Valeur ajoutée et limites des ONG internationales dans deux crises « non-traditionnelles »

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Les années 2014 et 2015 ont été marquées par la simultanéité inédite de crises humanitaires aiguës : guerre civile en Syrie et ses conséquences régionales, tremblement de terre au Népal, conflits variant continuellement entre moyenne et haute intensité en Afghanistan, en Somalie, déchirement du Sud Soudan… Parmi ces crises, deux au moins peuvent être vues comme « non-traditionnelles » de par leur nature, en ce sens que ce ne sont ni des guerres ni des catastrophes naturelles : l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, et la crise migratoire en Europe et aux abords de ses frontières.

Ce caractère « nouveau » a surpris les acteurs internationaux généralement impliqués dans la réponse aux crises : les États, bien sûr, dont le comportement a oscillé entre le déni – en Afrique de l’Ouest au début de l’épidémie Ebola, en Europe avant la photo du petit Aylan –, le rejet, l’action réelle et la parade – bien souvent sécuritaire, dans les deux cas ; les Nations Unies, dont la montée en puissance s’est faite lentement mais sûrement ; et les ONG, dont beaucoup n’ont d’abord pas su comment aborder ces phénomènes « inhabituels ».

Alors que l’effet de surprise pour les États et les Nations Unies a finalement provoqué des réactions assez classiques – changements de braquet un peu brusques des États ; pesanteur, avec ses bons et ses mauvais aspects, du système onusien –, les ONG ont été confrontées à des débats inattendus.

En premier lieu, il s’est agi de savoir si les crises humaines concernées relevaient de leur champ d’action : sur la crise Ebola, l’ampleur inédite de la contamination par un virus peu connu a provoqué un premier réflexe de retrait chez plusieurs ONG, même médicales. Pour la crise migratoire, l’un des lieux du drame – l’Europe – a initialement généré chez beaucoup une attitude distante : « Sur ce continent, les États ont les moyens et les principes humains nécessaires pour réagir décemment », semblent avoir pensé nombre d’organisations. Pourtant, elles ont fini par s’impliquer massivement dans les deux cas. Pour le meilleur ?

Avantage comparatif des ONG internationales

La plus grande valeur ajoutée des ONG internationales en situation d’urgence, voire leur trait distinctif, semble résider dans leur capacité à cumuler présence de terrain et présence « globale » – via les innombrables forums internationaux, conférences, réunions, etc. – avec, à chaque fois, quand elles font bien leur travail, une intensité significative, le tout en gardant une taille relativement réduite – par rapport notamment à des acteurs institutionnels (1).

C’est ce « rapport poids/puissance » qui leur permet, normalement, de produire un impact positif direct en première ligne auprès des populations concernées, tout en obtenant quelques évolutions favorables aux niveaux national et international. Bien sûr, cet impact, pour se matérialiser, exige d’abord une pertinence aux deux bouts de la chaîne : une vraie présence sur le terrain, au plus près des populations concernées ; une voix audible au niveau international, c’est-à-dire appuyée sur des messages spécifiques et éclairants concernant la situation sur le terrain.

De plus, les ONGI doivent en permanence veiller à la cohérence entre les messages relayés globalement et les activités menées sur le terrain. Or lorsqu’elles atteignent une taille importante, elles sont confrontées aux mêmes enjeux de cohésion interne que les acteurs institutionnels. Les deux crises mentionnées ici avaient un bon potentiel de perturbation de cette chaîne, mais nous regarderons d’abord là où elle pouvait fonctionner au mieux.

Lors de la crise Ebola, certaines ONG internationales (2) disposaient d’un avantage comparatif sur au moins deux des piliers de la réponse : la sensibilisation communautaire, et le support à la délivrance des soins de santé primaire. Il existait bien d’autres besoins (3), mais on touchait ici aux domaines d’action potentiellement les plus pertinents des ONG internationales : leur capacité à informer des populations isolées, grâce à une présence en zones rurales éloignées et dans le meilleur des cas, à une certaine confiance des populations – confiance bien indispensable en ces périodes de fort sentiment d’abandon ; et leur soutien aux multiples dispensaires et cliniques, nécessaire notamment pour la mise en place et l’accompagnement des mesures de contrôle et de prévention des infections.

Il ne s’agit pas du tout ici de porter un jugement sur la qualité du travail accompli par les ONG internationales sur ces sujets – c’est aux différentes organisations, via des évaluations internes et externes, de tirer ce genre de conclusion – mais de souligner à quels niveaux elles pouvaient être particulièrement efficaces, notamment par rapport au champ d’action des autres acteurs : les États concernés – Guinée, Libéria, Sierra Leone – ont recours depuis des années à ce qu’on pourrait qualifier de « complémentation de capacités (4) », fournie par les ONG internationales pour renforcer le maillage sanitaire national ; ils pouvaient ainsi se concentrer plus fortement sur la cohérence nationale des réponses à l’épidémie.

La communauté internationale, en l’occurrence les trois pays « tuteurs » que sont la France, les États-Unis et le Royaume-Uni, pouvaient, eux, se charger des volets requérant une force de frappe logistique et humaine relevant bien plus d’un État occidental que d’une ONG : la construction et la gestion opérationnelle des centres de traitement Ebola, en nombre cruellement insuffisant jusqu’au dernier trimestre 2014. On regrettera d’ailleurs ici la réticence marquante de ces trois pays pour la gestion en direct des centres qu’ils ont largement financés et dont ils ont assuré la construction – allant jusqu’à exercer une certaine pression sur les ONG internationales pour qu’elles se chargent de cette partie. Une telle approche revenait à compter excessivement sur les ONG pour une réponse internationale qui exigeait sans doute une répartition des tâches plus optimale.

Lors de la crise migratoire en Europe, toujours en cours à l’heure actuelle, les ONG internationales (5) ont, consciemment ou non, fait usage du potentiel de leur simple présence physique pour améliorer la protection (6) des populations en exil. Ainsi, à quelques exceptions près – comme les opérations de sauvetage en mer menées par MSF et Greenpeace, puis par MDM et SOS Méditerranée –, les projets mis en œuvre ne se distinguent pas particulièrement des réponses apportées par les populations et organisations locales.

En revanche, on peut constater sur le terrain que la présence des ONGI et leur dénonciation des abus des autorités concernées – à des niveaux souvent très locaux – ont joué un rôle significatif dans les quelques améliorations apportées aux processus d’accueil mis en place par ces États (7).

Au-delà de ce premier niveau d’intervention, les ONGI ayant obtenu un réel impact positif en termes de conditions de vie des populations réfugiées et migrantes sont celles qui ont su associer à leur présence et à leurs interventions certains des leviers d’action les plus efficaces en Europe, à savoir la pression juridique et la pression médiatique. Deux événements inédits en France ont illustré cela fin 2015 : la victoire judiciaire de Caritas & MDM contre l’État à propos des obligations de celui-ci dans la jungle de Calais ; et l’alliance de MSF avec la municipalité de Grande-Synthe, contraignant l’État à ne plus ignorer, comme il le faisait jusqu’à la veille de la conférence de presse commune annoncée par ceux-ci, la situation de cette ville.

Si cette dernière initiative apparaît plutôt comme une alliance de circonstance, on peut imaginer que le cas MDM-Caritas constitue un précédent disposant d’un bon potentiel de réplication. Encore une fois, il faut souligner qu’un des déterminants du succès tient ici dans la combinaison et la forte connexion d’une action locale et d’une action à un échelon supérieur.

Un silence malvenu

Les deux crises mentionnées ici ont un point commun : elles ont provoqué une sorte de « surgissement » du Sud dans les pays occidentaux. Les cas de patients contaminés par le virus Ebola aux États-Unis et en Europe, et dans certains cas les quelques contaminations suivantes, ont rendu très concrète dans les pays occidentaux une situation humanitaire qui d’habitude apparaît avec beaucoup plus de distance et d’étanchéité au sein de crises humanitaires bien circonscrites aux pays concernés.

De même, les arrivées massives de réfugiés et migrants en Europe viennent rappeler que le « Sud » n’est pas si loin, et que les catastrophes qui s’y produisent peuvent aussi impacter le Nord. Or les ONG internationales, qui sont l’un des relais audibles du Sud au Nord, n’ont pas joué un rôle fondamental de lanceur d’alerte pour les deux crises « non-traditionnelles » évoquées ici – à l’exception notable bien sûr de MSF concernant l’épidémie Ebola.

De plus, peu d’entre elles ont jusqu’à présent réussi à donner une perspective non-européenne de la crise migratoire, c’est-à-dire soulignant à quel point la situation en Europe n’est que la partie émergée d’un phénomène migratoire beaucoup plus large. Or cette perspective aiderait à prendre de la hauteur mais surtout à éviter quelques décisions politiques délétères, par exemple en rappelant à quel point la situation des personnes en exil peut être dramatique en Libye ou en Turquie.

À l’heure où le facteur humaniste le plus déterminant dans la réponse à la crise migratoire est venu d’une personnalité politique, en la personne de la chancelière allemande Angela Merkel (8), à l’heure où les peurs – agitées ou imaginées – déterminent de manière malsaine les politiques européennes, les ONG internationales doivent particulièrement s’interroger sur leurs discours et sur leurs silences.

Elles doivent faire preuve de souplesse pour mieux répondre à des crises « non-traditionnelles » qu’un futur incertain pourrait bien rendre plus fréquentes, et savoir sortir de leur zone d’habitude pour augmenter leur impact.

Enfin, elles gagneraient à développer leur capacité de mobilisation citoyenne, à l’image du mouvement environnementaliste. Celui-ci sait investir l’espace public au Nord quand il entend signifier son désaccord avec des choix politiques. Or on peut se demander pourquoi les organisations de solidarité internationale, dont les récentes décisions européennes sur les questions migratoires sapent une partie des fondements, regardent en silence le droit international humanitaire se faire piétiner.

 

(1) Dont beaucoup disposent de cette double présence, mais en s’appuyant sur des ressources humaines bien plus nombreuses, ce qui dilue la connexion entre les niveaux global et local.

(2) Je ne prétends pas mener une analyse exhaustive et suis donc obligé de recourir à ces généralisations partielles ; les ONG internationales peuvent bien sûr différer très fortement, en capacité comme en modalités d’intervention et en pertinence.

(3) Voir le rapport de MSF « Poussés au-delà de nos limites », mars 2015, qui présente les six mesures clés pour parvenir à contrôler une épidémie d’Ebola.

(4) Un terme a priori beaucoup plus adapté que « développement de capacité », ou « capacity building » en anglais, qui sous-entend généralement un important volet de formation de personnels existants, là où les besoins principaux sont en fait liés à la disponibilité de ce personnel – ou des ressources nécessaires à son déploiement.

(5) Je n’analyse pas ici le rôle des organisations nationales, tout en notant qu’il a été considérable dans bien des pays.

(6) Le concept est bien expliqué dans l’ouvrage : Slim, Hugo; Bonwick, Andrew (2005), “Protection – An ALNAP guide for humanitarian agencies”, ODI, London.

(7) Notamment lors des passages de frontière, et particulièrement quand ceux-ci étaient temporairement bloqués.

(8) Voir l’article du Spiegel Online « The isolated chancellor », par Markus Feldenkirchen et René Pfister, le 25/1/2016.

 

Eric de Monval

Eric de Monval

Eric de Monval travaille depuis douze ans pour des associations de la solidarité internationale et de l’économie sociale ; il est ingénieur et diplômé de Sciences Po. Après avoir passé cinq ans sur le terrain avec Action Contre la Faim, il en dirigeait jusqu’en avril 2015 les opérations sur la Corne de l’Afrique et une partie de l’Afrique de l’Ouest.