Retour sur un arrêt rendu le 20 juillet 2012 par la Cour internationale de justice de La Haye qui relance la procédure intentée par les victimes du régime d’Hissène Habré…
Voilà du nouveau pour les victimes d’Hissène Habré, président de la République du Tchad de juin 1982 à décembre 1990, avec un espoir que s’ouvre enfin prochainement un procès.
Le 20 juillet 2012, dans un arrêt Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader[1] rendu dans un litige opposant la Belgique et le Sénégal, la Cour internationale de justice (CIJ) a jugé que la République du Sénégal « doit, sans autre délai, soumettre le cas de M. Hissène Habré à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale, si elle ne l’extrade pas ». Cette décision fait suite à une saisine de la Cour de La Haye, le 19 février 2009, par la Belgique, Etat souvent en pointe sur les questions de droit international humanitaire. La Cour lui donne raison et rappelle que l’obligation générale de réprimer les actes de torture s’impose au Sénégal
A la tête d’une rébellion armée du nord du Tchad, il a pris le pouvoir par la force en juin 1982, en renversant le président Goukouni Oueddei. Huit ans plus tard, il a été renversé de la même manière par Idriss Déby, actuel président du Tchad et son ancien conseiller pour la défense et la sécurité. Obligé de fuir son pays, il a obtenu du gouvernement sénégalais l’asile politique. Il s’est alors installé à Dakar, où il réside en liberté dans deux villas mises à sa disposition depuis décembre 1990. Sa présidence fut marquée par de nombreuses violations des droits de l’homme, commises notamment par la police politique de son régime, la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS) à l’encontre d’opposants politiques tchadiens et de personnes suspectées de l’être.
La DDS est responsable de milliers d’arrestations, de détentions sans jugement, de mauvais traitements, d’actes de torture, d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées[2]. En 1992, une commission d’enquête tchadienne a évalué à près de 40.000 morts la répression politique et ethnique du régime d’Hissène Habré[3].
En janvier 2000, sept ressortissants tchadiens ont saisi un juge d’instruction de Dakar d’une plainte contre Hissène Habré au sujet de crimes commis au cours de sa présidence. Ils s’appuyaient sur la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984[4], qui prévoit une compétence quasi-universelle pour le cas où l’auteur présumé « se trouve » sur le territoire d’un Etat partie, sans qu’aucun autre lien de rattachement ne soit nécessaire (art. 5§2). En février 2000, le juge d’instruction, après avoir procédé à un interrogatoire de première comparution, a inculpé Hissène Habré pour avoir « aidé ou assisté X (…) dans la commission de crimes contre l’humanité, d’actes de torture et de barbarie » et l’a assigné à résidence. La procédure semblait pouvoir prospérer pour les crimes commis entre le 26 juin 1987 et le 1er décembre 1990, soit entre la date d’entrée en vigueur de la Convention[5] contre la torture et la date du renversement d’Hissène Habré. C’est alors que commença « un interminable feuilleton politico-judiciaire » selon les mots de l’archevêque Desmond Tutu, lauréat du prix Nobel de la paix. La dimension politique n’était assurément pas absente du dossier, le président sénégalais Abdoulaye Wade (2000-2012) ayant déclaré publiquement qu’Hissène Habré ne serait jamais jugé au Sénégal. Ce même président devait annoncer quelques années plus tard son intention de transférer Hissène Habré au Tchad, où il est pourtant douteux qu’il puisse bénéficier d’un procès équitable[6].
Car, en juillet 2000, la chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar a annulé la procédure engagée au motif que la compétence quasi-universelle prévue par la Convention contre la torture de 1984, ratifiée par le Sénégal le 21 août 1986, n’avait pas été transposée dans le code de procédure pénale sénégalais. Dès lors, selon la chambre, les faits allégués, commis par un ressortissant étranger, à l’étranger et sur des ressortissants étrangers, ne pouvaient pas être instruits au Sénégal, comme le confirmait la Cour de cassation sénégalaise par un arrêt de mars 2001.
Les victimes du régime d’Hissène Habré ne restaient cependant pas inactives : en novembre 2000 et décembre 2001, certaines d’entre elles, dont deux possédant la nationalité belge, déposaient une plainte avec constitution de partie civile devant un juge d’instruction belge contre l’ancien chef d’Etat pour des faits de même nature[7]. L’information judiciaire ouverte à Bruxelles donnait lieu à la délivrance de commissions rogatoires internationales et au déplacement du juge belge au Tchad pour entendre certaines des victimes et des témoins et pour se transporter sur les lieux où les faits allégués de torture avaient été commis. L’information réunissait suffisamment d’éléments pour permettre au juge d’instruction en 2005 de décerner un mandat d’arrêt international à l’encontre d’Hissène Habré pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de torture. En septembre 2005, la Belgique a transmis une demande d’extradition au Sénégal, à laquelle la chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar, par un arrêt de novembre 2005, n’a pas donné suite. La chambre a jugé qu’Hissène Habré devait bénéficier de l’immunité de juridiction attachée à sa qualité de chef d’Etat, immunité qui, selon elle, a vocation à survivre à la cessation de fonctions et ce alors même que les autorités tchadiennes avaient confirmé dès 2002 que le mis en cause ne bénéficiait d’aucune immunité de juridiction du fait de ses fonctions antérieures.
Le « feuilleton » s’est poursuivi : saisine en 2006 par le Sénégal de l’Union africaine de la question du jugement de l’ancien chef d’Etat, échanges de notes verbales entre le Sénégal et la Belgique sur le sens à donner à l’arrêt de novembre 2005, demandes répétées d’extradition émanant de la Belgique non soumises à exécution, saisine en 2006 du Comité des Nations Unies contre la torture par des victimes de l’ancien chef d’Etat, modifications législatives (code de procédure pénale et code pénal) et constitutionnelles au Sénégal en 2007 et 2008 afin de mettre le droit national en conformité avec la Convention contre la torture de 1984, mise en avant de difficultés financières et appels du Sénégal à la communauté internationale à verser des fonds pour l’organisation de la procédure, nouvelles plaintes déposées par les victimes à Dakar, arrêts rendus en 2009 et 2010 de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et de la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest etc.
Dans son arrêt du 20 juillet 2012, la CIJ écarte à juste titre tous ces épisodes procéduraux (dilatoires ?) qui étaient mis en avant par le Sénégal pour expliquer son immobilisme. Elle retient que le Sénégal a commis deux violations aux obligations de la Convention contre la torture de 1984, en soulignant de surcroît que la transposition en droit interne sénégalais en 2007 et 2008 d’une Convention ratifiée en 1986 et entrée en vigueur en 1987 constitue un retard injustifié qui a contribué auxdites violations (§74 à 77).
La première violation porte sur l’art. 6§2 de la Convention contre la torture qui prévoit que l’Etat sur le territoire duquel se trouve la personne soupçonnée d’avoir commis des actes de torture « procède immédiatement à une enquête préliminaire en vue d’établir les faits ». Cette obligation d’enquête est la conséquence logique de l’obligation qui pèse sur l’Etat concerné de s’assurer, au cours de l’enquête, de la présence de la personne soupçonnée sur son territoire, au besoin par la détention préventive (art. 6§1). L’enquête doit être menée « immédiatement » compte tenu de la gravité des crimes dénoncés mais aussi afin d’éviter que la détention préventive se prolonge trop longtemps, surtout s’il s’avère que les charges alléguées ne sont pas fondées. La CIJ estime que le Sénégal, en ne procédant pas immédiatement à une enquête préliminaire en vue d’établir les faits relatifs aux crimes qui auraient été commis par Hissène Habré, a manqué à l’obligation que lui impose l’art. 6§2 de la Convention contre la torture. La Cour relève que le Sénégal n’a versé au dossier aucun élément démontrant qu’il a conduit une telle enquête au sujet d’Hissène Habré (§85). Le Sénégal en tant qu’Etat partie à la Convention contre la torture a certes adopté toutes les mesures législatives pour sa mise en œuvre (mais trop tardivement). Toutefois, comme le relève la CIJ, cette diligence de l’Etat concerné ne suffit pas : « il faut encore qu’il exerce sa compétence sur tout acte de torture en cause, en commençant par établir les faits » (§85). L’interrogatoire de première comparution auquel le juge d’instruction sénégalais a procédé ne peut être considéré comme la mise en œuvre de cette obligation, puisqu’il n’impliquait pas d’enquête relative aux charges pesant sur Hissène Habré (§85). Si le choix des moyens, pour mener l’enquête, reste entre les mains chaque Etat partie, l’art. 6§2 de la Convention contre la torture requiert que des mesures soient prises aussitôt que le suspect est identifié sur le territoire de l’Etat, afin de conduire une enquête au sujet de ladite affaire (§86). En effet, cette disposition doit être interprétée à la lumière de l’objet et du but de la Convention, qui est d’accroître l’efficacité de la lutte contre la torture (§86). L’établissement des faits en question, qui constitue une étape indispensable dans ce processus, s’imposait en l’espèce dès l’an 2000, lorsqu’une plainte a été déposée au Sénégal contre Hissène Habré (§86). Finalement, la CIJ rappelle une règle de bon sens de la Convention, sans laquelle aucune mise en œuvre de la répression n’est possible : si une plainte est déposée contre un individu soupçonné d’être l’auteur d’actes de torture, l’Etat concerné doit, dès lors que l’individu se trouve sur son territoire, faire procéder immédiatement à une enquête pénale.
La seconde violation porte sur l’art. 7§1 de la Convention contre la torture de 1984 qui prévoit que l’Etat sur le territoire duquel se trouve l’individu soupçonné d’avoir commis des actes de torture « s’il n’extrade pas ce dernier, soumet l’affaire (…) à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale ». Cette disposition reprend le principe « extrader ou poursuivre » («aut dedere aut judicare») afin d’éviter l’impunité judiciaire des auteurs d’actes de torture et constitue la suite logique de l’obligation d’enquêter prévue par l’art. 6§2 de la Convention contre la torture. Le respect de ce principe est d’autant plus essentiel que de nombreux Etats refusent d’extrader leurs nationaux et même, pour différents motifs, une personne étrangère présente sur leur territoire. En l’espèce, la CIJ estime que le Sénégal, en ne soumettant pas l’affaire à ses autorités judiciaires compétentes pour l’exercice de l’action pénale contre Hissène Habré, a manqué à l’obligation que lui impose l’art. 7§1 de la Convention contre la torture. Dès lors qu’Hissène Habré était « découvert » sur le territoire sénégalais et qu’une plainte relative à des faits couverts par la Convention était portée à son encontre, les autorités sénégalaises étaient tenues soit de le soumettre à une juridiction pour qu’il soit statué sur l’action pénale, soit de l’extrader.
La CIJ constate que le Sénégal a failli dans la mise en œuvre de l’obligation « extrader ou poursuivre », qui lui imposait « de prendre toutes les mesures nécessaires pour sa mise en œuvre dans les meilleurs délais, en particulier une fois que la première plainte avait été déposée contre M. Habré en 2000 » (§117). Pour la Cour, le retard accumulé par les autorités sénégalaises dans la conduite de la procédure n’est pas acceptable. D’une part, « la diligence que doivent assurer les autorités de l’Etat du for, dans la conduite de la procédure, est destinée également à garantir au suspect un traitement équitable à tous les stades de celle-ci » (§112). D’autre part, si l’art. 7§1 « ne contient aucune indication quant aux délais d’exécution de l’obligation qu’il prévoit, (…) le texte implique nécessairement que celle-ci doit s’appliquer dans un délai raisonnable, de façon compatible avec l’objet et le but de la convention » (§114). La CIJ considère que l’obligation de l’Etat de poursuivre, à défaut d’extrader, est destinée à permettre la réalisation de l’objet et du but de celle-ci, qui est d’accroître l’efficacité de la lutte contre la torture[8]. C’est aussi pour cela que les poursuites pénales doivent être engagées sans retard (§115).
En manquant à ses obligations conventionnelles sur les deux points susmentionnés, « le Sénégal a engagé sa responsabilité internationale. Dès lors, s’agissant d’un fait illicite à caractère continu, il est tenu d’y mettre fin, en vertu du droit international général en matière de responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite. Le Sénégal doit ainsi prendre sans autre délai les mesures nécessaires en vue de saisir ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale, s’il n’extrade pas M. Habré » (§121).
L’arrêt du 20 juillet 2012 de la CIJ constitue une décision claire qui rappelle aux 150 Etats parties à la Convention qu’ils ne sauraient s’abriter derrière leur ordre juridique interne (décisions d’incompétence des juridictions et transposition tardive en droit interne de la Convention) pour justifier leur manquement à leur obligation d’enquêter sur les crimes de torture et d’en poursuivre leurs auteurs. Elle donne donc de l’espoir dans le monde entier à toutes les victimes d’actes de torture, dont les bourreaux ont trop longtemps bénéficié d’une impunité.
Le 22 août 2012, le Sénégal et l’Union africaine ont annoncé avoir convenu d’un plan pour instaurer un tribunal spécial – des Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises – pour juger Hissène Habré. Les « chambres africaines extraordinaires » créées sont au nombre de quatre dont deux pour l’instruction et l’accusation en plus d’une Cour d’assises et d’une Cour d’assises d’appel. Elles doivent toutes être présidées par un magistrat africain assisté de juges sénégalais. Le nouveau président du Sénégal, Macky Sall, a déclaré qu’il souhaitait que la procédure commence avant la fin de l’année[9]. Tant de promesses et d’annonces ont déjà été faites dans cette affaire qu’il convient de rester prudent. Car, en matière de lutte contre les crimes internationaux, seuls les actes concrets des autorités (enquête sur les faits, poursuite ou extradition) comptent : c’est le pertinent message envoyé par la CIJ. Hissène Habré est aujourd’hui âgé de 70 ans et les crimes qui lui sont reprochés datent des années 80. Le nombre des victimes du régime d’Hissène Habré, de plaignants et de témoins clés encore en vie se réduit chaque année. Le temps presse et il est donc temps d’agir.
[1] http://www.icj-cij.org/docket/files/144/17065.pdf
[2] Voir, pour détail des crimes commis, les rapports de Human Rights Watch : http://www.hrw.org/sites/default/files/reports/chad0705fr_0.pdf – https://www.hrdag.org/about/downloads/Violence-de-lEtat-Tchadien.pdf
[3] Né à Faya-Largeau, Hissène Habré est lui-même membre de l’ethnie Gorane (appelée aussi Toubou) qui vit généralement dans le nord du Tchad et représente 6% de la population du pays.
[4] http://www2.ohchr.org/french/law/cat.htm
[6] Le 15 août 2008, Hissène Habré a été condamné à mort in abstentia pour crimes contre l’humanité par un tribunal de N’Djamena.
[7] La Belgique a, elle-même, ratifié le 25 juin 1999 la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984, pour une entrée en vigueur le 25 juillet 1999, conformément à son article 27§2.
[8] Le préambule de la Convention énonce que les Etats parties sont « désireux d’accroître l’efficacité de la lutte contre la torture et les autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants dans le monde entier ».
[9] http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/08/02/pour-un-proces-juste-equitable-et-rapide-de-hissene-habre_1741179_3232.html
Ghislain Poissonnier
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