Depuis une dizaine d’années, l’utilisation des Programmes de Transferts Monétaires (PTM) par les acteurs de l’aide humanitaire s’est généralisée. En 2013, 117 millions de dollars d’aide humanitaire ont été mis en œuvre à travers des PTM (1) et des acteurs clés du secteur comme l’Union Européenne, le Programme Alimentaire Mondial ou le Department For International Development (DFID) ont inscrit l’utilisation des PTM dans leurs stratégies globales (2). Les réponses au Tsunami en Asie du Sud Est en 2006, au tremblement de terre en Haïti en 2010, aux inondations au Pakistan en 2010, à la sécheresse dans la Corne de l’Afrique en 2011 ou au Typhon Yolanda aux Philippines en 2013 ne sont que des exemples de contextes où les programmes d’aide humanitaire ont en partie été mis en œuvre à travers des PTM. Ils se sont dans un premier temps imposés comme un outil d’intervention dans le domaine de la sécurité alimentaire puis ont été utilisés dans d’autres secteurs tels que l’eau, l’hygiène et l’assainissement ou les abris. Si l’utilisation et l’acceptation des PTM sont grandissantes, certaines voix se sont élevées récemment contre ces derniers (3). Cet article n’a pas vocation à devenir un plaidoyer pour l’utilisation des PTM à n’importe quel prix et dans n’importe quel contexte, mais plutôt de rappeler quelques principes de base liés aux transferts monétaires.
Les PTM ne sont pas un nouveau secteur de l’aide. Les Programmes de Transfert Monétaires, qu’il s’agisse de la distribution d’argent ou de coupons, ne constituent pas un nouveau secteur de l’aide comme peuvent l’être la sécurité alimentaire ou l’eau, l’hygiène et l’assainissement. Les PTM ne sont qu’un outil qui s’utilise en substitution ou en complément à de l’aide en nature. L’objectif d’un projet ne sera jamais de distribuer de l’argent, l’objectif sera toujours lié aux besoins spécifiques identifiés en amont de l’intervention, par exemple améliorer la sécurité alimentaire d’une population touchée par une crise, son accès à l’eau, à un abri, etc. L’atteinte de cet objectif peut se faire soit à travers de l’aide en nature soit à travers de l’aide sous forme de PTM. Le choix entre ces deux modalités se fait selon le contexte (acceptation sociale, fonctionnement et accessibilité des marchés, existence d’un agent de paiement, etc.).
De la même façon, on ne peut pas dire que les PTM « se situent … à cheval entre l’aide humanitaire de courte durée … et l’aide au développement de moyenne durée » (4), puisque les PTM ne sont qu’un outil qui ne se situe que là où on les utilise. Ils peuvent effectivement être utilisés soit dans la mise en œuvre de projets humanitaires (réponse d’urgence à des crises) soit dans la mise en œuvre de programme à plus long terme (y compris dans le cadre de politiques nationales de protection sociale), mais ne se situent nulle part dans l’absolu. Encore une fois, ils ne sont qu’un outil.
Le processus de ciblage n’est pas propre à l’utilisation des PTM. Tout projet d’aide humanitaire passe par une phase de ciblage de la zone géographique où le projet sera mis en œuvre et où des femmes, des hommes et des enfants seront amenés à participer à ce projet. Ce ciblage se fait parmi les populations affectées par la crise à laquelle le projet répond, sur des critères de vulnérabilités qui se veulent les plus objectifs possible. Le ciblage est effectivement une étape fondamentale, souvent perfectible, qui pose des questions bien plus larges que celles liées aux PTM : « Promesse d’une décision rationnelle et juste dans des situations dramatiques, il reste pourtant une manière d’évaluer les existences, qui risque de reconduire sans les interroger les normes sociales et culturelles » (5). Les réflexions liées au ciblage sont cruciales mais se doivent d’être séparées de la façon dont le projet sera par la suite mis en œuvre à savoir à travers de l’aide en nature ou sous forme de service ou de transfert monétaire.
La question de la dépendance des populations se pose pour tout projet, qu’il utilise des PTM ou de l’aide en nature. Un des arguments les plus courants des détracteurs des PTM est qu’ils favoriseraient la dépendance des populations et que l’utilisation de transferts monétaires conditionnels doit être favorisée. Le Cash-For-Work ou Argent Contre Travail est souvent cité en exemple de bonne pratique où une population méritante travaillerait pour recevoir son argent. Il faut tout d’abord rappeler que l’appellation de PTM conditionnels recouvre à la fois les transferts où la condition doit être réalisée avant que le transfert n’ait lieu (travailler pour de recevoir de l’argent ou un coupon par exemple) mais également les transferts où la condition doit être réalisée après que le transfert ait eu lieu (utiliser l’argent ou le coupon pour l’achat d’un bien déterminé à l’avance). Dans ce dernier cas, les bénéficiaires du projet n’ont pas non plus « mérité » l’aide qui leur a été distribuée alors même que le projet a utilisé des PTM conditionnels.
Pourquoi les bénéficiaires d’un projet de sécurité alimentaire par exemple devraient-ils plus spécialement « mériter » un sac de sorgho ou de riz qu’une enveloppe de quelques dollars qui leur permettra d’acheter lesdits sorgho ou riz ? L’objectif d’un projet ne change pas selon qu’il utilise de l’aide en nature ou sous forme de PTM, la conditionnalité n’a donc pas à changer non plus. Une aide conditionnelle (en nature ou en PTM) peut être appropriée dans certains contextes, par exemple quand il y a des infrastructures communautaires à réhabiliter et que cela ne perturbe pas les moyens d’existence des populations bénéficiaires. Cependant, croire que la conditionnalité résout la question de la dépendance à l’aide serait simpliste. Tout comme pour le ciblage, la question de la dépendance à l’aide dépasse le cadre des PTM et ne se pose pas en termes de PTM conditionnels ou non conditionnels. Elle se pose pour toute forme d’assistance humanitaire qu’elle soit délivrée en nature ou sous forme de transferts monétaires.
Les PTM ont le potentiel de transformer l’aide et la façon dont les organisations humanitaires et les gouvernements peuvent répondre aux besoins des femmes, des hommes et des enfants affectés par une crise. En plus des points abordés ci-dessus, les PTM questionnent le système humanitaire ; la coordination de l’aide, aujourd’hui principalement sectorielle, montre ses limites lorsque des acteurs humanitaires utilisent des PTM multisectoriels pour répondre aux besoins variés de populations affectées par une crise.
Apporter de l’aide, qu’elle soit en nature ou via des PTM, n’est pas anodin et soulève de nombreuses questions auxquelles cet article n’a pas la prétention de répondre. La « distribution d’argent gratuit » soulève plus de questions encore, cela devrait être l’inverse. L’aide doit poser question, et les réponses ou les pistes de réflexion apportées doivent ensuite être contextualisées à l’utilisation de l’aide en nature ou sous forme de PTM. Il est donc capital que les penseurs de l’humanitaire, dont l’action est essentielle à la remise en question des pratiques, élargissent le débat autour du ciblage ou de la dépendance à l’aide en général et non pas aux seuls PTM. La généralisation de l’utilisation des PTM doit être vue comme une opportunité d’améliorer les pratiques au global et l’aide délivrée en nature doit pouvoir bénéficier des réflexions soulevées par l’utilisation des PTM.
Cet article s’est nourri des discussions ayant eu lieu lors de l’évaluation finale du projet « Appui aux populations vulnérables en période de soudure pour la prévention de la malnutrition » financé par la Direction Générale de l’Aide Humanitaire et Protection Civile (ECHO) et mis en œuvre au Niger entre mai 2013 et avril 2014 par une Alliance de cinq ONG internationales (Acted, ACF, Concern Worldwide, Oxfam et Save The Children).
(1) Données UN OCHA FTS data
(2) Pour l’UE, pour le PAM, pour DFID
(3) Mérick Freedy Alagbe, La résilience et le cash transfert les nouvelles antilogies de l’humanitaire, Grotius International, mai 2013
J.P.O de Sardan & Al., Les transferts monétaires au Niger : la manne et les soupçons, LASDEL, juin 2013
(4) JPO de Sardan & Al., Les transferts monétaires au Niger: le grand malentendu, Revue Tiers-Monde n°2018
(5) La Médecine du tri, PUF, 2014, voir notamment, Marion Péchayre, Impartialité et pratiques de triage en milieu humanitaire. Le cas de médecins sans frontières au Pakistan