C’est de loin le conflit le plus suivi par les médias français. Comment les journalistes l’abordent-ils ? Ce conflit fait-il l’objet d’un traitement particulier ? De cette couverture quotidienne, les correspondants de presse ne sortent jamais indemnes. Parcours – entre Israël et Palestine, de correspondants ou anciens correspondants – Jean-Luc Allouche, Charles Enderlin, Karim Lebhour, Renaud Girard, Adrien Jaulmes et Christophe Boltanski, qui à travers le livre (1) ont cherché à «échapper» à l’emprise de l’événementiel…
« On a affaire à deux camps extrêmement polarisés et militants, explique Karim Lebhour. Quoiqu’on dise, ils sont sourds au discours des faits. » Karim Lebhour est le correspondant de Radio France Internationale et du quotidien La Croix à Ramallah depuis 2007. A chaque reportage, il s’interroge. L’emploi de tel ou tel mot va-t-il provoquer un déluge de critiques? Comme cette fois où l’utilisation du terme “colonies” lui a valu les reproches d’un officiel israélien… Israël n’est pas un Etat colonial, lui avait-t-il précisé. Le terme de colonie renvoie au passé colonial de la France, avait-il même ajouté, avant de fortement suggérer au correspondant d’employer à l’avenir le terme « implantation ».
Car dans la région, les mots, il faut s’en méfier. Doit-on parler de ‘mur de séparation » ou de ‘barrière de sécurité’? De Cisjordanie ou de Judée-Samarie ? De Palestine ? De terroristes, de martyrs ou encore de militants? L’adjectif devient lui aussi suspect. Le journaliste doit-il qualifier les Territoires d’occupés ou parler simplement de palestiniens? Cette guerre des mots ne se limitent pas aux Israéliens et aux Palestiniens. Le Hamas et le Fatah ont également leur réthorique. Car c’est aussi dans les médias que les bélligérants espèrent gagner la bataille.
Charles Enderlin, correspondant de France 2 à Jérusalem, tranche d’emblée le débat. Pour lui, il faut employer les mots « homologués » par la communauté internationale et ne pas avoir peur d’appeler un chat un chat. « Ne pas se laisser instrumentaliser », martèle-t-il. Adrien Jaulmes, le correspondant du Figaro, dit lui avoir complétement intégré cette problématique. Il n’a pas peur des mots en soi. Mais de leur impact sur le lecteur. La peur de devenir inaudible pour les partisans d’un bord ou de l’autre. Et surtout éviter la moindre inexactitude : « La règle que je m’impose, c’est de ne jamais faire d’erreur », explique-t-il. Une évidence? Pas si l’on sait que chaque mot, chaque phrase est analysée, décryptée. La moindre imprécision sur un détail sert ensuite, aux responsables des deux camps, comme aux lecteurs partisans, à démonter le fond de l’article.
Longtemps correspondant pour Libération, Christophe Boltanski se contentait autant que possible de raconter de « petites » histoires. « J’essayais de m’en sortir en rétrécissant la focale, en décrivant simplement, physiquement les choses », précise-t-il. Son successeur sur le poste, Jean-Luc Allouche, lui, se régalait des mots. Il a étudié l’hébreu et l’arabe : « Ce sont deux langues soeurs et pourtant des mots ayant les mêmes racines ont parfois un sens complétement antagoniste ». Cet ancien correspondant de Libération préférait donner systématiquement les deux versions. « Dans un conflit comme celui entre Israël et les Palestiniens, ce sont deux rêves qui s’affrontent et qui, pour le moment en tout cas, sont irréconciliables », poursuit-il.
Les journalistes français seraient pro-palestiniens
Et leurs homologues anglosaxons, eux, pro-israéliens… En somme, les médias de part et d’autres de l’Atlantique seraient tributaires de la politique étrangère de leurs gouvernement respectif.
Jean-Luc Allouche abonde dans le sens d’un parti pris, au moins côté français. Il parle de préjugés de départ. « Le journaliste français va là-bas avec sa besace pleine d’idées préconçues et voit ensuite s’il peut les confirmer sur le terrain », critique-t-il. Il juge aussi ses confrères trop friands d’adverbes et d’adjectifs, ce qui « trahit » leur positionnement idéologique. Finalement, selon lui, les Américains sont plus clairs, avec les éditoriaux d’un côté, les faits de l’autre.
« C’est normal d’avoir une opinion. Je vis là-bas, je rencontre les gens. Forcément, j’ai mon point de vue sur ce conflit. Mais cela ne m’empêche de relater honnêtement ce que pense un camp ou l’autre », explique Karim Lebhour. Oui à l’objectivité, non au détachement, c’est également ce que prône Adrien Jaulmes. Lui, dément tout parti pris de la presse française ou américaine d’ailleurs. Si distinction il y a, explique-t-il, c’est entre les véritables journalistes et ceux qu’il appelle les « media workers », qui gavent leurs chaînes d’information sans hiérarchie, ni vérification.
Pour Christophe Boltanski, la situation est moins lisible aujourd’hui que par le passé. Selon lui, il y a quelques années encore, les journalistes français et leurs homologues américains avaient effectivement tendance à être légitimistes, à « coller » à la diplomatie de leurs gouvernements. Mais quelle est actuellement la position de la France? Les Etats-Unis ne reconnaissent-ils pas officiellement la nécessité de deux Etats? « Tout est aujourd’hui beaucoup plus compliqué. Il faut relire ce que la presse américaine a écrit à l’époque de la guerre de Gaza, c’était extrêmement critique à l’égard des Israéliens », ajoute-t-il. Et puis que signifie être pro-palestinien à la lumière des rivalités entre le Hamas et le Fatah ?
Le conflit serait surcouvert…
Mais qu’est-ce qui est couvert ? Et comment ? Que demandent les rédactions parisiennes ? Adrien Jaulmes affirme écrire toujours six articles par semaine dans les colonnes du Figaro et être chaque jour bombardé d’informations. « On ne peut pas parler de tout. Il faut quotidiennement trouver l’histoire la plus significative », explique-t-il. Trier, hiérarchiser et surtout « creuser ». Même quand les événements sont extrêmement répétitifs. « La mort d’un Palestinien en Cisjordanie est un fait courant et ça donne lieu à deux lignes dans une dépêche. Mais quand on décide de creuser, il y a souvent une véritable histoire à la clef qui en dit long sur le conflit ».
Christophe Boltanski se souvient de son passage dans la région entre 1996 et 2000 comme d’une époque bénie. « Israël, les territoires palestiniens, c’est tout petit. Tu peux traiter toute l’actualité en allant vraiment sur place. Ce qui n’est pas le cas pour le correspondant à Washington par exemple ». La seule contrainte était pour lui de trouver un endroit calme à partir de 15h pour écrire son article. Certains des sujets qu’il traitait pour Libération, se souvient-il avec amusement, se retrouvaient également à la une du New York Times. Lui pour couvrir ces événements partait le matin de chez lui à pied. « Un paradis pour journalistes », rebondit Renaud Girard, grand reporter au Figaro. Et un paradis confortable, ajoute-t-il : « Tu as tout sous la main, les boum-boum, les intellectuels, n’importe quel habitant peut te répondre en anglais. C’est passionnant et en plus il fait beau. Et on n’est pas entre Grosny et Védéno ».
Mais après l’excitation des premières années, de nombreux correspondants ressentent une certaine lassitude. Jean-Luc Allouche, un ancien de Libération, a tout simplement renoncé. « Je devenais cynique, je n’avais plus une curiosité suffisante vis-à-vis de mes interlocuteurs », explique-t-il. L’impression de savoir ce que chacune des parties va dire avant même qu’elle ne le fasse, c’est aussi ce qu’est en train de vivre Karim Lebhour, le correspondant de RFI. « Je suis allé faire un reportage sur un village palestinien en conflit avec la colonie israélienne voisine, j’ai interrogé le maire du village et je savais à l’avance ce qu’il allait me dire », raconte-t-il.
Il y a des mots que Christophe Boltanski ne peut plus prononcer comme « processus de paix », des lieux où il ne voudrait plus aller. « Il n’y a pas un colon d’Hébron qui n’était pas été interrogé au moins une fois dans sa vie, c’est de la folie », explique-t-il. Atteindre les limites de l’empathie, avoir l’impression de remarcher sans cesse sur les mêmes traces. « Il y a un désintêrét dans les rédactions aujourd’hui parce qu’il y a un côté horriblement répétitif à cette histoire et une absence totale de visibilité sur ce qui peut se passer », poursuit-il. Un sentiment que l’ancien correspondant de Libération n’avait pas à l’époque où il était en poste : « Quand j’y étais, on pouvait penser que les choses faisaient sens, soit on allait vers la paix, soit on allait vers la guerre. Mais maintenant, c’est une sorte de serpent qui se mord la queue ». Christophe Boltanski affirme avoir même du mal aujourd’hui à lire des articles sur le conflit.
Charles Enderlin, lui, ne semble jamais se lasser. Il y est pourtant en poste depuis plus de trente ans. En revanche, il ressent une réelle lassitude chez ses interlocuteurs à Paris. « Il y a encore quelques années, je diffusais trois ou quatre sujets par semaine. Aujourd’hui, il m’arrive d’en diffuser trois ou quatre par mois ». Cette lassitude, il l’a aussi ressentie outre Atlantique. « Même ABC, la grande chaine américaine, a fait l’impasse sur l’un des derniers voyages d’Hillary Clinton à Ramallah. La fin du moratoire sur les colonies a été complètement passée sous silence par la plupart des grands chaines américaines ». Mais pour l’infatiguable correspondant de France 2, les médias font une erreur d’appréciation. « En dépit du fait qu’il n’y ait pas de violences, on assiste aujourd’hui à un tournant dans l’histoire diplomatique de la région », explique-t-il, ajoutant un peu blasé : » Mais ce n’est pas assez exotique. Ca ressemble à de l’institutionnel ».
Adrien Jaulmes du Figaro comprend cette lassitude : « On peut croire qu’on a tout dit, que ca évolue à des échelles géologiques, que ça revient finalement à observer de petites failles dans un glacier millénaire ». Mais comme Charles Enderlin, il est persuadé que le conflit va très vite ressurgir à la Une de l’actualité. « Il a toujours été surcouvert, car c’est un conflit important, une fracture entre l’Occident et le monde musulman. Ce qui se passe là-bas peut avoir des répercussions à l’échelle mondiale ». Il évoque entre autres la guerre du Kippour et le premier choc pétrolier.
Les journalistes ne font que du «diplo» ?
Et les Israéliens et les Palestiniens n’ont pas la parole… C’est peut-être la critique qui énervent le plus les journalistes travaillant sur cette région. Karim Lebhour affirme au contraire que ses rédacteurs en chef à RFI et à la Croix ne lui demandent presque jamais d’institutionnel. C’est un conteur d’histoires. Une radio pour les femmes qui s’ouvre à Ramallah ou une femme taxi à Gaza peut donner lieu à un reportage. « Ca frise parfois l’anecdotique. Tous les rédacteurs en chef demandent du « décalé », car eux aussi ont cette fausse impression à mon sens de faire trop de diplomatique sur ce conflit», souligne-t-il.
« Chaque fois qu’on me lance ce genre d’arguments, je demande qu’on me donne des exemples », s’énerve Adrien Jaulmes. Le correspondant du Figaro ne se prive pas d’interroger ses détracteurs sur ce qu’ils ont lu ou vu. « Pour un lecteur ou auditeur attentif – et je ne parle pas de ceux qui sont passionnés par le sujet-, je pense qu’ils sont plutôt bien informés sur le quotidien des habitants de cette région », affirme-t-il. Lui comme la plupart de ses confrères dénoncent l’effet dépêche ou journal télévisé qui occulterait le travail de fourmi des correspondants sur le terrain. Les vingt secondes d’images où Bernard Kouchner sert la main de Mahmoud Abbas…
Jean-Luc Allouche estime, lui aussi, que si le public passe à côté de ce conflit, c’est avant tout de la faute des journalistes des médias audiovisuels : « Les radios et les télévisions cherchent le spectaculaire ou à saisir des instants. C’est très difficile de montrer le quotidien au 20h. Je comprends alors la sursaturation du public qui a l’impression de tout savoir de ce conflit, alors que finalement il en connait assez peu ». Le problème avec le journal télévisé, explique Charles Enderlin, c’est avant tout une question d’espace. S’il ne se passe rien, difficile d’exiger une minute ou deux d’antenne. « On diffuse aussi des sujets décalées à la télévision. Mais montrer que la vie est normale, ça, aucun média ne le fait. Or quand il n’y a pas de violences, les gens là-bas vivent normalement », se défend-il.
Ce conflit, explique de son côté Karim Lebhour, est devenu tellement administratif, tellement juridique que c’est parfois difficile d’expliquer ce que vivent les habitants de cette région. Il existe cinq catégories de Palestiniens avec, tous, des niveaux différents de droits, d’autorisation de circulation, d’identités différentes… « On ne peut pas réexpliquer tout cela dans chaque article. La question de la propriété des terres en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, par exemple, est effroyablement complexe. Conséquence, c’est un sujet central, mais très peu traité », précise-t-il. Et que faire de l’Histoire ? s’interroge pour sa part Adrien Jaulmes du Figaro. « La plupart des postes de police en Cisjordanie ont été construits par les Britanniques, utilisés ensuite par les Jordaniens, les Israéliens et pour finir par les Palestiniens », s’enthousiasme-t-il, ajoutant : »le passé est partout ou vous saute constamment au visage ». Il faut alors choisir, ne pas tout rappeler, mais mettre en perspective. Parfois c’est nécessaire de rappeler que la première révolte arabe a commencé sur l’esplanade des Mosquées en 1929 ou qu’il y a eu une colonie juive à Hébron pendant 2000 ans. On oublie aussi souvent qu’avant la création de l’Etat d’Israël, la Bande de Gaza était occupée par l’Egypte et l’actuelle Cisjordanie par le Royaume hachémite de Transjordanie ».
(1) Ils ont écrit :
Jean-Luc Allouche, les Jours redoutables (Denoel)
Charles Enderlin, Un enfant est mort (Don Quichotte Editions)
Karim Lebhour, Jours tranquilles à Gaza (Riveneuve éditions)
Renaud Girard, La guerre ratée d’Israël contre le Hezbollah (Editions Perrin)
Christophe Boltanski et Jihan El-Tahri, Les sept vies de Yasser Arafat (Grasset)
Sonia Rolley
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