Le casse-tête du retrait d’Afghanistan

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Évacuer nos forces d’Afghanistan n’est pas qu’un immense défi logistique. C’est également une opération lourde de conséquences politiques et géopolitiques, où s’entremêlent le risque de devoir graisser la patte à des régimes dictatoriaux et les menaces de déstabilisation islamiste en Asie centrale.

Le retrait d’Afghanistan des forces de l’Otan, via le  Northern Distribution Network (1), par l’Asie centrale post-soviétique, est un vrai casse-tête pour les autorités concernées. La dictature ouzbèke,  qui devrait voir passer sur son territoire les troupes de l’Otan, le sait bien. Ces dernières semaines, Tachkent a été le théâtre d’un vrai ballet de ministres de la Défense des pays membres de la coalition. Côté français, ce n’est qu’après la présidentielle que « le ministre de la Défense du nouveau gouvernement va devoir se rendre en Ouzbékistan pour finaliser nos discussions », explique un haut-fonctionnaire du Quai d’Orsay.

La « Task Force La Fayette », engagée sur le territoire afghan,  c’est 3900 soldats, 1500 conteneurs (dont 318 de munitions), 1200 véhicules (dont 500 blindés)… La route via Termez en Ouzbékistan, qui emprunte le chemin de fer ouzbek, est privilégiée pour l’évacuation des troupes, au vu du coût de la voie aérienne, « jusqu’à 35000 euros l’heure », selon Intelligence Online. La route pakistanaise, un temps envisagée, est quasi-fermée. Certes, Washington a ravivé les discussions avec Islamabad mais le retrait anticipé des forces françaises, 2013 pour Nicolas Sarkozy, fin 2012 pour François Hollande, « rend très difficile le passage par le Pakistan dès lors que les Américains y négocient au nom de l’Otan pour un retrait groupé en 2014 », estime Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité de l’Europe (IPSE).

Une commission mixte franco-ouzbèke s’est réunie ce mardi 27 mars à Tachkent. « Cela devrait faire avancer les choses », espère un cadre de la Délégation aux Affaires Stratégiques (DAS), du ministère de la Défense français. Début février, lors d’une audition à l’Assemblée nationale, Gérard Longuet déplorait que Tachkent « pose des conditions matérielles assez coûteuses. » D’autant plus coûteuses « qu’en avançant le calendrier, on perd énormément en capacité à négocier », précise Emmanuel Dupuy.Les sommes qui seront engagées ont une portée politique cruciale pour le pouvoir ouzbek, et à sa tête le président Islam Karimov. Selon le site web Uznews, l’accord exclusif signé par le Pentagone avec la société FMN logistics est inquiétant : « FMN est (…) une filiale de Zeromax (…), liée à la fille aînée d’IslamKarimov, Goulnara. Le président de FMN est Harry Eustace Jr (…). Son père, Harry Eustace Sr était un conseiller “senior”de Zeromax. » Sur un milliard de dollars de chiffre d’affaires de FMN, 85% viendrait des « contrats afghans».

Le Pentagone a classé ces accords « secret Défense. » « Contrairement à la base militaire de Manas, au Kirghizstan, qui est gérée par la DLA (Defense Logistic Agency), le retrait via l’Ouzbékistan se fait par l’agence gouvernementale américaine TransCom, qui est moins transparente», affirme Scott Horton, avocat américain. Mais pour ce proche des ONG de défense des droits de l’homme, qui a participé aux enquêtes du Congrès sur les contrats de l’armée américaine en Asie centrale, « le problème est insolvable parce que nous avons découvert, aux cours de nos investigations, qu’il est impossible de passer par l’Ouzbékistan sans avoir à traiter avec l’entourage de Karimov. »

 La défense des droits de l’Homme en sommeil

L’importance stratégique du retrait afghan est aussi une catastrophe en termes de droits de l’homme. « J’ai entendu des diplomates en poste à Bichkek ou à Tachkent me dire que désormais leur boulot consiste à répondre aux exigences de notre ministère de la Défense », raconte Scott Horton. Dès lors, plus question de remontrances sur le thème des droits de l’homme ou de la gouvernance, faites par les « Affaires étrangères » , bien que l’Ouzbékistan compte parmi les pires dictatures du monde. Des télégrammes diplomatiques américains révélés par Wikileaks en témoignent. Qu’il s’agisse de pousser l’Union européenne à lever ses sanctions contre Tachkent, après la répression sanglante d’Andijan de mai 2005, ou de lever le pied quant aux critiques relatives au travail forcé des enfants dans les champs de coton, les diplomaties occidentales se font de plus en plus discrètes dans leurs remontrances

 Laisser des armes en chemin

Le régime ouzbek se pense en situation de force . « Il ne l’est pas tant que cela, tempèreSteve Swerdlow, de Human rights watch. Tachkent a besoin de l’Otan aujourd’hui. Il faut justement utiliser ce besoin pour imposer des critères en matières des droits de l’homme », Les dirigeants ouzbeks entendent effectivement retirer des gains géopolitiques de la situation actuelle. « Ils utilisent leur relation avec les partenaires du  Northern Distribution Network pour contrer l’influence russe dans la région. Dans le même temps, ils espèrent que ce partenariat les aidera à renforcer leur armée et le système de sécurité. A la fois pour parer aux menaces extérieures et pour renforcer les capacités sécuritaires de l’élite au pouvoir », explique Sukhrobjon Ismoilov, directeur de l’Expert working Group, à Tachkent.

D’où la délicate question : Faut-il abandonner de l’armement aux Ouzbeks ? Le Pentagone hésite. En novembre dernier, lors de son passage à Tachkent, le Lieutenant Général Vincent Brooks aurait discuté avec les autorités ouzbèkes du don de matériel militaire dans le cadre du programme Excess defense articles (2). « C’est une question que les Ouzbeks pourraient soumettre à la France. Des sociétés d’armement se disent que cela permet de créer une dépendance industrielle », explique un diplomate français. Au-delà d’une forme de cynisme commercial, les enjeux sécuritaires sont réels, entre islamisme et trafic de drogue. « Nos dirigeants s’inquiètent vraiment. Même s’ils savent que l’Ouest continuera à soutenir les capacités sécuritaires afghanes », affirme  Sukhrobjon Ismoilov. Le MIO (Mouvement islamique d’Ouzbékistan) et l’Union du djihad islamique, dont beaucoup de membres sont aujourd’hui retranchés au nord de l’Afghanistan, restent menaçants. Cette situation est en grande partie le résultat de la répression aveugle de la dictature ouzbèke contre toute opposition religieuse. « Ces mouvements rêvent toujours de renverser Karimov. Ce dernier n’exclue pas un retour au pouvoir des talibans en Afghanistan, d’où sa prudence à leur encontre. Dans les médias nationaux, à ses ordres, il n’y a pas de campagne anti-talibans, comme on en a connu dans le passé », constate le politologue ouzbek Kamoliddin Rabbimov, en exil en France. Mais dans ces conditions, faut-il armer l’Ouzbékistan ? La nécessaire sécurité de la région se double du risque de renforcer une dictature patentée.

(1) Nom donné à l’ensemble des opérations logistiques autour de l’évacuation des troupes de l’Otan d’Afghanistan.
(2) Selon le programme Excess defense articles, le gouvernement américain a la possibilité de transférer des surplus militaires aux forces armées étrangères, dans un certain cadre défini par une série d’amendements.

 

 

Régis Gente

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Régis Gente est journaliste.

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