues. La suite du dispositif devait dépendre de l’évolution des demandes et des prises de positions politiques et juridiques du gouvernement haïtien et de l’ONU. En effet, si le gouvernement se prononçait publiquement en faveur d’une indemnisation collective du peuple haïtien par les Nations Unies et contre les indemnisations individuelles, les demandes de certificat médical devaient normalement se tarir.

Sur le plan juridique, la plainte a progressé lentement car elle posait des problèmes inédits par leur ampleur. En effet, si elle était reconnue comme valide, elle créait un précédent de responsabilité civile pour une contamination épidémique par une force internationale. Les conséquences financières et juridiques sont difficilement calculables.

Les indemnités financières réclamées pour les victimes dans la plainte soumise en novembre 2011 sont importantes. Les requérants demandent une compensation minimale de 100 000 dollars pour chaque personne décédée et 50 000 dollars pour chaque patient affecté, ainsi que des mesures constructives pour prévenir la propagation du choléra, une reconnaissance formelle et des excuses de l’ONU pour sa responsabilité d’avoir introduit le choléra en Haïti.

La plainte note que l’ONU est censée mettre en place une commission de revendications comme l’exige l’accord de juillet 2004 régissant le statut de la MINUSTAH (SOFA – voir ci-dessus) ; « selon le SOFA, cette commission est le seul organe ayant juridiction pour statuer sur les plaintes de tiers lésés par les actions de la MINUSTAH », ont écrit les avocats dans la plainte. « L’ONU n’a toujours pas mis en place cette Commission, empêchant ainsi que justice soit rendue aux victimes et qu’elles obtiennent des réparations ».

Le 22 février 2013, le Secrétariat général des Nations Unies a rejeté la plainte déposée en novembre 2011. L’ONU a ainsi refusé d’accorder les indemnisations demandées par les proches des victimes. L’Organisation a fait savoir aux représentants des demandeurs que cette demande n’était pas recevable au titre de la section 29 de la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies de 1946.

Cette réponse a jeté un froid au siège de l’ONU, « plusieurs diplomates s’avouant « choqués » par la décision d’invoquer l’immunité diplomatique après deux ans de tergiversations et craignant son « effet désastreux » pour l’image des Nations Unies. »(4)

En réponse à ce refus, l’Institut pour la justice et la démocratie en Haïti (IJDH) a déposé le 9 octobre 2013 une nouvelle plainte contre l’ONU devant un tribunal fédéral de Manhattan. L’objectif est cette fois-ci de faire lever l’immunité diplomatique dont bénéficie le personnel des Nations Unies depuis 1946 [au titre de la section 29 de la Convention sus mentionnée].

Un rapport publié en juillet 2013 par des chercheurs en droit de l’université de Yale (Etats-Unis) affirme cependant que l’immunité invoquée par les Nations Unies ne peut pas être synonyme d’impunité. Selon ces experts, l’ONU a enfreint ses obligations contractuelles envers Haïti en refusant de créer une commission d’indemnisation. Elle a aussi violé les principes de l’aide humanitaire internationale en introduisant le choléra en Haïti et en refusant de reconnaître sa responsabilité.(5)

Cette nouvelle plainte va de nouveau suivre son cours sur le plan plus juridique de la procédure de gestion de l’immunité diplomatique et espérons-le, du contenu et des limites de cette immunité en matière de responsabilité civile.

Après les tribunaux américains, les plaignants pourront encore déposer leur plainte devant des tribunaux haïtiens ou devant la Cour inter-américaine des droits de l’homme sur le fondement du déni de justice et d’abus d’immunité.

Le règlement de cette question dans le cadre de la commission de réclamation aurait permis et peut toujours permettre de ne pas la juger dans le système judiciaire mais sous forme d’arbitrage international entre l’ONU et le gouvernement haïtien. Cela aurait limité les conséquences juridiques et financières puisque cette procédure impose de respecter des plafonds financiers préétablis. Cela aurait également permis de donner un cadre juridique clair à un éventuel choix de refuser l’indemnisation individuelle des victimes en lui préférant une indemnisation collective.

En effet, c’est avec ces arguments que les Nations Unies se défendent aujourd’hui, en invoquant des engagements pris auprès des autorités haïtiennes en matière d’aide au renforcement des structures sanitaires et des infrastructures d’assainissement et de distribution des eaux. Mais ces actions, qui se situent en dehors de tout cadre juridique clair de compensation juridique, ne permettront pas de rétablir la confiance perdue par la population haïtienne vis-à-vis des innombrables projets avortés de développement et d’aide entrepris par la communauté internationale et d’un gouvernement haïtien discrédité par sa faiblesse et sa dépendance.

En somme, il est difficile aujourd’hui de faire rentrer le diable dans sa boite. D’autant que l’épidémie va continuer à frapper le pays et que le nouveau gouvernement n’a pas pris position publiquement sur ce sujet. Il est également évident que les enjeux financiers aiguisent ces rapports de force à un moment où la communauté internationale se désengage financièrement d’Haïti.

 

Références bibliographiques :

–  Plainte déposée le 3 novembre 2011 par le Bureau des Avocats Internationaux (BAI), l’Institut pourla Justiceetla Démocratie(IJDH) et le cabinet d’avocats Kurzban Kurzban Tetzeli Weinger & Pratt au Chef du Groupe des réclamations de la MINUSTAH à Port-au-Prince, copie au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies.
–  Accord entre l’Organisation des Nations unies et le Gouvernement haïtien concernant le statut de l’Opération des Nations Unies en Haïti, signé le 9 juillet 2004.
–  Final Report of the Independent Panel of Experts on the Cholera Outbreak inHaiti, 5 mai 2011.
–  Entrée « Réparation-Indemnisation », Dictionnaire pratique du droit humanitaire, éd. La Découverte, Paris, 2013 (4ème éd.), pp.678-684.
–  Entrée « Immunité », Ibid, pp.445-452
–  Entrée « Maintien de la paix », Ibid, pp.483-500.

 

(1) Relief web. Accédé le 19 décembre 2013.
(2) Site du Département des Opérations de maintien de la paix de l’ONU. Accédé le 19 décembre 2013.
(3) La forclusion annule les actions en justice pour non respect des délais.
(4)« Epidémie de choléra : des victimes haïtiennes portent plainte contre l’ONU », Le Monde.fr, 9 octobre 2013
(5) « Choléra en Haïti, l’ONU sous pression », Le Monde.fr, 15 octobre 2013

Françoise Bouchet Saulnier

Françoise Bouchet Saulnier

Françoise Bouchet Saulnier est la directrice juridique de Médecins sans Frontières. Elle est l’auteur du Dictionnaire pratique du droit humanitaire, éd. La Découverte, Paris, 2013 (4ème éd.), 862 p.

Françoise Bouchet Saulnier

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