Médias et migrations internationales

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L’étranger, figure séculaire de la peur

L’image du migrant ne fait pas « conscience commune » ici comme ailleurs, aujourd’hui comme hier. L’altérité semble toujours menacer l’identité. Autrui chez moi c’est pourtant moi chez lui ! Les migrations font peur en France comme ailleurs en Europe. S’ils ont une mémoire, les Français d’origine italienne, polonaise, portugaise en riraient presque pour leurs aïeux ; leurs compatriotes de l’autre côté de la Méditerranée beaucoup moins tant les préjugés ont la vie dure.

 

Les outils porte-parole de la peur de l’autre ont acquis une puissance inégalée avec les médias de masse. C’est par leur intermédiaire que la peur conquiert ses lettres de noblesse. Car la peur ne naît pas dans les choux. Elle se construit. Elle s’élève patiemment à force d’engrais, de paroles azotées et susurrées. Elle grandit avec force dès lors qu’elle est exposée dans les lieux officiels – palais et autres bâtiments publics marqués du sceau de la République. Elle prospère dans des forums politiques, des symposiums. Et sûrement, elle s’étale dans les salles à manger à l’heure du vingt heures.

La peur ne se tue pas par décret, c’est sa force. Depuis près de trente ans le schéma est sensiblement le même : le politique agit et les médias audiovisuels « gros porteurs » relaient le message. L’invasion est un programme politique, l’invasion est au programme médiatique.

Les trois peurs constitutives de la figure de l’altérité : le nombre, l’insécurité, l’identité. Elles sont étroitement liées à la production d’images récurrentes et spectaculaires de l’immigration. L’exclusion, la délinquance, l’islam radical se mettent facilement en boîte. Des situations de squats, l’insécurité en banlieue, l’agression d’un retraité ou encore les propos d’un illuminé extrémiste font dès lors facilement sens à la télévision, davantage en tout état de cause que les réussites de l’intégration.

Il suffit d’ethniciser les récits, l’origine supposée des auteurs de délit ou de révolte sera volontiers mentionnée – africaine, asiatique, maghrébine, alors que ces personnes sont le plus souvent françaises- pour évincer durablement la question sociale, parce que grossière, forcément grossière. Face au chômage de masse, il est utile de trouver des substituts détournant de légitimes colères populaires. Le thème de la concurrence économique des étrangers avec les nationaux, voire entre les étrangers en situation régulière et irrégulière  est un argument simpliste qui fonctionne à plein en ces temps de crise. Certains politiques l’utilisent sans vergogne contre toutes les évidences statistiques.

Mais comment en est-on arrivé là ? Le modèle économique des médias est évidemment à interroger. Le management des équipes de journalistes dans la plupart des rédactions est soumis à l’urgence et la non spécialisation. La thématique immigration est reléguée à la colonne faits divers dans la plupart des JT, voire de la presse écrite. La concurrence exacerbée entre les supports médiatiques, la modélisation moutonnière des formats, la répétition des sujets garantissent le succès, l’audimat et alimentent l’angoisse. Chaque jour dans le miroir,  le buzz se regarde. La perception tient lieu de réalité.

Dans un tel cadre, il n’est nul besoin de hiérarchiser l’information, ni parfois de la vérifier. Il suffit de la reproduire pour lui imposer son caractère de vérité et la faire consommer, digérer à l’opinion publique. Il reste alors à appeler cette dernière à la rescousse à coups de sondages pour justifier le choix précédent.

Les migrations, sujet de raison et de prévisions, deviennent vite objet de division. Les médias vous reflètent, les médias vous conduisent. Il ne reste plus alors aux commentateurs autorisés qui  constituent « l’oligarchie des visibles » de prospérer sur un océan de passion.

Un intérêt  partagé bien compris

Les réseaux industriels et financiers, le lobby industriel de la sécurité, les amitiés politiques et médiatiques, ont beaucoup et depuis longtemps contribué et collaboré dans la construction d’un imaginaire du risque migratoire et de ses produits dérivés : l’étranger du dehors et du dedans. Il ne s’agit nullement d’un complot mais de la constitution – et dès lors de la préservation – d’intérêts croisés.

C’est que dans l’ère de la gouvernance par la peur se développe un véritable marché  de l’industrie de la sécurité :  des milliers de  kilomètres de murs virtuels avec des senseurs, des capteurs et autres matériels de surveillance technologique, de la biométrie, des drones et des aéronefs  pour surveiller les frontières, les déserts, les espaces marins comme les zones ghettoïsées. Spot image, Boeing, Dassault, Bouygues et quelques autres y font recette.

Les barrières migratoires prolifèrent dans la mondialisation, dressent des clôtures entre le Sud et le Nord, mais pas seulement. Dès que des différentiels économiques apparaissent quelque part, les hommes construisent des murs !

Ces questions complexes ont rarement droit de cité dans les médias « chauds » tout comme les sujets liés au défi démographique mondial, aux déplacements climatiques, aux migrations Sud-Sud.  Le point de vue des pays d’origine est le plus souvent nié et le choc des représentations ignoré. Dès lors, la place est béante pour les confusions, les amalgames, les stratégies électorales de court terme, et les déclarations peuvent proliférer sur fond d’affrontement des civilisations.

Une exigence démocratique et un travail commun

Arrivés à ce point il nous faut pourtant apporter quelques nuances et notes d’espoir ; les médias sont pluriels, la journée a 24 heures, les programmes aussi et les journalistes, avant de constituer une communauté homogène, sont d’abord des citoyens qui manifestent bien souvent leur empathie à l’égard des migrants. Si le pluralisme des médias est certainement un facteur essentiel pour l’élaboration d’une société démocratique, pacifique et citoyenne, les professionnels des médias sont aussi nombreux à participer à un travail critique sur leur métier et leur pratique. Parfois même, et dans un registre plus concret, les journalistes se moquent d’eux-mêmes en tournant au ridicule l’objet-même de leurs errances.

Lors du démantèlement de la « jungle » de Calais, deux jours avant le top de départ de l’opération, il y avait environ une caméra pour cinq réfugiés et une chaîne anglaise avait même réquisitionné un hélicoptère en dépit des interdictions de survol de la zone…  La machine alors a dérapé,  au grand dam du metteur en scène ministériel qui dénonça une grave dérive médiatique avec le reportage de Canal + d’un humour très politiquement incorrect intitulé « Adoptez un afghan de compagnie »…  Et la créature échappa encore à son concepteur devant une préfecture où se tenait un débat sur l’identité nationale quand un édile de la République déclara devant les caméras de France 2  à propos des immigrés : « On va se faire bouffer… Il y en a déjà dix millions en France, dix millions payés à rien foutre »… C’est alors le Front national qui sourit.

Les médias piègent et sont piégés. Tout ceci finit par former un jeu dangereux dont il est difficile de comprendre les règles. C’est pourquoi, établir des chartes, des codes éthiques pour normaliser et harmoniser les pratiques, fait sans doute partie de  l’exigence démocratique. C’est de Rome et de l’Italie Berlusconienne que vient l’exemple, avec l’adoption en juin 2008 par le Conseil italien des journalistes d’un code de conduite sur les reportages relatifs aux problèmes d’asile et de migrations.

Cette « Charte de Rome », élaborée par l’association des journalistes italiens et la fédération italienne de la presse nationale, en collaboration avec le Haut commissariat aux réfugiés, contient des lignes directrices visant à assurer que les informations concernant les demandeurs d’asile, les réfugiés, les victimes de la traite et les migrants (sur le territoire italien) soient précises, justes et impartiales, et obtenues dans des conditions légales et respectueuses de la dignité humaine. La Charte appelle aussi à ce que les problèmes de migration et d’asile soient inclus dans les programmes de formation des journalistes; un observatoire autonome et indépendant, chargé de contrôler régulièrement le traitement médiatique des questions migratoires, sera aussi mis en place. Assurément, un exemple à suivre.

C’est ainsi, en rassemblant les bonnes volontés démocratiques et républicaines, en déconstruisant le discours dominant et en cessant d’appuyer sur les fêlures d’une société pour éviter sa rupture, que nous accroitrons nos chances de vivre ensemble.

Pierre Henry

Pierre Henry

Pierre Henry est Directeur général de France terre d’asile.