La législation antiterroriste américaine adoptée depuis les attentats du World Trade Center est un terrain miné pour les organisations humanitaires et les organisations non gouvernementales (ONG). En effet, l’application de ces lois varie considérablement d’un pays à l’autre et cible toute une variété de groupes politiques et d’individus différents. Selon un récent rapport universitaire, une ONG humanitaire internationale* a rapporté que « six membres de son personnel administratif travaillaient à plein temps sur l’observation des règles de droit et rédigeaient des rapports relatifs aux politiques qui interdisent l’exportation de marchandises vers des endroits non autorisés (deux de ces membres passent la majeure partie de leur temps à vérifier que leurs partenaires actuels et potentiels respectent bien les règles de la passation des marchés, de la lutte contre le terrorisme, ainsi que d’autres listes de critères). »
Les conseils sont évidemment les bienvenus, en particulier pour les petites organisations caritatives. C’est dans cette optique que le Groupe de politique humanitaire (HPG) de l’Institut de développement d’outre-mer (Overseas Development Institute, ODI) de Londres a produit un rapport sur les lois et règlements antiterroristes à l’attention des organisations humanitaires (Counter-Terrorism Laws and Regulations). « Il y a eu beaucoup de recherches effectuées, beaucoup d’analyses… Mais nous avons senti qu’il restait quelques lacunes et qu’il fallait aider la communauté des ONG à clarifier cette question dans la pratique. Nous espérons que ce rapport va vraiment aider les intervenants à comprendre toutes les lois et les mesures existantes », a expliqué Sara Pantuliano, directrice du HPG.
Le document produit n’est pas vraiment un guide, et les auteurs, peut-être parce qu’ils sont avocats, avertissent qu’ils ne dictent pas ce qu’il faut faire et n’offrent pas de conseils juridiques. Le document émet plutôt des recommandations sur la réflexion que devraient avoir les ONG. Il faut qu’elles puissent déterminer quelles parties de leurs programmes pourraient faire l’objet de sanctions et quelles sont les lois des pays qui s’appliquent. Il faut aussi qu’elles soient en mesure d’évaluer si elles peuvent bénéficier d’exemptions humanitaires, et ainsi de suite. L’objectif est qu’elles ne transgressent pas la législation, mais également qu’elles ne laissent pas une nervosité générale s’installer sur cette question, afin de ne pas entraver inutilement leur action.
Aucune interdiction de parler
Par exemple, même si la loi interdit d’allouer des ressources aux organisations sur liste noire, il est toujours possible de communiquer et de négocier avec ces dernières. Ceci peut être déterminant en soi dans les parties du monde où ces organisations ou groupes armés cherchent de plus en plus à contrôler le territoire et à établir une sorte d’administration. Mais l’effet restrictif des lois antiterroristes est tel que de nombreuses ONG n’osent même pas aborder ces groupes.
Les organisations humanitaires qui veulent se conformer au droit doivent décider à quel droit elles se réfèrent : celui du pays où elles opèrent, du pays où elles ont leur siège ou du pays qui les finance ? Ainsi, la Nouvelle-Zélande offre une exemption humanitaire pour la nourriture, les vêtements et les médicaments afin de répondre aux besoins humanitaires essentiels, ce qui n’est pas le cas des États-Unis.
Lors d’une réunion à Londres afin de discuter du nouveau rapport, les participants ont tenu à examiner dans quelle mesure cette différence entre les lois des États pouvait offrir des possibilités ou bien se transformer tout simplement en un véritable casse-tête. « Peut-être qu’il faudrait ici s’inspirer du secteur financier. Il faudrait peut-être déplacer les activités, faire du ‘‘Google’’ au Luxembourg, de l’‘‘Amazon’’ ailleurs, changer de cadre juridique », a déclaré à IRIN Joe Press, chercheur au Royal Holloway College.
Cela pourrait paraître extrême, mais Abdurahman Sharif, du Muslim Charities Forum, a confirmé que les ONG devaient déjà faire un choix entre les bailleurs de fonds dans le cas de la Syrie afin de pouvoir respecter les exigences des donateurs tout en poursuivant leur action. « En Syrie, nous parlons de l’une des plus grandes catastrophes humanitaires au monde, et les organisations ont malheureusement dû refuser de l’argent de certains bailleurs de fonds, afin de pouvoir intervenir dans certaines zones. De plus, il s’agit là de grands groupes humanitaires bien établis ; les petites et moyennes organisations n’ont pas toujours la possibilité de choisir. »
Incompatibilité avec le droit international humanitaire
En plus d’être souvent contradictoires les unes par rapport aux autres, il arrive que ces nouvelles dispositions antiterroristes soient incompatibles avec le droit international humanitaire. Ainsi, les dispositions vont parfois à l’encontre de la règle selon laquelle tous les blessés doivent être soignés sans distinction. Or, apporter une aide médicale au commandant blessé d’un groupe sur liste noire peut être considéré comme un soutien matériel et constituer une infraction. L’état d’esprit de la réunion de Londres était largement favorable au fait de soigner les blessés malgré tout. « Toute la base du droit international humanitaire à sa création était de venir en aide aux soldats blessés », a déclaré Scarlett Sturridge de l’ODI. « Si une organisation décide de faire sien ce principe, il devrait alors être respecté. » Les auteurs de l’étude invitent les ONG à réfléchir à d’éventuelles « lignes rouges » qu’elles refuseraient de franchir ; cela pourrait bien en faire partie.
Une autre question soulevée dans le rapport est de savoir s’il peut réellement y avoir des poursuites en cas de transgression de ces règlements antiterroristes. Le rapport souligne que les organisations humanitaires ne sont généralement pas poursuivies, même si elles n’ont pas respecté les règlements antiterroristes, mais que cette situation « théoriquement illégale mais tolérée dans la pratique » est loin d’être satisfaisante. « Il est clair au demeurant qu’il n’est pas souhaitable d’avoir des individus ou des groupes susceptibles d’enfreindre les lois pénales dans le cadre de leurs activités… Le droit pénal vise à interdire à la société de se livrer à certains actes, indépendamment du risque éventuel de poursuites. L’approche actuelle est source d’insécurité et de confusion. »
Peu de recours
Une chose est sûre aussi bien à la lecture du rapport qu’à l’issue du débat : enfreindre la législation antiterroriste a des retombées qui vont au-delà des poursuites judiciaires. Cela peut avoir pour conséquence le retrait des services bancaires et nuire gravement à la réputation des organisations humanitaires.
Ce problème, l’ONG Interpal, qui a son siège à Londres, ne le connaît que trop bien. Interpal vient en aide aux Palestiniens, ce qui lui a valu d’être accusée de soutien au Hamas par le Bureau américain de contrôle des changes, qui a alors appelé les citoyens américains à ne pas faire affaire avec elle. Depuis, même si l’ONG a été mise hors de cause par la Commission britannique sur les organisations caritatives et a gagné ses procès en diffamation contre ses détracteurs, elle a subi un déluge d’articles hostiles dans la presse et a perdu les services de sa banque.
« Nous sommes déjà pointés du doigt aux États-Unis, ce qui fait que nous sommes dans une position très différente de tous ceux ici présents. Nous devons lutter sans relâche contre cela, et il existe très peu de recours, bien que nous soyons extrêmement rigoureux dans la façon de mener nos activités dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Il existe très peu de recours pour les organisations caritatives qui ont été mises à mal par les politiques de lutte contre le terrorisme », a déclaré lors de la réunion Summereen Khan, responsable de projets à Interpal.
Dans la pratique, le système bancaire met à exécution les mesures antiterroristes. Tom Keatinge, du Royal United Services Institute, a travaillé pendant 20 ans dans ce secteur. Selon lui, la réaction des banques est compréhensible, car le secteur des ONG n’est pas très rentable et les amendes encourues par les banques en cas d’erreur peuvent se chiffrer en milliards. « Les banques sont à l’affût de moyens de réduire les risques. Quand vous vous trouvez dans un bureau au 31e étage d’une tour de Canary Wharf (quartier d’affaires de Londres) et que votre client a peut-être commis un acte illégal, dans un contexte de différentes lois potentiellement contradictoires, l’incertitude conduit généralement à une décision de gestion des risques très simple qui est de dire ‘‘non’’. »
Irin
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