Août 2011, les Refugees of Rap enregistrent « The age of silence » à Damas. 2 ans plus tard, à Paris, la chanson peut enfin être publiée. Itinéraire de deux frères syro-palestiniens, rappeurs aux textes engagés, qui ont dû fuir leur pays pour continuer à chanter.
12 mars 2013, Paris fonctionne au ralenti. La neige a pris la ville d’assaut. Le téléphone sonne, Amir, un Palestinien rencontré en Syrie, m’annonce l’arrivée de deux jeunes réfugiés.
Ils sont originaires du camp de Yarmouk qui jouxte Damas, pilonné par l’armée de Bashar al Assad depuis plusieurs semaines.
Quelques heures plus tard, métro Oberkampf, les flocons ont remplacé les bombes, ils ont l’air perdu. Ils trainent derrière eux d’énormes valises, vestiges de leur vie passée, d’un quotidien ravagé par la folie de la guerre.
Mohamed Jamous a 24 ans, son frère Yasser, 25. En 2007, ils fondent les Refugees of Rap, le premier groupe de rap syrien. A l’époque, ils sont 4, ils seront deux à rallier Paris pour un nouveau départ, un nouveau champ d’expression où le régime syrien et ses subordonnés ne pourront plus les atteindre directement.
« Quand on a commencé à chanter, le gouvernement ne faisait pas attention aux rappeurs, il était concentré sur les groupes de hard rock » explique Yasser. Cette absence de surveillance se transforme vite en espace de liberté. Les jeunes rappeurs abordent de nombreuses thématiques tout en évitant de s’en prendre directement au gouvernement. Il est question des espoirs déçus de leur génération, des problèmes de la société syrienne, de la corruption ou encore des droits des Palestiniens.
Les premières manifestations en 2011, mais surtout la répression qui s’en suit, vont peu à peu radicaliser leurs textes. En mai de la même année, Raja, un ami rappeur italien, est arrêté et battu. A sa libération, ils décident d’enregistrer une chanson ensemble : « The Age of Silence » dans laquelle ils exhortent les Syriens à se réveiller, à prendre la parole et à renverser le régime qui les oppresse. Et pourtant, eux-mêmes n’y arriveront pas. « Pour nous, c’était la première chanson à briser l’âge du silence, à aborder librement tous les sujets, mais nous prenions le risque d’être arrêtés et tués, nous avons décidé de ne pas la diffuser ».
Les mois passent. Les Refugees of Rap sont invités par les Nations Unies à organiser des ateliers pour les enfants du camp de Yarmouk. Ils leur apprennent le rap, leur offrent la possibilité de mettre des mots sur la violence du quotidien. Ces ateliers ont une importance capitale dans la carrière de Yasser et Mohamed. « On s’est rendu compte que l’on pouvait changer grâce à la musique, que les enfants pouvaient se construire différemment grâce à elle ».
Mais ce changement ne pourra se faire en Syrie. Les Refugees of Rap sont surveillés et les menaces se multiplient sur internet comme au téléphone. « Si vous continuez, vous irez en prison, on va vous tuer ». Tout s’accélère lorsqu’ils découvrent que le gouvernement est en possession de leur chanson « The Age of Silence » alors que celle-ci n’a pas été publiée. Il est temps de quitter le pays.
Nous sommes fin 2012, « le bruit des bombes devient plus fort que la musique ».
Rompre l’âge du silence
Quelques mois ont passé. Mohamed et Yasser me recontactent, l’album est prêt, il va sortir.
Je les retrouve deux jours plus tard. Ils ont bien changé, ils se sont libérés, ont brisé le silence qui les asphyxiait. Dans un mélange de français, d’anglais et d’arabe, ils me racontent les derniers mois de leurs vies, les concerts dans plusieurs pays, les rencontres et leurs nouvelles chansons. Les titres sont sans équivoque : « We will not kneel », « The age of silence », « Haram ». Le régime syrien, la guerre et ses atrocités sont dans leur ligne de mire.
Dans leurs textes, ils dénoncent les méthodes utilisées par le gouvernement pour maintenir la population sous sa coupe: « Depuis que je suis né j’ai pris l’habitude de me taire, d’être muet par crainte du roi des animaux (Assad signifie «lion» en arabe n.d.t) parce que j’ai senti que même chez moi les murs avaient des oreilles et que celui qui parlait de lui était sûr de mal finir.»
L’odeur de sang et des lambeaux de chair qui s’éparpillent sous mes yeux
J’ai couru pour aider mon ami, il est blessé
Les hôpitaux réclament du sang et les mosquées crient
Les murs dans les rues sont devenus blancs
Recouverts de faire-part de décès collés, un jour noir
Silence, paranoïa, violence, torture, toutes les armes du régime sont décrites, des plus pernicieuses aux plus brutales. Si Yasser et Mohamed ont eu la chance de ne pas passer entre les mains des bourreaux syriens, ils n’en ont pas moins été les victimes de l’oppression dont on ne parle pas, ce silence qui mine au quotidien des milliers d’artistes à travers le monde.
A Paris, les deux frères se sont reconstruits, ils espèrent désormais une régularisation de leur statut de réfugiés. Ils ont brisé le silence qui s’était abattu sur leurs vies, mais celui qui étouffe la Syrie depuis tant d’années demeure.
Florian Seriex
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