Gaza, chronique d’un désastre annoncé

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Port de Gaza
© François Grünewald

Gaza, Gaza… Pour tous ceux qui ont eu à se rendre dans cette bande de terre coincée entre la mer et un mur couronné de barbelés, surveillée par des miradors, des dirigeables et des drones, l’expérience a toujours été terrifiante. Dans un rapport à la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme sur la situation en Cisjordanie et à Gaza au printemps 2007 écrit après plusieurs missions sur le terrain, j’écrivais : « Aux bombardements de l’aviation israélienne répondent les bombes aveugles des Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa et les roquettes de la branche armée du Hamas. Et vice-versa. Face à cette situation absurde, où va-t-on ? »

Du côté israélien, la situation est dramatiquement cynique. Au nom de la sécurité nationale et de celle des populations, qui est un droit réel, la pratique de la punition collective est-elle une solution ? Les violations du droit international humanitaire sont permanentes et conduites, chose à la fois étonnante et inquiétante, par une des armées les plus formées et les plus sophistiquées du monde sur ce sujet, dotée d’une batterie de juristes et de spécialistes du DIH de grande compétence.

Longue est la liste des atteintes au DIH : conduites des hostilités avec des attaques non proportionnelles aux gains militaires ; dégâts collatéraux systématiquement importants ; destructions punitives des maisons et des quartiers ; non prise en compte des besoins humanitaires, si ce n’est même entraves aux acteurs de l’aide, ce qui va à l’encontre de la responsabilité de puissance occupante comme définie par la 4e Convention de Genève ; arrestations arbitraires très fréquentes, y compris de hauts responsables de l’administration civile (ministres, députés, etc.) ; entrave à la survie des populations avec le Mur, avec son tracé qui sort de la ligne verte de 1967. Nettoyage ethnique, crimes de guerre, crime contre l’humanité : que cela plaise ou non, ces différentes accusations s’appliquent à la lettre à la façon avec laquelle l’Etat d’Israël mène ses opérations : nettoyage ethnique quand on voit comment des oliveraies complètes sont rasées ou des sources détournées, ruinant à jamais des villages entiers qui n’ont plus comme alternatives que de ce déplacer, laissant la terre à des « colonies sauvages » ; crimes de guerre quand on voit l’absence totale de proportionnalité entre les moyens utilisés par une des armées les plus modernes du monde et le niveau de dégâts collatéraux ; crimes contre l’humanité quand on voit les bulldozers intervenir la nuit pour raser des quartiers entiers de camps de réfugiés.

Aussi grave que les violations formelles du DIH, il y a l’utilisation de l’humiliation quotidienne comme instrument de combat. Aux check-points, à la sortie de Gaza, lors des attaques dans les camps de réfugiés la nuit, l’humiliation est quotidienne. L’armée laisse les paysans cultiver leurs champs et les empêche de venir récolter, leur permettant juste de voir leurs récoltes pourrir sur pied à travers les barbelés ou la colline voisine dominant le Mur. Même les acteurs humanitaires sont régulièrement soumis à de telles humiliations.

Côté palestinien, la bombe aveugle contre les civils israéliens est évidemment inacceptable et doit être condamnée de toute force. Même s’il est hélas le résultat de la manipulation idéologique, de la frustration des vaincus humiliés et du désespoir, le recours aux attentats aveugles contre des civils israéliens est une violation détestable du DIH, largement utilisé d’ailleurs par les résistants juifs des premières heures de l’Irgoun à la fin des années 40. Le lancer de roquettes sur les villes qui entourent la bande de Gaza, même si elles font rarement des victimes, est aussi une violation inacceptable du DIH. Il y a en effet peu d’objectifs militaires dans les zones ciblées.

De même, les affrontements entre les factions palestiniennes qui ont régulièrement conduit à des batailles de rue dans Gaza ont aussi été source de grandes souffrances pour les civils qui se trouvent souvent pris au milieu des échanges de tirs. Mais après l’opération « Plomb fondu » de 2008-2009 et les opérations en cours, ces bagarres internes ont été oubliées.

Destructions à Gaza
© François Grünewald

Cette situation extrême, doublée de la perte de nombreux repères sociaux et culturels du fait des années de chômage, de la dégradation de la situation économique et de la politique d’humiliation systématique mise en place par Israël, ne peut que conduire à l’embrasement. Nous l’avons régulièrement dénoncé. Depuis, les phases de cet embrasement se sont succédé quasiment sans intermittence. Nous voyons maintenant la dernière phase d’un processus qui prend ses racines il y a 67 ans dans la Nakbah, ce fameux « désastre » qui conduisit les Palestiniens sur les routes de l’exode et qui rebondit d’intifada en intifada. Aggravé par des années de manque de courage de la part de la communauté internationale et par la montée des extrémismes des deux côtés, il a laissé échapper tous les espaces de solution et d’espoir.

Dans ce rapport de 2007, nous indiquions : « Lorsque le blocus a commencé à se faire de plus en plus intense sur Gaza, après les élections de 2006 qui donnèrent la majorité au Hamas, la question était de savoir si cette situation allait aboutir à une crise humanitaire. » Elle est largement dépassée. Le gouvernement israélien avait en 2006 bien conscience qu’une telle crise pourrait se retourner contre sa propre politique, notamment en offrant des images inacceptables risquant de faire basculer l’opinion publique (israélienne et internationale) contre lui. L’explosion de violence entre le Fatah et le Hamas début 2007 l’a bien arrangé. Conduites dans une stratégie du pire assez terrifiante, les arrestations systématiques des modérés du Hamas en Cisjordanie entre 2006 et 2007 ont contribué à ne laisser que les extrêmes aux commandes.

Pour éviter la crise humanitaire, des mesures en pointillé, donnant ce qu’il faut d’oxygène pour éviter l’asphyxie, ont certes été prises. L’économie sous tutelle sur la Cisjordanie a continué de fonctionner, quelques mesures d’assouplissement de l’aide pour la Bande de Gaza ont évité le pire, tandis que la colonisation des territoires et la déstructuration progressive de ce que pourrait devenir l’Etat palestinien se sont accélérées, rendant de plus en plus illusoires la paix et la stabilité. Face au désespoir, que faire ? Entre les paroxysmes de violence (les deux intifada, l’opération « Plomb fondu », etc.), il n’existe pour l’instant qu’une seule optique : « toujours plus de répression, toujours plus d’humiliation, toujours plus de déshumanisation, toujours plus de haine », avec en aboutissement la guerre d’aujourd’hui et aucune solution à l’horizon.

Nous concluions alors notre rapport par un certain nombre d’éléments qui restent tragiquement d’actualité : « Les risques que cette situation très dégradée fait peser sur la zone, sur la région et sans doute de façon plus large sur les grandes tensions du monde sont considérables :

  • Apport d’arguments au renouveau de l’Islam extrémiste 

Si Ben Laden avait fait très tôt référence à la crise palestinienne (dès l’après 11 septembre), la communauté internationale n’a pas entendu ce message. C’est pourtant celui que l’on entend dans les mosquées de Mogadiscio, de Jalalabad et du Pakistan. Cette situation permet de perpétuer et d’accentuer le discours sur le complot occidentalo-sioniste contre la terre d’Islam et de recueillir toujours plus de supports aux thèses fondamentalistes et aux mouvements violents qui s’y rattachent. Il est étonnant que ce constat n’ait pas mené à une vraie mobilisation internationale et la faiblesse du Quartet a été à cet égard étonnante.

  • Radicalisation sur le terrain 

En Palestine, le désespoir est une source maintenant bien identifiée de volontaires prêts à s’accrocher une ceinture d’explosifs sous la chemise. Les jeunes respectent de moins en moins les adultes, qu’ils voient sans travail et incapables de ramener le pain quotidien, et vont s’engager dans les mouvements extrémistes les plus actifs. Le non respect du DIH par Israël est de facto un facteur d’accentuation de ces tendances. Les frères dans les prisons israéliennes qu’il est si difficile d’aller voir deviennent des mythes à venger. Ces maisons détruites dans les camps deviennent des blessures. Ces humiliations que subissent ces vieilles femmes obligées de marcher aux barrières qui morcellent les territoires palestiniens, dans la boue, le vent ou au contraire le soleil brûlant, sous l’œil narquois des forces israéliennes, deviennent des insultes à laver.

  • Décrédibilisation du discours sur la démocratie 

La non-reconnaissance, pire la mise à l’opprobre, d’un parlement élu par un processus que tous les observateurs considèrent comme un des plus « fair and free » rarement observés par des missions internationales de monitoring des élections et du gouvernement qui en a découlé est une des pires choses que l’on pouvait faire à la démocratie. A quoi sert de faire s’exprimer le peuple ? D’autant que la victoire du Hamas aux élections était plus un désaveu du Fatah et de son règne de corruption qu’une vraie victoire des religieux. Il a été clair assez vite sur le terrain que l’isolation du Hamas a eu l’effet inverse de celui espéré par les politiciens américains et européens : au lieu de l’affaiblir, cet embargo l’a de facto renforcé, jusqu’à lui donner la capacité de mener un véritable travail de sape, notamment à Gaza. Ceci a mené à l’embrasement que l’on connaît.

  • Aggravation des tensions intercommunautaires en France

Certains observateurs niaient à l’époque que cette situation puisse avoir le moindre impact sur la vie des quartiers et sur les risques de voir se multiplier les actes dits « antisémites ». L’auteur de ces lignes qui travaillait régulièrement en banlieue parisienne et dans le sud de la France n’était pas de cette opinion. J’indiquais au contraire dans ce rapport vieux de huit ans que la crise palestinienne, par le sentiment d’injustice qu’elle insufflait, accroissait significativement les risques mais qui étaient plus ceux de l’antisionisme et de l’anti-Israël que de l’antisémitisme réel (les Palestiniens ne sont-ils pas sémites eux aussi ?). Je disais à l’époque que la manipulation du sentiment anti-israélien provoqué par la situation en Palestine pouvait très vite entraîner des dérapages et d’odieux slogans « anti-juifs ». J’insistais alors sur le fait que cette sensibilité du contexte intérieur français devait amener une prise de position plus consistante face à ce drame, et notamment ses composantes juridiques en termes de DIH. Cette partie-là de mon rapport avait été la plus critiquée à l’époque…

Les événements des derniers jours continuent hélas de donner tragiquement raison aux pessimistes. Le sang coule encore sur la Terre sainte. Plusieurs questions se posaient en 2007. Elles restent dramatiquement d’actualité :

– Quelle nouvelle analyse de la dangerosité de la situation faisons-nous sachant que globalement les situations précédentes ont toutes été mal gérées ? Quelles seront les répercussions de cette crise, qui en plus se déroule en plein ramadan, sur les opinions publiques des terres d’Islam ?

– Quelles négociations mener avec le Hamas ? La règle de base de la négociation est que l’on doit parler à tous si on veut faire avancer les négociations. L’ostracisme envers une des parties au conflit a toujours eu comme effet d’empêcher le dialogue et de tout bloquer. Les discussions en cours au Caire montrent combien il est difficile d’avancer : dans une négociation où les deux parties ne se rencontrent pas directement et où tout passe par des intermédiaires, la confiance, clé de la recherche de compromis, est bien difficile à établir.

– Peut-on sans risque laisser Gaza partir à la dérive ? Les risques déjà importants il y a quelques années que cette prison à ciel ouvert ne devienne un symbole martyr dont la portée dépasse largement le simple contexte de la crise israélo-palestinienne. Le gouvernement d’extrême droite au pouvoir à Tel Aviv est-il en train de nous amener tous dans le mur ou va-t-il accepter des concessions permettant un allègement du blocus, tant pour les produits que pour les personnes, comme ceci semble se dessiner ? Le Hamas jouera-t-il le jeu, lui qui s’est refait « une santé politique » grâce à la crise actuelle et qui doit impérativement ramener des améliorations pour la population de Gaza dans le cadre des négociations en cours ?

– Le gouvernement israélien jouera-t-il les bonnes cartes ou continuera-t-il encore celles « du pire » comme il le fait depuis des années? La relâche de sommes importantes du budget palestinien par les Israéliens ou la remise en liberté de prisonniers prouvent que des gestes positifs sont possibles. La reprise des arrestations sur la Cisjordanie et la continuation de la colonisation a montré depuis des mois que l’agenda des Faucons continue souvent de prévaloir. En sera-t-il encore le cas cette fois-ci ? Dans ce contexte, où la raison doit prévaloir sur les agendas de politique intérieure, quelle est la responsabilité de la communauté internationale pour éviter que le pire n’ait lieu ?

– Quelles seront les positions du gouvernement américain ? Une des cartes maîtresses, en l’absence d’une Europe capable de peser, est évidemment à Washington. J’avais rappelé dans une note fournie aux conseillers du président Obama juste après sa première élection que la clé de la résolution de nombre des crises du monde se trouvait en Palestine. On a cru un instant que ce dossier recevrait l’importance qu’il mérite. Las. Il y a ces temps-ci quelques signes d’une prise de conscience à la Maison Blanche. Mais le poids des lobbys évangéliques (de loin bien supérieur à celui du fameux « lobby juif ») sera-t-il supérieur à celui de la raison ? Ce qui se passe en Irak et en Syrie fait pour l’instant passer la crise en Palestine au second plan : erreur grave. Les déclarations à venir des groupes qui ont pris Mossoul et infligent la terreur sur une large bande de territoire entre l’Irak et la Syrie vont sans doute présenter un « menu » terrifiant de haine et de terreur, afin de « venger les morts de Gaza ».

– Quant à l’Europe, la simple nomination de Tony Blair, l’homme haï dans de nombreuses capitales arabes, comme représentant de l’Europe dans le Quartet, faute tactique évidente, avait alors démontré l’incapacité de mettre de l’intelligence aux commandes. Pourtant l’Europe possède des leviers économiques importants qui pourraient être utilisés pour amener Israël à évoluer et à prendre enfin le chemin de la paix. Piste jamais explorée…

Les choses continuent de se dégrader. En France, il est devenu difficile d’exprimer des doutes sur la stratégie d’Israël, sous peine de se faire accuser d’antisémitisme. Et que dire des interdictions des conférences de Stéphane Hessel, de la pénalisation des appels au boycott aux produits israéliens issus des Colonies (qui est une demande de la société civile palestinienne et qui a pourtant été si efficace dans le cadre de la lutte anti-apartheid), du droit légitime à l’expression de la solidarité par la manifestation de soutien ?

Quand j’étais petit, les crimes des camps de concentration, où de nombreux membres de ma famille ont péri, me révulsaient. L’histoire de l’Exodus, le fabuleux livre de Lapierre et Collins Si je t’oublie, Jérusalem, les témoignages de la vie rude dans les kibboutz m’ont fait vibrer. Une terre de lait et de miel où des communautés différentes pourraient vivre ensemble dans un esprit pionnier et socialiste… Mon rêve s’est abîmé dans les fondamentalismes de tout genre. J’étais à Tel Aviv en 2001 lors des grands attentats dans les bus et j’y ai vu l’horreur. Je me suis fait caillasser par les fous furieux du judaïsme extrémiste dans les rues de Jérusalem et j’y ai vu la bêtise. J’ai entendu les slogans antisémites dans les rues de Paris et j’ai compris la peur. J’ai aussi essuyé les pleurs de ce vieux paysan palestinien de Hébron qui voyait ses oliviers centenaires être arrachés un par un, observé l’humiliation permanente aux check-points pour atteindre Ramallah, ressenti la violence aveugle des bulldozers démolissant dans la nuit des maisons palestiniennes, des bombes détruisant des écoles et des hôpitaux… et j’y ai vu la fin d’une certaine idée de l’humanité.

Mais il faut garder l’espoir : les colombes et le rameau d’olivier devront prévaloir à la folie des hommes.

François Grünewald

François Grünewald

François Grunewald est directeur général et scientifique du Groupe URD. (www.urd.org).