Le discours en vogue, ces dernières années, sur la sortie de conflit, pose pour acquis qu’il est impossible aux ennemis d’hier de refonder ensemble une nation, moins encore un peuple ou une communauté durablement pacifique sans le concours de toute une «ingénierie sociale» post-conflit. Pas de paix durable après un conflit civil, nous dit on, sans l’exercice d’une parole thérapeutique scénarisée, où les «bourreaux» d’hier confessent leurs méfaits dans le décorum d’une Commission Vérité Justice et Réconciliation (CVR), offrant ainsi à leurs victimes une «reconnaissance» et une vérité sans lesquelles aucun pardon, et donc aucune paix solide ne sont possibles.
Bien entendu, ce type de raisonnement séduit de par son côté apparemment humain, postulant qu’il faut bien plus qu’un accord de paix signé par les élites pour atténuer effectivement le niveau d’hostilité parmi le commun des mortels, entre voisins et membres d’une même communauté qui, il n’y a peut-être pas si longtemps, s’affrontaient l’arme au poing.
Par-delà l’imagerie haute en couleur des «frères ennemis», c’est pourtant bien plus de technicisation des sciences sociales que d’intégration d’une nouvelle dimension humaine qu’il s’agit. Ce sont bien des «instruments» de reconstruction sociale, d’autant plus acclamés qu’ils se veulent réplicables d’un théâtre de conflictualité à un autre, que cette «ingénierie sociale post-conflit» autoproclamée experte prétend concevoir. Secteur d’activité aux contours d’autant plus difficilement définissables qu’il est en prise directe et permanente avec des enjeux décisionnels majeurs.
Nul doute, en effet, qu’il est plus confortable pour les personnalités académiques qui les imaginent ainsi que pour les praticiens du post-conflit qui les mettent en œuvre de vendre les éléments d’une «méthode» présentée aux décideurs locaux comme ayant fait ses preuves dans des contextes similaires. Autant dire que ce domaine est marqué par une extrême porosité entre les sphères du savoir académique (celui de chercheurs en sciences sociales, notamment), du savoir faire (celui de praticiens de la transition en particulier) et du pouvoir politique[1]. Reste à savoir jusqu’où il possible d’entretenir cette confusion des genres et la technicisation des enjeux politiques qu’elle nourrit.
Rappelons également que ce type d’approche, rarement remis en question, a fondé sa notoriété sur des (un ?) succès d’autant plus éclatants qu’ils sont singuliers. L’exemple par excellence est celui de la Commission sud-africaine, devenu en la matière le parangon absolu. Mais à trop vouloir ériger celui-ci en modèle, ne passe-t-on pas à côté de l’essentiel : l’ambition de concevoir, à partir d’une expérience nationale forcément unique, une approche adaptée à chaque contexte particulier?
De fait, l’Afrique du Sud est une nation à l’histoire et aux dynamiques sociales fort particulières. S’il est légitime de vouloir s’inspirer de son heureuse expérience, rien ne garantit toutefois que ce qui lui convient soit indifféremment approprié dans des contextes sans commune mesure. Pourtant, face à des troubles de nature extrêmement diverse, de nombreux pays, miroitant l’aura de la célébrissime commission sud-africaine, recourent au même remède comme à une panacée. L’héritage de vingt années de violence politique au Pérou, celui de quarante ans d’un unipartisme sanglant au Togo, le traitement collectif de onze ans de guerre régionale au Libéria, au Sierra Leone et en Guinée, ou encore les violations des droits de l’Homme au Maroc se trouvent ainsi placés de façon artificielle sur un même plan, comme pour en gommer les disparités pourtant fondamentales. On ne peut que s’interroger sur les conséquences de cette dérive d’un dispositif ad hoc vers un véritable effet de mode.
Du reste, les discours de type «guerres nouvelles» n’y sont sans doute pas pour rien : dès lors que l’on admet l’émergence récente d’une forme de conflit supposée inédite et dont les différentes guerres qui ont déchiré la planète depuis la fin de la guerre froide ne seraient que des déclinaisons, difficile de résister à la tentation de croire qu’il pourrait également exister un remède tout aussi inédit et universel aux défis de la transition à l’issue de ces différents conflits. Tentation compréhensible, mais sans doute un peu trop hâtive car elle occulte un peu facilement les contre-exemples gênants : pour ne citer que celui-ci, le Mozambique qui, de l’avis général, a su mener de façon viable sa transition après 16 ans de guerre civile, n’a fait appel à aucun dispositif de type CVR ni intervention de la justice pénale internationale. Car leur succès aveugle, faut-il le préciser, les CVR le doivent aussi à la formulation trop étroite du débat : CPI ou CVR, il faudrait choisir ?… Sans nier l’utilité de ces innovations de la société internationale, l’on se demanderait presque comment les peuples en guerre civile faisaient jusqu’à présent…
Pour une analyse plus détaillée des difficultés théoriques et pratiques liées à la réplication outrancière des dispositifs de type CVR ainsi qu’au manque de questionnement sur l’idéologie qu’elles véhiculent, je vous invite à consulter l’étude de cas sur la Sierra Léone, en lien à la fin de cet article.
[1] Sur la confusion entre ces catégories dans les zones de recoupement des espaces politique, social et académique, voir Gouverner par des instruments, Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès.
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Ornella Moderan
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