Faire vraiment place au sein de l’ONG humanitaire aux salariés recrutés localement

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Les travailleurs humanitaires s’exposent aux risques inhérents aux terrains en conflit, sous tension ou insécurisés. En principe, ils bénéficient de la protection juridique…

A ce sujet, on cite communément le droit de la Haye (conventions de Genève…) ainsi que le droit de New York (convention de 1994 sur la sécurité du personnel des Nations Unies et du personnel associé…), voire même les statuts de la Cour criminelle internationale. On évoque aussi le droit interne aux pays concernés par les actions d’aide humanitaire. Cela étant, il n’est pas inutile de revenir sur l’exposé introductif des motifs qui ont conduit les Etats à rédiger la convention de 1994. Dans cet exposé, les Etats se sont dits «profondément préoccupés par le nombre croissant de morts et blessés (…) par des actes délibérés». Cette préoccupation rejoint les observations formulées par des chercheurs du Humanitarian Policy Group (HPG) (1) qui montrent combien les ONG sont tout aussi des cibles que les Nations-Unies (UN) et le Comité International de la Croix Rouge (CICR) et que cibler des travailleurs humanitaires participe parfois d’un message politique .

Par conséquent, la violence des attaques dont les ONG font l’objet pose non plus la question de l’exposition aux risques mais de la mise en péril des travailleurs humanitaires. L’association «Action Contre la Faim» (ACF), pour ne citer qu’elle, le vit très cruellement : une volontaire a été assassinée à Ruyigi au Burundi le 31 décembre 2007; 4 expatriés ont été enlevés le 5 novembre 2008 à Dhusa Mareb en Somalie.

Face aux risques, bien évidemment, les ONG ne se satisfont pas du droit. En effet, la revendication de ce dernier est une chose, son effectivité en est une autre; son exemplarité plus encore. C’est notamment pourquoi, les ONG ont développé toute une stratégie opérationnelle de la sécurité qui privilégie l’acceptabilité à la protection et la dissuasion, cette acceptabilité reposant pour beaucoup sur la proximité avec les personnes aidées et leur milieu. Face à la multiplication des violences intentionnelles, de droit commun mais aussi à caractère politique, les ONG s’adaptent à nouveau, d’une part, en martelant leur attachement à un «Espace humanitaire», et, d’autre part, en renforçant encore leurs savoirs et moyens dans le domaine de la sécurité.

La promotion et la défense de principes humanitaires, en prônant par exemple auprès de l’Union Européenne le «Consensus Humanitaire Européen» (2), ne relèvent pas d’un débat sémantique ou d’une guerre picrocholine mais constituent bel et bien des propositions touchant au renforcement externe de la sécurité des humanitaires. Ces réitérations, font suite notamment aux confusions nées du concept de «guerre humanitaire» au KOSOVO et des activités «civilo-militaires » des équipes provinciales de reconstruction (PRT) en Afghanistan, confusions qui conduisent les humanitaires à être des cibles politiques puisque, après tout, un humanitaire est parfois considéré comme un militaire ou un représentant d’une partie au conflit.

Quant au renforcement des moyens internes de sécurité, sujet qui nous intéresse plus particulièrement, ils amènent les ONG à accroître la fréquence du recours au «remote control» déjà utilisé, à certaines périodes, en Tchétchénie et Irak et aujourd’hui en Afghanistan ou en Somalie. Le «remote control» (ou «management control») est un mode opératoire qui revient à confier la mission terrain, non plus aux expatriés et aux salariés nationaux, mais aux seuls salariés nationaux avec l’intervention sporadique ou non selon la nature et la teneur des dangers, d’expatriés de l’ONG.

Autrement dit, l’ONG «gère à distance» son programme terrain. On comprend la démarche interne : mettre hors de danger les expatriés pris délibérément pour cibles tout en répondant aux besoins quitte à accepter une qualité opérationnelle de moins bonne qualité si l’on postule que la plus-value actuelle du siège repose pour beaucoup sur l’activité des expatriés.

Mais immédiatement se pose la question du personnel national de l’ONG? Les salariés nationaux sont-ils moins vulnérables que les expatriés? N’y a-t-il pas un transfert des risques voire des violences faites aux expatriés vers le personnel national?

Si l’on se limite à une approche théorique et technique de la gestion des risques, on aura tendance à répondre par la négative au motif que les salariés nationaux sont dans leur univers, qu’ils connaissent mieux le contexte et sont donc moins soumis aux attaques délibérées. On ajoutera que le «remote control» n’est pas un mode opérationnel récent et que les techniques permettant de limiter les risques qui pèsent sur les personnels nationaux sont maîtrisées. Face au banditisme: pas de transfert, de manipulation d’argent et limitation de l’usage d’équipements par les équipes nationales; face au risque de kidnapping: analyse de contexte, plan de sécurité avec les salariés nationaux; face à la corruption: pas de responsabilité des salariés nationaux dans les recrutements, le choix des fournisseurs…

En revanche, cette approche est brutalement contredite si l’on rappelle l’exécution des 17 travailleurs sri lankais d’ACF le 4 août 2006 à Muttur, au nord-est du Sri Lanka ou encore les résultats d’une l’étude du HPG qui notait qu’en 2005 le nombre relatif d’incidents touchant les salariés nationaux était supérieur à celui affectant les expatriés.

On le voit, au-delà des aspects opérationnels et du concept de «risque zéro», les ONG sont confrontées à un problème moral et plus globalement à la place des salariés nationaux en leur sein, salariés qui de plus en plus sont amenés à être les seuls acteurs de terrain de l’ONG.

Risque zéro pour les volontaires? Risque maîtrisé pour les salariés nationaux?

Sur un plan strictement moral, l’application du concept de «risque zéro» aux volontaires, conduit immanquablement des animateurs d’ONG à adopter la même mesure protectrice en faveur des salariés nationaux, autrement dit à considérer la fermeture pure et simple des programmes les plus dangereux (et/ou un redéploiement corrélatif vers des zones accessibles, mais peut-être moins dans le besoin) comme une obligation impérative.

Parmi ces animateurs, on retrouve des membres des Conseils d’administration, peut-être parce qu’ils sont plus loin du terrain et plus sensibles aussi à l’aspect assurantiel, voire pénal, de la responsabilité. On a pu le constater à nouveau lors de la promulgation de la loi du 27 juillet 2010 relative à l’action extérieure de l’Etat (3) ou plus exactement face aux mises en garde induites de l’Etat qui désormais (article 22 de la loi) «peut exiger le remboursement de tout ou partie des dépenses qu’il a engagées (…) à l’occasion d’opérations de secours à l’étranger au bénéfice de personnes s’étant délibérément exposées (…) à des risques qu’elles ne pouvaient ignorer». En effet, certaines ONG françaises ont demandé à leurs volontaires de se tenir en dehors des «zones rouges» (4) désignées par le Ministère des affaires étrangères (MAE)). Elles ont adopté très rapidement cette position prudente sans trop savoir si elles étaient visées par le texte (le texte dit «sauf motif légitime tiré notamment de leur activité professionnelle ou d’une situation d’urgence» ) au risque de délaisser une petite partie de leur expertise en matière de sécurité et donc de leur capacité à décider, c’est-à-dire un moyen de leur indépendance.

Cela dit, cette posture prudente rentre en tension avec celle, tout aussi spontanée, d’acteurs des ONG plus ancrés dans l’opérationnel que dans la stratégie ou la gouvernance. Ces acteurs, au nom de l’impérative obligation d’agir, crient à l’impossibilité de rester à l’écart de territoires où des besoins urgents existent, comme la Somalie où près de 300 000 enfants seraient touchés par la malnutrition aiguë. Ils revendiquent le droit de se commettre, de prendre et d’assumer des risques au nom du «principe d’humanité».

Mais ce débat, tout compte fait ancien et récurrent au sein des ONG, prend une autre tournure si l’on se réfère à l’analyse du Comité International de la Croix Rouge (CICR) pour qui la nouveauté tient dans le «caractère mondial de la menace» (5). En effet, il y a lieu désormais de considérer les conséquences sur la structure de l’ONG de la mondialisation, de l’intentionnalité et du caractère politique des violences qui obligent les ONG à penser le «remote control» non plus comme un moyen exceptionnel, plus ou moins maîtrisé, mais comme un élément stratégique fréquent voire permanent.

Autrement dit, «l’institutionnalisation du remote control» (re)pose avec force la question de la place des salariés locaux au sein de l’ONG française à caractère associatif. En effet, le transfert, à un moment donné, de tout ou partie de la responsabilité des programmes vers les salariés nationaux pour de plus en plus de missions et pour des durées de plus en plus longues, fait de ces derniers des acteurs premiers de l’organisation. Or, sans rien changer, on se retrouve face à une chose étrange : les salariés travaillant au niveau des sièges, les expatriés qui revendiquent l’impérieuse nécessité d’agir étendent de fait leurs revendications aux salariés nationaux, mais qui eux ne fréquentent que très rarement, voire jamais, les allées du pouvoir, les Comités de direction et autres salons des Conseils d’administration parisiens. Or, c’est bien aussi, voire d’abord, de la sécurité des salariés nationaux dont il s’agit et par conséquent de leur droit de décider en tout état de cause.

C’est pourquoi, les ONG, outre de renforcer le dialogue professionnel et social avec le personnel recruté localement, doivent nouer un véritable dialogue associatif avec le personnel national et ce d’autant plus que la sécurité sur le terrain passe également par la défense et le respect de principes de l’ONG. On notera cependant que la voie des ONG est étroite à cause d’un paradoxe plus ou moins réductible : «le remote control» confère plus de responsabilités aux salariés nationaux, mais en accroissant leurs responsabilités les expose à plus de de risques.

Nouer un vrai dialogue associatif avec le personnel national

Le renforcement du dialogue associatif est d’abord un moyen de renforcer la sécurité des salariés locaux. En effet, le respect par l’ONG de ses principes d’indépendance, de neutralité et d’impartialité, est considéré comme un facteur de sécurisation pour les femmes et hommes de terrain. Au ce sujet, le directeur des opérations du CICR n’a-t-il pas déclaré en 2004 : «Nous devons prendre fermement position en faveur d’une action humanitaire neutre et indépendante. Est-ce vouloir appliquer de vielles recettes à un monde différent ? Pas à notre avis. Pour nous, bien au contraire, c’est soutenir avec conviction, face au danger, une position fondée sur des principes» (ww.icrc.org) (6). Partant, il semble logique que les salariés recrutés localement, qui de surcroît peuvent être amenés à travailler en «remote control», puissent pour le moins être informés directement sur le positionnement, les principes des ONG. S’agissant de la gestion de leur propre sécurité, il semble tout aussi logique qu’ils puissent réagir, le cas échéant, pour que l’ONG respecte ses principes. Or, comment faire autrement qu’en étant adhérents dans la mesure où ces principes sont inscrits dans les projets associatifs, les statuts ou les Chartes des ONG ?

A titre d’illustration, demandons-nous quelle nature aurait un débat entre un salarié local somalien adhérent de l’ONG et un adhérent français au sujet par exemple d’un financement public de la mission Somalie de l’ONG alors que dans le même temps l’Etat financeur de l’ONG participerait à des actions de renforcement de l’armée somalienne ? Il est clair que la discussion sur l’indépendance de l’ONG au regard de ses financements publics prendrait une tournure, pour le moins concrète, voire personnelle. De la même manière, un salarié national, en tant qu’adhérent, gloserait-il comme des adhérents des sièges pour déterminer si le «remote control» constitue un mode direct ou indirect d’accès aux victimes ? Enfin, quel regard aurait un salarié national adhérent quant aux moyens considérables développés par les ONG sur le plan markéting pour protéger et valoriser la marque de l’ONG, dans le but notamment de faciliter la collecte de fonds privés, alors que lui la voit et la veut avant tout comme un symbole qui le protège sur le terrain?

De manière plus large, si seul le fait d’être adhérent garantit le pouvoir de prendre sa part de responsabilité dans un projet associatif, alors oui très logiquement, et d’autant plus avec un «remote control» institutionnalisé, il y a lieu de faire place aux salariés locaux dans le cœur de l’association . Autrement dit, la présence renforcée des salariés locaux sur le terrain impose tout naturellement de leur offrir une place à la hauteur de leurs responsabilités. Sans méconnaître les limites posées par les droits internes en matière de droit de l’association et les tensions qui existent entre l’application du droit français et les différents droits internes auxquels sont confrontées les ONG, il n’est pas inutile de rappeler que le juge français (CA Versailles 13 février 1987, Association Hommes Sans Frontières) a validé, sous réserve de l’existence d’une convention, le droit pour un salarié, au sein d’une même association, de consacrer une partie de son temps au bénévolat et l’autre à son activité salariée. On rappellera en outre, sous réserve là encore de restrictions touchant à la gouvernance de l’association, qu’un salarié peut être adhérent de l’association qui l’emploie et que la «loi 1901» ne fait pas interdiction aux étrangers de diriger une association (article 5 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association (7))

Des associations, comme Médecins Sans Frontière France (MSF), ont déjà une culture qui intègre plus ou moins les salariés nationaux: «Les adhérents de l’association (MSF) sont essentiellement les personnels en mission sur le terrain ou ayant effectué des missions avec MSF. Le maintien de leur adhésion les autres années, ainsi que l’adhésion des personnels recrutés localement dans les pays d’intervention de MSF, se font par une démarche volontaire de leur part.» (…) «Au regard des disparités pouvant exister entre les niveaux de ressource des pays d’origine des différents membres adhérents, le Conseil d’administration pourra fixer des critères permettant de différencier le montant de la cotisation annuelle requise» (article 3 des statuts) (8).

D’autres ONG, comme Action Contre la Faim (ACF), en sont très loin : ACF ne compte pratiquement aucun salarié recruté localement parmi les membres de son assemblée générale, souvent, en sus des problèmes liés à l’application du droit interne et des droits locaux, en arguant de la difficulté de faire vivre le débat associatif lorsque l’on est une ONG implantée dans plus de 20 pays, d’un turn over des équipes rapide, des cultures associatives différentes, des contraintes opérationnelles, des priorités opérationnelles, des conflits d’intérêts entre le statut de salarié (le subordonné) et d’adhérent (le patron)…

Certes, beaucoup de ces arguments sont fondés, mais, admettons-le, tout cela n’est pas nouveau et des solutions techniques, certes plus ou moins efficaces, existent : vote par correspondance, visite des élus sur le terrain, internet, interdiction aux salariés d’être administrateurs de l’ONG, recours aux diasporas….

Conclusion

Si les ONG humanitaires ont progressé en confiant de plus en plus de responsabilités professionnelles aux salariés nationaux et en développant à leur profit une certaine forme de reconnaissance, si elles acceptent peu à peu l’idée, non plus de manière défensive pour gérer le coût social des missions, que «le but premier du dialogue social est de favoriser la recherche d’un consensus et la participation démocratique des principaux acteurs du monde du travail» et que des « structures et des procédures de dialogue social qui fonctionnent bien sont susceptibles de résoudre d’importantes questions économiques et sociales, d’encourager la bonne gouvernance, de favoriser la paix sociale et la stabilité professionnelle et de stimuler le progrès économique» (9), il est temps qu’elles acceptent pleinement la vieille idée que l’engagement humanitaire s’accommode insuffisamment du lien de subordination qui unit un salarié à son employeur, soit-il associatif.

L’engagement individuel au profit d’une cause et la communauté d’intérêts qui unit les uns et les autres, du fait de la diversité des statuts (salarié au siège, salarié recruté localement, bénévole, stagiaire, volontaire, adhérent) obligent à déterminer un point de rencontre, lieu d’égalité, de débats et de délibération, à savoir l’assemblée générale de l’association. C’est aussi, en quelque sorte, ce qui ressort des réflexions autour de la norme ISO 26000. En effet, la norme propose une approche holistique de la responsabilité des ONG dont deux des questions centrales sont «les relations et conditions de travail» et la «gouvernance».

(1) www.odi.org.uk,
(2)
www.ec.europa.ue, Journal Officiel de l’Union euroépenne du 30 1 2008, Déclarations communes, Conseil, 2008/C 25/01, www.ec
(3)
www.legifrance.gouv.fr, loi N°2010-873 du 27 juillet 2010
(4)
www.diplomatie.gouv.fr/fr/conseils-aux-voyageurs
(5) www.icrc.org, 4 Intervention de Pierre Krähenbühl, Directeur des opérations du CICR, le 31 3 2004, au Forum humanitaire de haut niveau, Palais des Nations Unis, Genève
(6)
www.icrc.org, Intervention de Pierre Krähenbühl
(7)
www.legifrance, version en vigueur au 17 10 2010
(8)
www.msf.fr
(9) www.ilo.org, « Buts principaux de l’OIT », rubrique « dialogue social »

Jacques Serba

Jacques Serba

Jacques Serba, Chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Sratégiques (IRIS, Paris), chargé de cours à l’Institut de Préparation à l’Administration de Brest (IPAG), intervenant à Sciences Po Aix-en-Provence et au Centro de Investigation y Docencia en Humanidades des Estado de Morelos (CIDHEM, Cuernavaca, Mexique)