Charlie : Pour en finir avec quelques dichotomies mortelles

0
336

Ce jour-là, les sonneries de l’alerte sur mon portable résonnaient en permanence. Nous étions en réunion d’équipe, et je n’y ai jeté un coup d’œil qu’à la pause. Et là, la sidération en voyant défiler la liste des noms : Cabu, Wolinski, Charb, Bernard Maris…

Depuis, le Monde a changé : des millions de « Je suis Charlie » sur tous les continents, de vastes opérations de police dans de nombreux pays, mais aussi une forte réaction « anti-Charlie » voire anti-française suite à la sortie du numéro 1178 de Charlie Hebdo. Au Niger, en Palestine, au Pakistan, etc., des slogans anti-français ont été clamés et des attaques violentes contre des centres culturels français ont été lancées. Dans quel monde allons-nous vivre ?

Palestine, Irak, Afghanistan, mais aussi Somalie, Indonésie, Maghreb, pays de la bande sahélo-saharienne, New York, Madrid, Londres et maintenant, de nouveau, Paris : les bombes lancées au nom d’Allah tuent tous les jours, et surtout des Musulmans.

L’ultranationalisme religieux hindouiste brûle des non-hindous, l’église orthodoxe de Russie a appelé à la haine en Bosnie et en Tchétchénie en s’impliquant dans les crises des Balkans et du Caucase. Une frange extrémiste des « new borns » américains, héritiers du Ku Klux Klan, lance des anathèmes toujours plus violents. Les religions de combat semblent être de retour. Miroirs déformés de la réalité d’un monde dans lequel elles devraient jouer un autre rôle : celui de la fraternité, des valeurs de solidarité et de charité.

Quels sont les enjeux de cette situation ? Doit-on accepter la théorie du retour des guerres de religion ? Comment gérer les interactions entre religions, droits et conflits dans un monde toujours plus turbulent, plus globalisé, où les échanges sont toujours plus complexes, multiformes et rapides ?

Pendant la guerre froide, le monde était souvent perçu comme relativement simple. La lecture de ce monde se faisait à travers le prisme essentiellement binaire de la confrontation Est-Ouest, ce qui permettait non seulement de masquer toutes les autres lignes possibles de lecture de la conflictualité, mais aussi de les manipuler et de les instrumentaliser au nom du pragmatisme politique.

Ainsi en allait-il du soutien américain à Ben Laden et Gulguddin Hekmaktyar en Afghanistan dans le cadre de l’opposition à l’URSS, du soutien des mêmes Américains aux Khmers Rouges contre les Vietnamiens, etc. La fin de la guerre froide a fait bouger les lignes, et les couvercles qui contenaient le bouillonnement dans de nombreuses marmites ont sauté. Les conflits ont pris d’autres natures et, suite aux attentats du 11 septembre, ont de plus en plus été lus selon la grille de la guerre des civilisations et de la guerre totale contre le terrorisme : en bref, l’Islam contre le reste du monde.

Cette lecture éminemment dangereuse de la conflictualité qui venait aurait pu avoir un intérêt et sans doute un seul : obliger politiciens, chercheurs, acteurs du développement et de l’humanitaire, et enfin juristes à tenter de refonder la place universelle du droit, et notamment du Droit International Humanitaire, et d’en redémontrer l’enracinement multiple dans les religions du Monde. Cette tâche complexe mais essentielle a été initiée par certains chercheurs, notamment à l’initiative du CICR, ainsi que dans de grands centres de la pensée islamique, comme l’université Al Azhar du Caire, mais on est encore aux balbutiements de cette démarche d’ouverture.

Le présent article voudrait néanmoins pousser plus loin la réflexion et chercher comment sortir d’un système mortel pour l’homme, l’humanité et l’humanitaire, et qui s’ancre dans quelques « tête-à-tête » très dangereux :

  • le religieux vs le politique ;
  • le religieux vs le culturel et la morale ;
  • l’Islam contre les autres religions.

Religion vs politique

Derrière le premier binôme se trouvent deux questions à la fois simples et complexes : « les guerres de religion existent-elles ? » et « la religion doit-elle gérer la société ? ». Depuis les croisades du Moyen Âge aux confrontations en Irlande en passant par la confrontation entre sunnites et chiites en Irak, les guerres faites au nom de Dieu sont à la fois nombreuses et dévastatrices.

L’Europe dans son histoire n’a pas été indemne de telles dérives, avec notamment l’Inquisition et le massacre des Hérétiques, notamment des Cathares. D’ailleurs, la religiosité croissante des néoconservateurs américains et la prise de pouvoir, à travers le président Bush, de groupes baptistes parmi les plus réactionnaires, n’était-elle pas du même ordre ?

Dans cette conformation des positions et des jeux d’acteurs, est-il étonnant que le 11 Septembre ait eu lieu, que la réaction qui s’en est suivie ait été forte, et que la chaîne d’évènements qui continue d’en découler fasse que la Terre aille plus mal, soit plus dangereuse ?

Mais derrière le recours au Tout-Puissant pour justifier la guerre, ses coûts et ses morts, n’est-ce pas toujours de dynamiques sociales, politiques, voire coloniales et économiques, qu’il s’agit ?

Si l’espace sacré fait partie de l’humanité, même pour les athées, son utilisation à des fins de propagande et de manipulation pour obtenir pouvoir et richesses sur terre a été très fréquente tout au long de l’histoire. Opium du peuple pour les uns, raison de vivre et de mourir pour les autres, les religions ont aussi été des outils de contrôle des hommes, des richesses et des territoires par des puissances tout à fait terrestres…

L’Islam promeut un système dans lequel le fait de Dieu organise la vie des sociétés et des hommes. Ceci peut prendre des formes d’une grande douceur, mais aussi d’autres, beaucoup plus coercitives. C’est en tout cas dans cette deuxième direction que poussent les mouvements extrémistes : l’établissement du Califat sur une terre totalement homogénéisée dans une Umma (2) unifiée.

Le cri fort de nombreux Musulmans qui disent qu’il faut réserver l’expression personnelle de la religion à la sphère privée et les lieux collectifs (mosquées, églises) mais laisser l’organisation de la société à d’autres mécanismes fait de ces croyants la cible des fondamentalistes radicaux.

Pour une partie des individus touchés par les tristesses quotidiennes de la vie (décès, etc.) et des victimes des conflits et des désastres, la religion est d’un grand secours, car elle offre une épaule secourable, un « ailleurs » vers lequel se tourner. Pour d’autres, c’est vers d’autres formes du collectif, comme celles de la solidarité rapprochée et interpersonnelle (amis, proches, voisins), mais aussi celles mises en place par des générations de constructions politiques, qu’il faudra attendre de l’aide (secouristes, pompiers, médecins, etc.). Mais tout le monde se retrouve sur le pas du service des urgences…

Religion vs culture et morale

Le deuxième de ces binômes a d’abord comme effet dramatique de réduire la compréhension des contextes à des analyses religieuses. En gommant ainsi toute connotation culturelle dans des débats qui demandent pourtant la prise en compte d’une gamme de facteurs beaucoup plus large que le simple fait religieux, nous sommes vite dans l’impasse.

D’abord, parce que la culture est une des racines de la morale. Si celle-ci est bien sûr toujours profondément irriguée par le sacré, elle s’en différencie et est capable de prendre son indépendance. L’Espagne porte encore les traces fières de son histoire musulmane, mais est clairement sortie de l’Umma. De même qu’elle offre à l’observateur tous les insignes d’un passé catholique, y compris avec ses heures noires de l’Inquisition, tout en étant devenue un État laïc et fier de l’être, c’est-à-dire un État où les différentes religions, et même leur absence, cohabitent harmonieusement.

Et si la lecture fondamentaliste de certaines branches de l’Islam contemporain interdit la représentation de l’image de l’homme et de la femme, les miniatures persanes les montrent sans la moindre censure et sont des pièces de l’héritage commun de la culture de l’humanité, comme l’étaient les Bouddhas de Bamiyan détruits par les Talibans en Afghanistan.

Plus graves encore, ces éléments d’une culture d’un Islam complexe et évolutif, capable d’être au centre de syncrétismes étonnants, ont été la cible du fondamentalisme, comme l’a montré la destruction des mausolées de Tombouctou par AQMI.

Dans des contextes particuliers, comme la Somalie, une culture de gestion des conflits autour du xeer, droit coutumier somalien, réglait les « do and don’t » de la conduite des conflits : Droit pré-islamique, ce xeer permettait de régler les conflits liés à l’accès à l’eau et aux pâturages, ainsi que les crimes de sang, à travers le système des « groupes payeurs de dya (prix du sang) ». Il a certes été en partie repris en arabe, mais s’écrit aussi en langue somali, notamment depuis que celle-ci a été transcrite en alphabet latin. Base culturelle du droit somalien contemporain, ce xeer entre régulièrement en contradiction avec la Charia (3) qu’a tenté d’imposer le mouvement des Tribunaux Islamiques et qu’applique le mouvement des Shebabs. Une partie du conflit somalien actuel peut se lire comme une confrontation entre un ordre culturel somalien et la greffe d’une vision de l’Islam construite en dehors de la Somalie.

Le Droit à l’expression contradictoire, à la liberté de parole, à la caricature, à l’insolence fait partie de notre culture. Nous pouvons à la fois respecter et se moquer. Nous devons pouvoir choquer sans se mettre en danger. Toutes les histoires du Mollah Nasreddin Hodja montrent un si subtil et drôle humour de la Terre d’Islam qu’une partie de ces fables aurait sans problème pu se retrouver dans Charlie Hebdo. Et si l’Islam promeut une certaine retenue dans l’expression de l’hilarité, il pose l’existence du rire et de l’humour comme une preuve de la bonté de son Dieu.

La morale est autant un fait sociétal que la culture, et y définit non ce qui est beau et laid, mais, comme souvent la religion, ce qui est bien et ce qui est mal. On y trouve des éléments très forts, comme la générosité, commune à toutes les religions, que l’on retrouve tant dans la Zakat pour les musulmans, la quête de Carême de la Chrétienté ou l’obole aux Bonzes en Asie bouddhiste.

L’un des grands sujets moraux de débat autour de l’Islam est lié au statut et au traitement des femmes en terre d’Islam, et ceci avec de grandes confusions. Entre traditions (souvent « pré-islamiques » comme l’infibulation, l’ablation du clitoris et le port de la Burka) et interprétations du Coran des différentes paroles du Prophète Mahomet, il y a une grande gamme d’options, résultats d’interactions complexes et mouvantes entre les différentes sources et interprétations du Coran, de l’histoire et la tradition des pays concernés et du poids démographique de la population se référant à l’Islam.

L’interprétation de la charia définit les rôles, les droits et les obligations des hommes et des femmes en islam, ce qui entraîne de grandes différences dans le statut de la femme selon les différents courants islamiques et dans les différents pays musulmans. Les droits civiques et l’accès à l’éducation des femmes ont conduit certaines d’entre elles aux plus grandes responsabilités dans leur propre pays, quitte à se faire assassiner.

Les processus qui gèrent les mariages, les divorces et les modes d’héritage, mais aussi le code vestimentaire, la possibilité de se mouvoir seule ou accompagnée, voire de conduire une voiture, sont très variés. Mais aucun ne permet l’esclavage sexuel, le viol, l’exploitation, comme pratiqués actuellement en Syrie et en Irak.

Ces pratiques sont explicitement condamnées dans des textes importants de l’Islam. Comme le soulignent sans ambiguïté les plus grands penseurs de l’Islam contemporain, par exemple à l’Université Al Azhnar, ces pratiques, qui sont devenues une des modalités de conduite de la guerre de DAECH, sont contraires au droit islamique, même dans ses formes les plus conservatrices.

Le Coran comprend de nombreuses exigences morales pour la conduite des hostilités, comme le respect des blessés, des prisonniers notamment. C’est bien dans cette morale que s’ancre une des plus belles pages de l’élaboration du DIH contemporain, la Clause de Martens qui dès 1899 indiquait qu’était condamnable aux yeux du DIH balbutiant tout ce que la conscience publique réprouve.

Le rapprochement des religions sur la question de la conduite de la guerre est donc pour cela fascinant : dans l’Islam et dans d’autres croyances comme dans la sphère non religieuse que représentent les Conventions de Genève de 1949, on n’achève pas un ennemi à terre !

 L’Islam contre les autres religions

Réduire la conflictualité du monde actuel et de celui qui vient à un affrontement « Islam contre Chrétienté » est une tendance à la mode dans certains lieux de pensée stratégique.

C’est d’une part gommer la multitude de cas dans lesquels d’autres visions du divin sont en jeu : ainsi, les massacres du Gujarat et d’autres trop nombreuses atrocités dans le sous-continent indien prennent place dans des contextes où la religion opposée à l’Islam est l’Hindouisme.

Cette lecture, qui s’appuie sur une exégèse particulière et décontextualisée de certaines parties du Coran, comme la Sourate dite « de l’Épée » qui est vue comme l’appel au Djihad, est excessivement dangereuse. C’est tout simplement oublier que le Coran prêche le respect des autres religions et que les versets du Coran qui témoignent de l’importance accordée par l’Islam aux différences religieuses sont nombreux.

C’est aussi ne pas prendre en compte le fait que dans bien des cas, les pires massacres sont ceux qui ont lieu entre « églises » d’une même religion : les guerres de religion entre catholiques et huguenots en France ont fait s’entre-tuer des chrétiens. Les massacres des Cathares et les crimes de l’Inquisition se sont déroulés entre catholiques. Les affrontements mortels qui marquent trop souvent les relations entre les différentes branches de l’Islam, à part peut-être les Ismaéliens et la majorité des Islams Sufi, font actuellement, en Afghanistan, en Irak, en Syrie ou au Pakistan, périr plus de Musulmans que les bombardements américains, alors que le Coran interdit de tuer d’autres frères dans l’Islam. Mais l’histoire est pleine de rivières de sang entre frères ennemis.

À côté de l’agitation fondamentaliste et extrémiste d’une certaine « lecture des religions » existe aussi le pouvoir apaisant et généreux d’une autre appréciation du rôle que ces dernières peuvent avoir. Il faut donc à la fois souligner l’importance de l’influence positive des religions dans l’élaboration des morales collectives et des consciences publiques (encore Martens) qui ont conduit au Droit Humanitaire contemporain, et ne pas se laisser entraîner dans une série de face-à-face entre fait religieux et fait laïc qui ne peut que nuire. Il faut rappeler que la sphère laïque n’est pas un lieu d’exclusion du fait religieux, mais un lieu de respect et de rencontre entre « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » (Aragon). Dans ces conflits et drames qui frappent le monde, reste la poésie.

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et votre Humour
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont, Charlie demeure

Adaptation du poème « le Pont Mirabeau » d’Apollinaire (1912)

 

(1) Reprise d’un article du même titre présenté en 2011 à l’Université de Nice lors d’un colloque sur l’Islam et l’humanitaire
(2) Communauté des croyants
(3) Loi canonique islamique régissant la vie religieuse, politique, sociale et individuelle

François Grünewald

François Grünewald

François Grunewald est directeur général et scientifique du Groupe URD. (www.urd.org).