A l’association SOS Bab El Oued, quartier populaire d’Alger, l’équipe œuvre depuis le milieu des années 90 à créer du lien social, à rapprocher les générations, à porter des valeurs de tolérance, d’entraide. Créée et toujours présidée par Nasser Meghenine, elle poursuit sa vocation de « socialisation de la culture ». Entendre : pas la culture des ministères, des festivals vitrines de l’Etat, réservés à l’élite, quand les salles de cinéma, de concert, les librairies sont de plus en plus rares. Cours de soutien scolaire pour les enfants, encadrés par leurs aînés, cours de musique, ciné-clubs, tournage et montage de courts-métrages, salle de répétition pour les musiciens… Ici, ça vit tout le temps, ça entre, ça ressort, ça discute…
« L’association est née pendant la décennie noire, en hommage à ceux assassinés par la horde intégriste, dont mon frère en 1994, un cousin en 1995, une amie journaliste la même année… » énumère Nasser. Acteur culturel, leader de trois groupes de rock et de variétés dans sa jeunesse, Nasser, « un demi siècle », est présent tous les jours. Avec sa femme Djamila, enseignante et vice présidente de l’association, ils travaillent, avec les 44 membres actifs, à rester « un poste avancé de la république ». Un lieu de résistance à l’enlisement qui irrigue tous les pores de la société algérienne. « On est toujours surveillés comme du lait sur le feu, » explique-t-il. Aujourd’hui, il est inquiet. Le gouvernement vient en effet d’adopter une loi interdisant les financements étrangers aux associations. Or, SOS ne vit que de ça. En attendant, ils poursuivent…
Cinéma et débat politique
Cet après-midi, Yacine Teguia, producteur de cinéma (il a produit les films de son frère Tariq, les très beaux Rome plutôt que vous et Inland), anime le ciné-club qui réunit une vingtaine d’adolescents, presque autant de filles que de garçons. Au programme : Le sel de la mer, de l’Américaine d’origine palestinienne Annemarie Jacir. Ce n’est pas la première fois que le public de SOS débat autour de la question palestinienne, à travers le ciné-club. Tous sont très au fait de la situation dans les territoires palestiniens, une cause qu’ils portent haut. Aux murs de l’association, les portraits de Che Guevara sont partout. La lutte politique n’est jamais loin… En janvier dernier, c’est de ce quartier populaire de Bab El Oued que sont parties les émeutes, dans la lignée du mouvement tunisien. Après le film, le jeune Youssef, qui manie aussi bien la guitare que le montage de films, engage le public à s’exprimer. La belle Asma, 20 ans, longs cheveux libres ondulant sur ses épaules, se dit « très émue, très touchée » par l’histoire : « J’en ai eu la chair de poule… Et j’ai trouvé que c’était triste, aussi ». Yacine engage alors le débat sur la ressemblance entre les Juifs et les Arabes, conseille de lire Mahmoud Darwich, Edward Saïd…
Les valeurs de tolérance, toujours. Le Père Denis, figure du Secours Catholique qui soutient l’association depuis ses débuts, rejoint les jeunes et raconte son propre voyage à Al Qods, le nom arabe de Jérusalem. Les ciné-clubs sont un espace de parole permanent, alors que les lieux où peuvent se rencontrer les jeunes se font de plus en plus rares à Alger. La projection de Certains l’aiment chaud, de Billy Wilder, a ainsi été l’occasion d’aborder l’homosexualité. Dans les mois qui viennent, l’association projettera des films aussi variés que Le petit soldat de Jean-Luc Godard, Spartakus de Stanley Kubrick ou encore Mississipi Burning d’Alan Parker.
Au sous-sol, le groupe Afrockaine achève sa répétition. Ils ont autoproduit leur album et organiseront le 19 janvier un concert dans une des rares petites salles du centre d’Alger. Il est 19 heures, SOS va fermer… Brahim, 29 ans, à la tête d’un groupe de rap et de graffeurs, qui vit de petits boulots et de débrouille, rapporte à Asma une paire de baskets à bon prix. Les ados plaisantent sur leurs chaussures respectives : « Toi t’as une paire turbo ! » « Moi j’ai des baskets diesel ! » Les rires s’échappent dans la rue sombre et froide de ce mois de décembre. Chacun rentre chez soi en pensant aux prochaines retrouvailles.
« Les filles, se sont les plus actives ici ! »
Quelques jours plus tard, de retour à SOS Bab El Oued, nous rencontrons les jeunes qui s’occupent du soutien scolaire des petits. En Algérie, les instituteurs ne suivent pas de réelle formation. Bien souvent, on confie une classe à un jeune sorti d’une filière de langue ou de sciences humaines à l’université, dont on ne sait quel débouché lui offrir. Le système éducatif est bancal, les enfants accumulent les retards. Sabrina, qui est aussi à la tête d’un groupe de rock, Eclipse, où elle joue de la batterie, donne des cours de français à cinq gamins. Au fond, Lila donne un cours particulier à la jolie Nouzra, tout en sourires. « Elle a de la chance d’avoir un cours particulier ! » s’exclame-t-on. « Non, c’est moi qui est de la chance ! » répond Lila. « La maman de Nouzra est voilée des pieds à la tête, raconte Nasser. Quand Nouzra est ici, c’est une autre petite fille, une rebelle un peu ! Je dis toujours à sa mère de laisser la politique, la religion, de côté. De laisser la petite grandir, bâtir sa propre réflexion. Les enfants, c’est l’avenir, et le lien permanent entre nous et leurs parents. » Petit à petit, ces derniers prennent conscience de l’apport de l’association. Et prennent confiance envers ses membres bienveillants, à l’écoute.
Parmi les enfants, il y a ce jour-là une petite voilée. Elle se plaint que la musique venant d’en bas soit un peu trop forte. « Après le cours, je l’ai emmenée dans la salle de répétition, raconte Sabrina. Elle était ravie ! Elle n’arrêtait pas de sourire, découvrait que la musique ce n’est pas cet interdit de l’islam dont on lui rabâche les oreilles à la maison ! » « On revient de loin, enchaîne Nasser. Les barbus sont toujours tout autour. Je sais exactement qui a tué qui dans les années 90… Quand je vois une belle femme non voilée dans le quartier, dit-il devant une maman venue chercher son fils, c’est un combat de gagné ! Les filles, ce sont les plus actives ici… »
« Pourquoi nous ? »
Brahim nous entraîne dehors, nous traversons les rues pleines de vie de Bab El Oued, les étals « formels » et « informels ». Nous arrivons en plein quartier « Richelieu », entre « La Butte » et « Trois horloges », le cœur de Bab El Oued. « Tu vas voir, mon jardin il est trop beau ! » ironise le jeune homme. Juste derrière la mosquée Nas’r (la victoire), un jardin avait été construit. Attenant, il devait y avoir un terrain de pétanque. Ce n’est aujourd’hui qu’une crevasse béante que jouxte un tas d’ordures. « Tu imagines si des enfants avaient été en train de jouer ici quand ça s’est effondré ? » s’indigne Brahim. Il dit le dégoût du mépris – la hogra, comme on dit en algérien – dont les jeunes se sentent victimes. Il dit qu’ils sont « entre le paradis et l’enfer », dans ce « jardin » entre le lieu de prière et une usine désaffectée. Sur les murs de l’usine, le long du trottoir, Brahim et ses copains Omar et Hicham ont tagué leurs espoirs, leurs colères. Un drapeau palestinien côtoie un « Merde la police », un « Souffre et tais toi, et si tu es un homme, rappelle-toi », et une inscription de toutes les couleurs : « Pourquoi nous ? » Juste en-dessous, la bannière de Brahim et ses potes : « 100 % contre ceux qui ont détruit notre quartier ». Une carcasse de voiture brûlée, marquée « Pimp my ride », référence ironique à une célèbre émission de télé sur la chaîne américaine MTV, jure au milieu des voitures neuves. « Ça symbolise notre société, explique Brahim. Si tu ne résistes pas, si tu n’aspires pas à être comme ces voitures neuves, tu deviens la voiture pourrie ».
De retour à SOS, nous croisons Nassima, adhérente depuis 5 ans. Elle prépare une licence en allemand, est monitrice et musicienne. « J’avais trois groupes de rock aussi avant, dont « River Gate » pour Bab El Oued (Bab El Oued signifie en arabe « porte du fleuve », ndlr). On est passé récemment à la radio, j’étais interviewée, et j’ai eu de très gros soucis car ma famille est très conservatrice ». Nassima a couvert ses cheveux d’un voile, elle continue coûte que coûte ses activités au sein de l’association. En ce moment, elle sous-titre en allemand un film sur le quartier. « Les vieux, y’en a deux catégories, juge Jamil, alias « Lhadi », 23 ans. Ceux qui pensent que l’association est indispensable, voire obligatoire, et ceux qui sont religieux, conservateurs, qui sont contre la mixité… » Tout juste diplômé en virologie, Lhadi vient de rejoindre de nouveau l’association, qu’il a connu à l’âge de 14 ans. Il sera chargé des cours de soutien scolaire en maths et en physique. Pour lui qui a grandi dans ce quartier où « on a une réputation de délinquants », SOS Bab El Oued permet de véhiculer une nouvelle image. Son slogan est placardé sur ses affiches : « Ne laissez pas les autres décider à votre place ». A SOS, les jeunes décident de leur vie, de leurs goûts, de leurs amis. Un reflet, comme un espoir, de l’Algérie de demain ?
Sarah Elkaïm
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