En 2007, les Etats membres de l’Union européenne ont approuvé à l’unanimité le Consensus européen de l’aide humanitaire. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit pas juste d’une autre résolution mais d’un document fondamental. Ce document définit clairement les critères qui devraient régir la politique de l’aide d’urgence des Etats membres comme de la Commission.
Sept ans plus tard VOICE(1), le réseau des ONG humanitaires de l’Union européenne, a commandé une évaluation pour déterminer à quel point les principes énoncés dans ce document ont effectivement été pris en compte par les Etats comme les ONG.
L’évaluation est basée sur l’analyse de documents concernant la politique de l’aide et les stratégies des Etats membres et à travers un sondage de 83 ONG humanitaires européennes effectué par Internet. Au final, 17 départements de l’action humanitaire des gouvernements européens, sept discussions de focus groupes incluant 85 représentants de 62 ONG dans sept Etats membres, et 12 interviews avec des représentants de six ONG et de six départements humanitaires gouvernementaux, de l’Union européenne et d’organisations internationales.
On peut naturellement se poser la question de la nécessité d’une telle analyse, car le document n’impose pas d’obligation formelle. Il s’agit plutôt de recommandations. Mais, même si le texte n’est pas contraignant, les gouvernements ne peuvent l’ignorer. Le Consensus peut donc être utilisé comme référence pour identifier si la théorie et la réalité de la politique humanitaire des Etats dans ce domaine convergent ou divergent. Sans aller dans tous les détails du document proposé par VOICE, l’évaluation veut donner des réponses aux trois questions suivantes:
- A quel point les états comme les ONG ont intégré le Consensus dans leurs activités.
- A quel point le principe de la diversité à travers les financements est-il maintenu ?
- A quel point la coordination entre les états et les ONG a-t-elle lieu au niveau national ?
En ce qui concerne la première question qui met au cœur du consensus les principes humanitaires que sont l’humanité, l’impartialité, la neutralité et l’indépendance, un premier résultat est plutôt réconfortant : les gouvernements sont à une grande majorité familiers avec le consensus, ce qui est moins le cas pour les ONG. On pourrait argumenter que c’est plus ou moins normal car c’est un document qui s’adresse en premier lieu aux gouvernements et non aux ONG. En plus, la connaissance du consensus ne veut pas forcément dire que la politique des Etats suit les principes énoncés dans le consensus.
Pour les connaisseurs de la scène politique humanitaire, et comme le mentionne le rapport, en réalité les gouvernements ont tendance à considérer l’aide humanitaire comme instrument politique et à attribuer les fonds selon des considérations qui ne sont pas liées aux principes fondamentaux humanitaires. C’est-à-dire que la familiarité avec le Consensus n’implique pas forcément que les principes énoncés soient respectés.
Le grand principe de la diversité, c’est-à-dire de tenir compte des différentes ONG selon leur taille, leur spécificité et leur conceptions normatives, devrait se refléter dans la distribution des fonds de l’Union européenne ((ECHO et Etats membres) mais ce n’est pas le cas. Trois Etats reçoivent la plus grande partie des fonds : le Royaume Uni, la Suède et l’Allemagne avec en 2012, un total de 2, 058 milliards. Ce qui est néanmoins frappant c’est que 66 pour cent des fonds pour l’action humanitaire sont versés aux Nations Unies, seulement 12 pour cent aux ONG, tandis que le Mouvement de la Croix Rouge/du Croissant Rouge n’obtient que 11 pour cent (plus une catégorie résiduelle de 11 pour cent(2)).
Cette distribution ne reflète pas les priorités exprimées par les gouvernements : elle donne la priorité non seulement aux Nations Unies mais aussi à part presque égale au Mouvement de la Croix Rouge/du Croissant Rouge. Les ONG en revanche ne viennent qu’à la quatrième place. Une divergence apparente est révélée par la distribution des fonds et par les priorités accordées aux différents acteurs. Ceci cache aussi le fait qu’une partie des fonds alloués aux Nations Unies revient vers les ONG qui représentent « la force de frappe » sur le terrain. Ce sont elles qui prennent en charge une grande partie de l’assistance aux populations en détresse. Si l’on s’en tient au principe « value for money » que les bailleurs brandissent comme un drapeau, les fonds alloués aux Nations Unies ne sont peut-être pas vraiment le plus efficace car un pourcentage reste dans les caisses des Nations Unies.
En ce qui concerne la coordination entre les gouvernements et les ONG, elle ne semble pas être une réalité partout. De plus, cette coordination a lieu de façon restreinte, c’est-à-dire qu’elle est de nature plutôt technique ou ne concerne que des questions contractuelles. Ce qui peut s’expliquer par le fait qu’un certain nombre de pays n’ont pas de stratégie humanitaire. Néanmoins, le rapport qui souligne que les gouvernements sont relativement accessibles pourrait indiquer que cette possibilité d’échange n’est pas vraiment exploitée à fond malgré l’existence de nombreux forums.
La dernière partie du rapport formule neuf recommandations qui ne sont en partie que la formulation de ce qui serait désirable mais sans mentionner comment cela devrait se traduire en termes pratiques. La première en particulier, suggère que les gouvernements comme les ONG devraient utiliser le Consensus pour orienter la politique comme les pratiques humanitaires. En particulier le « follow-up », plan d’action du Consensus devrait devenir un élément clé dans la mise en œuvre du Consensus dans un certain nombre de secteurs. En clair, cela signifie que ce n’est pas le cas !
La recommandation 5 postule la nécessité d’un échange systématique des problèmes humanitaires sur la base de mécanismes formels et informels de coordination. En autres mots, cet échange n’existe pas ou n’est pas suffisant.
La demande exprimée dans la recommandation 7 est de reconsidérer la distribution des fonds aux ONG basée à l’heure actuelle sur une évaluation systématique des avantages comparés des ONG. Il s’agirait d’évaluer de façon comparative les coûts et les bénéfices de faire transiter les fonds à travers les agences onusiennes pour les ONG ou de les leurs transférer directement.
La neuvième et dernière recommandation suggère d’utiliser le Consensus comme instrument pour intégrer dans l’action d’urgence non seulement reconstruction, réhabilitation et développement (LRRD) mais aussi réduction des risques en cas ce désastres (DRR). Cette recommandation est loin d’être plausible. Il serait possible de déduire que DRR fait partie de l’action d’urgence. Cela est déjà le cas car la Commission réserve un certain pourcentage du budget à ces fins. En revanche les trois phases réhabilitation, reconstruction et développement présupposent des décisions politiques qui ne peuvent être légitimées à priori avec impartialité et neutralité, c’est à dire avec les principes humanitaires.
Pour conclure, ce rapport démontre le potentiel pratique du Consensus européen comme le manque de volonté ou de capacité de l’appliquer dans toutes ses conséquences. Mais sans ce document la situation serait certainement moins satisfaisante. Une deuxième observation s’impose. Comme le rapport le mentionne, les départements humanitaires ont en partie des difficultés à imposer leur position envers les autres départements. En partie ces autres départements ou ministères sont peu familiers du Consensus ou ne le connaissent pas. Ce qui est important, c’est la question de savoir si le gouvernement dans sa majorité soutient ou non le respect ou la mise en oeuvre des principes humanitaires. Et cela ne semble pas être le cas.
Un aspect important mais qui n’est pas du tout mentionné dans le rapport : tout d’abord, la nécessité de la coordination des ONG au-delà du niveau national. Pourquoi n’y aurait-il pas de coordination des ONG, disons danoises et françaises, par exemple ? Ensuite, l’utilité du Consensus comme document de base pour une politique systématique du plaidoyer aussi bien au niveau national qu’européen. Le Consensus se prête de façon idéale à une telle activité. Ce ne sont pas les ONG qui demanderaient aux gouvernements d’appliquer des principes qu’elles jugeraient souhaitables. Non, il s’agirait de rappeler aux gouvernements de respecter les principes qu’ils ont eux même formulés et adoptés à l’unanimité !
Ceci nous mène à une dernière remarque. Déjà en 1998 Nicholas Leader avait proposé une distinction entre les principes humanitaires et les principes de l’action humanitaire. Les premiers se réfèrent au Droit International Humanitaire, qui d’ailleurs ne connait que le principe d’impartialité (selon les Conventions de Genève, Article 3 commun). Mais le DIH définit clairement la responsabilité des Etats de respecter et de faire respecter ce droit. Les principes de l’action humanitaire en revanche concernent les acteurs sur le terrain. Ces principes (humanité, neutralité, impartialité et indépendance) sont au cœur du Code de Conduite du Mouvement de la Croix Rouge et du Croissant Rouge et sont mentionnés explicitement dans le Consensus. C’est pourquoi la familiarité des ONG avec le Consensus devrait être très haute, mais ce n’est pas le cas. Il semble qu’une partie des ONG sous-estime l’importance de ce document.
Tant que l’action humanitaire d’urgence existera – et la probabilité est haute que les problèmes humanitaires d’urgence vont s’accroître – se posera le problème du transfert du Consensus dans la réalité. Nous ne possédons pas de connaissances systématiques de ce transfert. Aussi utiles que soient les rapports de suivi du Consensus de ECHO, le rapport de Caritas de 2011 comme celui de VOICE de 2014, notre base de connaissance est relativement maigre. On aimerait en savoir plus, même beaucoup plus.
(1) The European Consensus on Humanitarian Aid : An NGO Perspective. VOICE Study – May 2014. http://resources.daraint.org/voice/study_consensus_humanitarian_aid.pdf
(2) Ces chiffres ne sont valables que pour 2012.