Les évènements qui ont poussé Ben Ali à fuir le pays, et son régime à se disloquer, sont une invite aux chercheurs et acteurs institutionnels à revoir les grilles de lecture qui ont permis jusque là de décoder la société tunisienne et de scruter les mécanismes de son évolution.
1 – Tout d’abord, la représentation du peuple tunisien comme cette «force obéissante»(1), qui inspire les politologues pour expliquer les limites des espaces protestataires en Tunisie et la perduration d’un régime bien établi, s’est avérée totalement erronée au regard des derniers évènements.
En effet, le soulèvement populaire qui s’est produit en Tunisie et qui a connu son paroxysme le 14 janvier avec la chute du régime de Ben Ali n’a pas été envisagé ou propulsé par une force politique ou syndicale organisée, et pour cause ; l’atrophie des espaces politiques et le quadrillage du pays par un système sécuritaire omnipotent empêchaient toute opposition de se déployer aisément. Toutefois, il convient de reconnaître que la centrale syndicale, l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) à travers ses relais régionaux, avait été amenée à accompagner ce mouvement tout au long de son développement.
En fait, c’est un ras le bol généralisé qui a touché toutes les couches sociales de la population – à commencer par les diplômés chômeurs de l’enseignements supérieur qui représentent à eux seuls presque 40% du total des chômeurs – et la haine que nourrissent les Tunisiens contre de la famille de l’épouse du ben Ali qui ont constitué le soubassement de ce mouvement. Comme l’écrit fort justement le chercheur Vincent Geisser, les manifestants sont des acteurs ordinaires qui mènent les mouvements sociaux. Toutefois, «acteurs ordinaires» ne signifient pas forcément acteurs apolitiques.
Au contraire, les élites tunisiennes, proches du régime, comme celles proches de l’opposition indépendante, ont longtemps sous-estimé les nouvelles formes de politisation qui gagnaient la jeunesse tunisienne et notamment les diplômés de l’université. On pensait que les jeunes tunisiens étaient devenus matérialistes, voire «khobzistes», sans idéal politique et que leur seul désir était de consommer les derniers gadgets à la mode. Le régime de Ben Ali apparaissait à leurs yeux, totalement archaïque et déconnecté de leurs aspirations de jeunes tunisiens du XXIe siècle(2).
2 – En dépit du quadrillage sécuritaire et du système de surveillance très sophistiqué mis en place par le régime de Ben Ali depuis son avènement en novembre 1987, ce mouvement populaire s’est propagé comme une trainée de poudre dans tout le pays, prenant au dépourvu non seulement le régime lui-même mais aussi l’opposition traditionnelle, dont les différentes composantes, il est vrai, sont quasi insignifiantes.
La raison de cette contagion rapide s’explique par le fait, qu’à chaque crise sociale ou politique qui secoue le pays, la réponse du pouvoir de Ben Ali a toujours relevé de l’ordre sécuritaire.
Or, pour la première fois, cette crise a pris en l’espace d’un mois (17 décembre 2010 – 14 janvier 2011) une dimension populaire et un ampleur nationale sur lesquelles sont venues se greffer toutes les frustrations : de la jeunesse en chômage, aux régions déshéritées, aux hommes d’affaires indignés par la généralisation de la corruption et du népotisme dans les sphères de l’Etat, à tous ceux qui aspirent à la liberté, à l’état de droit, à la justice sociale…
Le système sécuritaire qui reposait sur ses deux piliers : le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD), parti de l’ex président, disposant de ses propres milices, et les forces de police, totalement acquises au régime furent, tous deux, largement débordés par l’ampleur du mouvement. Pour la première fois, les mécontents s’étaient exprimés sur tout le territoire national pour scander les mêmes mots d’ordre synthétisés autour de : «Ben Ali dégage». Ainsi, de la revendication sociale au départ, le mouvement prend une dimension nettement politique, et l’intrication de ces deux revendications va précipiter la chute du régime et la fuite de Ben Ali.
3 – Les méthodes d’action et de mobilisation traditionnelles auxquelles recourait fréquemment la génération des militants opposants des années 1990 ont complètement changé aujourd’hui. Jadis, militants des droits de l’homme et opposants politiques recouraient fréquemment aux pétitions, aux tracts, aux articles et interventions dans les médias étrangers, et, éventuellement à la grève de la faim, pour alerter l’opinion nationale et surtout internationale, sur les violations flagrantes du régime.
Aujourd’hui, avec l’arrivée d’une nouvelle génération qui est née avec l’ère de Ben Ali, ces méthodes changement de formes et de contenus. D’une part, le rôle sans précédent joué par les technologies de la communication, essentiellement Internet, à travers les réseaux sociaux, est considérable.
En effet, à côté d’un espace public complètement domestiqué par le régime où les espaces d’expression sont quasi verrouillés, cohabite une autre Tunisie dite virtuelle dans laquelle se déploie plus d’un million et demi d’utilisateurs tunisiens, où les proxys – qui permettent de contourner la censure d’internet – sont légions. Grâce à ces adresses proxy, les jeunes d’abord, et toutes les catégories sociales, ensuite, naviguent à leur guise sur les sites interdits, échangent des informations de toutes sortes entre eux et diffusent des vidéos sur le régime.
Dans le même temps, et par le truchement du réseau social le plus prisé, Facebook, ils peuvent aussi aménager des formes d’action et de mobilisations relayées dans la vie quotidienne réelle telles que les appels à des manifestations de rue, les mouvements de grève, les dernières blagues contre le régime et surtout, sur l’épouse du président et sa famille, etc. L’usage intensif de ces technologies pour la conscientisation du mouvement et sa participation active à la chute du régime peuvent laisser croire qu’il s’agit de la première « révolution numérique » dans le monde.
D’autre part, l’apparition d’une nouvelle forme de mobilisation comme l’immolation par le feu devant des édifices publics a eu des effets réactifs à travers tout le pays. En effet, les images des corps des jeunes transformés en boule de feu (on en dénombre cinq dans ce cas et plus d’une centaine de morts, essentiellement par balles) qui circulent à travers les vidéos sur Facebook mais aussi sur les chaînes satellitaires comme Al Jazeera ont donné le signal de départ d’une forte mobilisation contre le régime.
4 – Toutes ces formes de mobilisation, que ce soit l’immolation par le feu et la «révolution numérique», sont d’abord impulsées par des jeunes tunisiens qui appartiennent à différentes couches sociales, y compris celles qui s’étaient alliées à Ben Ali lors de son avènement. Ces méthodes d’action tranchent dans leur forme et dans leur contenu avec celles qui avaient cours chez les ainés. En effet, les méthodes classiques telles que la grève de la faim tendent à être supplantées par de nouvelles formes induites par l’usage généralisé du numérique, et de surcroît, les messages que ses nouvelles formes renvoient se distinguent nettement de ceux des aînés par leur radicalisation, la dénonciation systématique du régime et l’appel à la rupture totale avec lui.
5 – Une autre idée reçue – aisément colportée en Occident – porte sur le rôle de l’armée dans les pays arabes. Pour bon nombre d’analystes, celle-ci est généralement perçue comme totalement à la solde du régime en place. Or, les évènements de Tunisie ont révélé une armée qui peut aussi être désobéissante au régime. En effet, le refus de celle-ci d’ouvrir le feu, comme Ben Ali lui en avait donné l’ordre a éloigné la perspective d’un écrasement par la force du soulèvement populaire. Et L’attitude de l’armée contraste radicalement avec celle de la police, fidèle jusqu’au bout à Ben Ali.
Le rôle de l’armée tunisienne pendant les évènements et après la fuite de Ben Ali en traquant les milices présidentielles qui semaient la terreur parmi la population, a créé un mouvement de fraternisation, unique en son genre, entre la population et les soldats. Et ce mouvement s’est manifesté par des gestes quotidiens tels que, discuter avec les soldats postés devant les principaux édifices publics et les centres des villes, se photographier en leur compagnie, leur servir de la nourriture, des boissons chaudes…
6 – Enfin, un autre mythe tendant à accréditer l’idée que les tunisiens sont devenus individualistes, atomisés, est également tombé. Des manifestations de solidarité spontanée allaient apparaître pendant les évènements et après, comme les comités d’autodéfense civile qui se sont constitués pour protéger les quartiers et les biens privés des attaques des miliciens du régime et des pilleurs, mais aussi pour traquer certains d’entre eux afin de les livrer aux soldats. Ces manifestations portaient aussi sur les actions de salubrité publique telles que, le ramassage des ordures, le nettoyage des lieux publics du fait de la défection des services municipaux. Et la généralisation de ces manifestations de solidarité et d’entraide de la population fait dire aujourd’hui aux Tunisiens que Ben Ali a créé la banque de solidarité ; «il est parti avec la banque mais il nous a laissé la solidarité».
Toute cette effervescence continue et protéiforme a permis aux Tunisiens de s’emparer de la chose publique en s’investissant, indépendamment de leur âge et de leur milieu social, dans l’action politique, publique. La rue tunisienne ne désemplit pas de manifestants en tous genres : les uns, pour dénoncer les caciques de l’ancien régime et font même irruption dans les établissements publics pour déloger des responsables jugés trop compromis. D’autres, pour exiger la chute du gouvernement provisoire de l’après Ben Ali en faisant le siège devant le bâtiment du Premier ministre pour protester contre la présence «des symboles de l’ancien régime». Dans le même temps, d’autres Tunisiens se mobilisent pour défendre le processus démocratique encore trop fragile et pour appeler à la reprise des activités économique et sociales,…. Autant cette ambiance est excitante au regard des débats qu’elle suscite, des formes d’actions qu’elle engendre et de l’animation publique qu’elle stimule, autant elle est inquiétante du fait des risques de débordement et de désordre qu’elle recèle ! L’avenir est incertain et il serait même hasardeux de se livrer à des conjectures tant la situation qui se présente aux Tunisiens est unique, exceptionnelle, et invraisemblable pour nombre d’entre eux qui n’en rêvaient même pas deux mois auparavant…
(1) La force de l’obéissance : économie politique de la répression en Tunisie. Béatrice Hibou. Ed La Découverte Paris 2006
(2) CF, Attariqaljadid, journal hebdomadaire du mouvement Tajdid tunisien, n° 215, du 22 au 28 janvier 2011, p. 7