Une convergence d’intérêts bien compris ?
Sonia Rolley, journaliste, livre ici une analyse, fruit de l’expérience et d’impressions de terrain, sur les relations entre médias, ONG et agences onusiennes. Sonia Rolley est l’auteur de «Retour du Tchad – Carnet d’une correspondante» aux Editions Actes Sud…
En novembre 2006, de violents affrontements intercommunautaires éclatent dans l’est du Tchad. Une vague de violences sans précédent. Dans le Darsila, des cavaliers «arabes» brûlent des villages «africains». Un premier bilan donne plusieurs centaines de morts et des milliers de Tchadiens déplacés, rien qu’en une dizaine de jours.
C’est une véritable crise humanitaire. Au Tchad, comme dans d’autres zones de conflit, c’est souvent le bureau du Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR) qui sert de «tour-operator» pour les journalistes. Les humanitaires ont besoin de battage médiatique autour des crises où ils interviennent pour trouver des financements afin de maintenir leurs programmes à flot.
Or, eux seuls ont la capacité, les infrastructures et les moyens de transport nécessaires, pour permettre aux journalistes de se déplacer et de travailler dans de bonnes conditions dans l’est tchadien. Ils fournissent aussi les premières analyses du conflit. En 2006, ces affrontements intercommunautaires sont, pour l’ONU, comme un rappel de ce qui s’est passé au Darfour voisin. Pour le gouvernement tchadien, c’est presque une aubaine.
Le Soudan, déclare-t-il à la communauté internationale, a envoyé ses Djandjawids pour s’attaquer aux civils tchadiens et déstabiliser le pays. Khartoum était l’ennemi et les coups sont rapidement portés. Les victimes africaines, quant à elles, accusent plutôt leurs voisins arabes et d’autres tribus. Dès le début de la crise, certains officiels arabes tchadiens contredisent la thèse soutenue par N’Djamena. Ils insistent sur le caractère réciproque des attaques, parlent de milices «africaines» armées par le gouvernement tchadien pour faire face aux rebelles et affirment que des centaines de civils arabes fuient vers le Darfour voisin.
La confirmation «off the record» de leur présence au Soudan ne viendra du HCR qu’en juin 2007. Près de 40.000 arabes tchadiens ont fui au Darfour, soit presque l’équivalent du nombre de réfugiés centrafricains au Tchad. L’information reste confidentielle. Pour plusieurs raisons.
D’abord parce que 8 mois après les faits, très peu de médias sont prêts à revenir sur le sujet. Et quand bien même ils le feraient, les premières dépêches ont fixé l’image du conflit. La réalité devient trop complexe pour un public jugé peu réceptif.
Le Darfour est une image plus facile à vendre. Jamais cela ne sera perçu comme un volet à part entière de la crise humanitaire vécue à l’est du Tchad. Cette information a été rendue publique trop tard… Mais pourquoi avoir tant tardé ? Reconnaître que les Arabes fuient le Tchad, c’est aussi admettre que N’Djamena est responsable d’exactions commises à leur encontre.
Les preuves ne manquent pas. Mais c’est difficile de froisser l’État qui accueille plus de 280.000 réfugiés soudanais et centrafricains. Ensuite, il faut bien avouer, et non sans raison, que, pour un certain nombre d’humanitaires, le diable habite à Khartoum. Darfour oblige donc, mais pas seulement… D’autres sont persuadés que le Soudan aurait demandé aux Arabes tchadiens d’occuper les villages «africains» brûlés au Darfour pour changer l’équilibre ethnique de la région. D’autres encore affirment que parmi ces Arabes, il y a les Djandjawids qui ont brûlé les villages dans la région de Goz Beida. Ce qui, évidemment, est loin d’être exclu.
Un porte-parole d’une agence onusienne dira même : «Ce sont des nomades, ils se déplacent de manière régulière d’un côté ou de l’autre de la frontière. En tout cas, tous n’ont pas été victimes d’exactions, il y a nécessairement une manipulation derrière». Sans pour autant préciser combien parmi les quelques 185.000 déplacés internes «africains» ont réellement été victimes d’exactions. Bon nombre d’entre eux ont aussi fui par peur ou par anticipation.
Le statut de réfugiés sera finalement octroyé à ces milliers d’Arabes. Mais contrairement à leurs frères «africains», personne ne s’intéressera à leur existence. Dans l’est du Tchad, les humanitaires donnent de plus en plus rarement des interviews. En revanche, beaucoup sont prêts à échanger avec les journalistes.
Le « problème » de la source…
Leur «omniprésence» sur le terrain en fait une source d’information quasi-inépuisable… Ils préfèrent ne pas être cités par des raisons de sécurité. La mention «de source humanitaire» est même à bannir, car il serait facile alors pour les autorités de faire le rapprochement entre la «source humanitaire» et la localisation de l’évènement. Et donc d’identifier l’ONG qui a «parlé» au journaliste. Il n’y a souvent qu’une ou deux organisations non gouvernementales qui interviennent sur un terrain précis d’opération. C’est dire si la source d’une information diffusée par une radio ou un journal peut être facilement «remontée».
Dans cette relation journaliste-humanitaire, le risque se reporte sur le premier. Reprendre à son compte une information «non sourcée», ne pas pouvoir justifier de sa présence sur place quand l’information a été recueillie par téléphone, sont autant d’arguments que les autorités tchadiennes peuvent utiliser à son encontre.
Évidemment, l’expulsion d’un journaliste n’est rien à côté de la remise en cause d’un programme humanitaire qui assure l’assistance de milliers de personnes vulnérables. Mais la dénonciation uniquement par un seul journaliste a aussi moins d’impact. On peut tout de même distinguer deux cas de figures.
Celui d’ONG isolées sur un théâtre d’opérations et celui d’agences onusiennes dont c’est le mandat. Dans l’est du Tchad, les humanitaires sont très souvent victimes d’attaques de bandits armés. Dans la majorité des cas, il s’agit d’hommes en tenue militaire de l’armée tchadienne, conduisant des véhicules de l’armée tchadienne. Cela ne désigne pas nécessairement un militaire tchadien. Les rebelles soudanais et les milices pro-gouvernementales arborent parfois les mêmes attributs.
En de très rares occasions, les humanitaires acceptent de décrire leurs agresseurs. Ils craignent des représailles du gouvernement ou des groupes armées. C’est dommageable, mais compréhensible.
Qu’en est-il pour une agence onusienne dont souvent c’est en plus le mandat. Prenons l’exemple de l’enrôlement d’enfants soldats et le recrutement par des groupes armés de personnes vulnérables (déplacés internes tchadiens ou réfugiés soudanais).
Qui doit dénoncer ces situations ? Les journalistes ou les acteurs humanitaires ? Les informations recueillies par les agences onusiennes – le HCR, l’Unicef etc. – sont bien sûr transmises en interne et les Nations-Unies demandent, parfois, des comptes à N’Djamena.
Mais ces tractations restent le plus souvent secrètes et leur impact sur le terrain est limité. Car y a-t-il une véritable remise en cause par le Tchad de ces «politiques» ?
Même si le gouvernement tchadien menace l’Unicef d’expulsion ou le HCR de se «débarrasser» des réfugiés soudanais du Darfour, ces deux agences encourent-elles plus de risques qu’un journaliste dans la dénonciation de ces violations des droits de l’homme ? N’est-ce pas une remise en cause de leur mandat de protection – des enfants dans le cas de l’Unicef, des réfugiés pour le HCR ?
Car si l’Unicef et le HCR dénonçaient à grand renfort de détails ces situations, il est évident que cela aurait plus d’impact qu’un article «simple» rédigé par un journaliste isolé. Ces exemples n’excèdent pas que les journalistes.
Il y a quelques mois, MSF France a demandé au HCR d’enregistrer sans délai les quelques 120.000 réfugiés des violences survenues depuis fin octobre à Dongo, dans le nord-ouest de la République démocratique du Congo, qui avaient trouvé refuge au Congo-Brazaville voisin et en Centrafrique. L’ONG affirmait dans un communiqué que cette opération n’avait que trop tardé…
Sonia Rolley a publié «Retour du Tchad – Carnet d’une correspondante» aux Editions Actes Sud (2010).
Sonia Rolley
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