A l’image de tous les secteurs professionnels, l’action humanitaire a été bouleversée depuis vingt ans par la révolution numérique. La croissance des flux d’informations produits et partagés est exponentielle, devenant pour les acteurs de l’aide une opportunité mais aussi une menace (l’«infoxication»).
D’autre part, l’appropriation des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) par les populations « bénéficiaires », en particulier le téléphone portable, modifie également le rapport que celles-ci entretiennent avec les organisations humanitaires et avec la communauté internationale dans son ensemble puisque leurs apports viennent encore accroître les flux d’informations. Enfin, facilitatrices de communication d’un côté et modalités d’échange de plus en plus incontournables de l’autre, ces NTIC posent aussi un problème de fracture numérique entre ceux qui y ont accès et maîtrisent leur usage, et les autres pour qui ces technologies restent inaccessibles notamment en raison des coûts. Cet article vise ainsi à présenter comment ces défis peuvent trouver une partie de leurs réponses dans le concept « open source ».
L’open source ou « les logiciels sans OGM »
Pour expliquer l’« open source », il est tout autant nécessaire de comprendre le mécanisme de production d’un logiciel qu’il est indispensable de comprendre la production biologique des semences pour le débat sur les OGM. Et ce mécanisme tout à fait simple se décrit en deux étapes. Pour créer un logiciel, il suffit premièrement d’écrire un ensemble de fichiers texte baptisé « code source » dans lequel le comportement de votre application sera décrit exhaustivement, et deuxièmement de passer ce code source à la moulinette d’un autre programme. Le code source est donc la recette, le secret de fabrication d’un logiciel.
Un logiciel est « open source » quand son code source est publié avec une licence permettant à n’importe qui de le lire, de l’exécuter, de le passer à son voisin, ou de le modifier si l’on veut ajouter un nouveau bouton ou changer une couleur. A l’image des semences paysannes et au contraire des semences OGM, avec cette licence dite « libre » car elle garantit plusieurs libertés, le logiciel est lui-même qualifié de « libre » car il laisse ses utilisateurs et producteurs indépendants pour l’utiliser, le reproduire ou le modifier. Un logiciel libre est donc une sorte de bien commun vivant maintenu et évoluant grâce aux soins de sa communauté.
L’une des originalités de l’« open source » est justement là : en donnant ces libertés, il fédère facilement les énergies d’utilisateurs ou de développeurs qui s’approprient le projet et proposent leur aide ou de nouvelles idées, attirés par le défi technique ou l’utilité du logiciel. Les logiciels libres sont donc comme les semences des tomates, des poires ou des pommes de terre que nous pouvons faire pousser aujourd’hui dans nos jardins : des biens communs librement disponibles et modifiables, façonnés souvent de façon anonyme par des générations de soin et d’inventivité qui continuent de faire évoluer leurs qualités.
Lors de la dernière édition du Salon des Solidarités à Paris en juin 2012, on a pu voir les liens qui existent entre ces communautés « open source » et le secteur de la solidarité internationale. Le Groupe URD et OpenStreetMap y ont en effet organisé une conférence et un espace de rencontres sur « l’émergence d’un humanitaire open source », avec le soutien de la Région Rhône-Alpes, la Région Ile-de-France et l’Agence Limite. Pour expliquer les réponses que l’« open source » peut apporter aux défis du numérique pour l’humanitaire, cet article se propose donc de revenir sur le bilan de cet événement afin d’illustrer de façon plus générale le lien entre ces deux mondes.
L’open source pour l’humanitaire
Un projet « open source » a pour objectif le développement d’une solution en licence libre répondant à certains besoins. Le projet Firefox de la Fondation Mozilla, par exemple, cherche à développer et faire évoluer constamment le navigateur web Firefox. Un projet « open source » peut aussi viser non pas la production d’un logiciel, mais une production de contenu sous licence libre, comme dans le cas de Wikipedia. De la même manière que pour Firefox et Wikipedia, il existe aussi des projets cherchant à répondre spécifiquement à des besoins du secteur de l’aide internationale comme ActivityInfo, NOMAD, Humanitarian OpenStreetMap Team et Sigmah (cf encadré) [1].
La culture « open source », comme indiqué plus haut, implique l’existence de communautés qui collaborent autour d’un but commun : la production de logiciel, de contenu, voire la prestation de services. La collaboration se passe essentiellement en ligne, via une division des tâches et des responsabilités réalisées à l’aide d’outils de « micro-tasking » mais aussi via un modèle de gouvernance qui varie d’une communauté à l’autre mais doit toujours – si celle-ci veut rester active – faire la part belle à l’ouverture pour laisser de nouveaux membres proposer leurs idées et apporter des contributions concrètes.
En dehors des communautés des projets précédemment cités, certaines pouvant comprendre plusieurs centaines de milliers de membres comme celle d’OpenStreetMap dans son ensemble, il existe également des communautés qui se fédèrent sur des objectifs plus généraux et ne se concentrent pas sur la production et l’évolution d’un unique bien commun. C’est le cas par exemple du groupe de volontaires bretons Télécomix qui a animé plusieurs ateliers sur l’espace collectif lors de ce Salon des Solidarités. Ces « hacktivistes » (ou « hackers » : de l’anglais « to hack » signifiant bidouiller) ont notamment expliqué la façon dont ils aident à distance les Syriens pour qu’ils puissent faire sortir des données du pays sans se faire identifier par les services de surveillance du pouvoir encore en place.
Cet exemple du rôle de Télécomix comme communauté de volontaires techniques agissant en ligne en aide à des populations est l’un des nouveaux services que les communautés et solutions « open source » peuvent apporter au secteur de l’aide internationale. Un autre exemple parmi les plus célèbres est celui de la collaboration cartographique qui a suivi le tremblement de terre de Port-au-Prince en janvier 2010. Grâce à la mobilisation des communautés de CrisisMappers et d’OpenStreetMap, et au partage en licence ouverte de toutes les nouvelles photos satellitaires nécessaires, une carte à jour de la ville a pu être produite à une vitesse que tous considèrent impossible à reproduire au sein d’une organisation ordinaire. De l’avis général, cette carte a permis de rendre beaucoup plus efficiente la distribution de l’aide durant les semaines qui ont suivi le séisme.
Cette crise haïtienne est donc aujourd’hui reconnue comme un nouveau chapitre dans l’histoire de la gestion de l’information au sein du secteur humanitaire : de multiples innovations y ont été expérimentées, notamment avec les projets Ushahidi, OpenStreetMap, Sahana ou d’autres communautés comme les CrisisMappers ou les CrisisCommons. Le rapport « Disaster Relief 2.0 » [2], écrit dans le cadre d’un partenariat entre le Bureau des Nations unies de Coordination de l’Aide Humanitaire (UN-OCHA), la Fondation des Nations unies, la Fondation Vodaphone et la Harvard Humanitarian Initiative a reconnu cette nouvelle étape de l’histoire du secteur.
Les logiciels produits par des communautés comme Sahana, Ushahidi ou Sigmah, sont non seulement plus abordables financièrement, mais surtout parfaitement adaptés à des diffusions larges et indépendantes, à des mutualisations riches et réappropriations plus faciles. Ils sont ainsi bel et bien une partie de la solution dans la lutte contre la fracture numérique. La Croix-Rouge française a ainsi témoigné d’une solution, développée en licence libre dans le cadre d’un de ses projets en Indonésie, qui continue à être utilisée car aucune royalty n’est à payer à un éditeur.
Philosophiquement tournées par essence vers la question des biens communs et du partage, les solutions « open source » laissent toujours les utilisateurs propriétaires de leurs données car elles utilisent des formats standards de bases de données ou de fichiers, qui n’obligent jamais à garder une solution uniquement parce que des données cruciales y sont conservées dans un format que seul l’éditeur de la solution propriétaire est capable d’interpréter. Comme l’atteste le rapport final du « Global Symposium +5 on Information Exchange » d’UN-OCHA, ces solutions sont aussi reconnues favorables au dialogue des systèmes, respectant mieux les standards d’échange, et sont donc un des éléments œuvrant pour une meilleure coordination au sein du secteur humanitaire.
Il ne faut toutefois pas se méprendre : la gratuité de ces outils ne doit pas faire sous-évaluer les investissements nécessaires à leur adoption. En effet, il est bien connu que l’adoption d’un nouveau logiciel nécessite toujours un effort important pour l’installation, la configuration, la formation, le support et l’accompagnement des utilisateurs. Avec une solution propriétaire, une relation s’établit de fait avec un éditeur qui peut prendre en charge toutes ces fonctions dans le forfait inclus avec le paiement initial de la licence. Avec le « libre », certains utilisateurs tiennent parfois le raisonnement suivant : « Si le logiciel est gratuit et qu’aucun service associé n’est obligatoire, pourquoi ne pas tenter de dépendre uniquement de nous pour toute l’adoption ? » ; ce qui peut conduire à un échec du projet d’adoption de l’outil par manque d’investissement dans cette étape essentielle. Tout en prenant en compte cette limite, la question de l’« open source » n’en demeure pas moins un critère à évaluer chaque fois qu’un projet doit inclure une solution de gestion de l’information.
Pour conclure, il est à noter que, depuis la crise haïtienne, les espaces de rencontres entre ces communautés et le système humanitaire classique se multiplient. Des projets ou regroupements de communautés comme Random Hacks of Kindness, Geeks Without Bounds, Social Coding for Good ou les Digital Humanitarians sont autant d’évènements et d’espaces de collaboration en ligne, où ces rencontres ont lieu. Dernier exemple intéressant en date : le Bureau Humanitaire de la Commission européenne (ECHO) – un des plus importants bailleurs de fonds publics du secteur –, dans son travail d’expérimentation sur les formes que pourrait prendre le corps des volontaires européens pour l’aide humanitaire, a sélectionné un projet pilote travaillant justement sur ces nouvelles formes de collaboration et baptisé EUROSHA : EUROpean Open Source Humanitarian Aid
ActivityInfo est une solution de collecte et de cartographie d’indicateurs qui permet à une organisation ou à un groupe d’organisations humanitaires de simplifier les tâches de reporting et aide à la prise de décision.
Nomad permet de collecter, analyser et gérer de l’information sur les projets en temps réel, depuis des solutions mobiles.
OpenStreetMap est le « Wikipedia » de la cartographie. C’est une carte du monde construite collaborativement, dont les données peuvent être modifiées et réutilisées par tous. Cette carte et sa communauté offrent de nombreux services innovants au secteur de l’aide internationale, notamment via la Humanitarian OpenStreetMap Team (HOT).
Porté par un groupe ouvert de 11 ONG, Sigmah est une solution de gestion partagée de projets d’aide internationale qui offre une vision commune de la situation de l’ensemble des projets d’une organisation sur tous les volets de sa documentation, tout en renforçant le suivi de ses processus internes.
[1] Un cinquième projet, Sahana, qui devait également intervenir à cet événement n’a finalement pas pu être présent.
[2] Rapport complet disponible en anglais, ou traduction française du résumé exécutif .
Olivier Sarrat
(http://www.urd.org/).
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- L’émergence d’un humanitaire «open source» – 1 février 2013