Yémen : le panier de crabes du «Printemps arabe» ou «la fausse duperie»…

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Peu présent dans les médias, le Yémen, un pays de vingt-quatre millions d’habitants et de soixante millions d’armes à feu en circulation, a connu des troubles intenses qui ont provoqué l’inquiétude des monarchies pétrolières de la Péninsule arabique et des États occidentaux qui en dépendent.

Les principaux intéressés ont dès lors forcé une « transition » qui a éloigné du pouvoir le président Ali Abdallah Saleh, lequel régnait sur le Yémen depuis 1990 et, auparavant déjà, depuis 1978, sur le Yémen du Nord (avant l’unification des deux Yémen). Mais cette « transition » n’a en aucun cas promu la démocratie en Arabie heureuse ; tout au contraire…

C’est que le point de départ de la crise yéménite n’a en fin de compte que bien peu à voir avec l’ainsi dénommé « Printemps arabe ».

L’origine des troubles, qui ont mené à la petite révolution de palais que vient d’entériner la population par une curieuse élection présidentielle à candidature unique, réside en effet dans la frustration ressentie par un général, Ali Mohsen al-Ahmar, après que son demi-frère, le président Ali Abdallah Saleh, a laissé entendre son intention d’introniser son fils à sa succession. Or, dans les précédents accords de gouvernement, c’est au général Ali Moshen que le pouvoir avait été promis, au terme annoncé de la présidence de Saleh.

La guerre des chefs couvait donc bien avant que ne se déclare le « Printemps arabe », qui fut seulement le détonateur ou, plus exactement, le contexte attendu par le général Ali Moshen, suivi par une partie des forces armées, pour justifier une action à l’encontre du président Saleh. Et l’occasion se présenta, le 27 janvier 2011, lorsque plusieurs centaines d’étudiants, à la faveur des événements qui secouaient quelques-uns des potentats arabes, commencèrent à manifester leur désir de renvoyer le gouvernement immensément corrompu d’un des plus pauvres pays de la planète.

La situation dégénéra dès les premiers jours qui suivirent la manifestation des étudiants, les populations des quartiers les plus défavorisés de Sanaa ayant emboîté le pas à la contestation. Le Yémen, en effet, connaît depuis 2004 une inflation spectaculaire. Or, la plupart des produits sont importés, y compris les denrées de base, comme l’huile, le sucre et la farine.

Pour contrer les manifestants, utilisant à cet effet la configuration sociopolitique tribale très prégnante au Yémen, le président Saleh, issu de la tribu des Hashid, la plus puissante des deux-cents tribus environ que compte le pays, autorisa les guerriers qui le supportaient à entrer armés dans la capitale et à occuper la place Tahrir (place de la Liberté), qui servait de point de ralliement aux étudiants. Ces derniers, pacifiques, déplacèrent alors le centre de la contestation devant l’université, sur le boulevard al-Daïri, rebaptisant le rond-point situé à l’entrée du campus, par un astucieux jeu de mot, place « Taghir » (place du « Changement »).

Le président Saleh ayant ordonné à ses guerriers de les en chasser avec l’appui de la garde présidentielle et de la police, le général Ali Moshen s’engouffra alors dans la brèche : il se porta « au secours » des étudiants et des démunis, en déployant les régiments qui lui étaient dévoués.

Les deux camps se sont ainsi affrontés à l’intérieur de la capitale, se fortifiant chacun sur ses positions, séparés par les anciens quartiers juif et turc, bâtissant des murs en blocs de béton en travers des rues, qui offrent aujourd’hui au regard le désolant spectacle du souvenir des combats.

C’est dans ce contexte de guerre civile déjà bien avancé que la troisième composante du panier de crabe yéménite se jeta dans la bataille : le clan du jeune cheikh et puissant homme d’affaire Hamed Abdallah al-Ahmar (aucune parenté avec le général Ali Moshen al-Ahmar), rival de Saleh au sein des Hashid et dont le frère aîné, Sadek, est à la tête d’une vaste coalition de tribus ; un clan désireux, lui aussi, de réévaluer ses intérêts. Très influent dans les quartiers septentrionaux de Sanaa, Hamed démissionna sans perdre un instant du Congrès populaire général (Cpg), le parti de Saleh, dont il était membre, et lança avec ses guerriers une offensive contre les troupes présidentielles, qui répliquèrent en bombardant ses bastions dans le nord de la capitale, en grande partie en ruines aujourd’hui.

Les « manifestants » qui ont envahi les rues de Sanaa depuis janvier 2011 n’ont donc rien de commun avec les contestataires de Tunis et du Caire : les activistes droits-de-l’hommiens n’ont représenté que quelques poignées d’individus et, plus encore qu’en Libye, dans leur grande majorité, ces manifestants étaient membres de factions, claniques, partisanes, communautaires ou encore confessionnelles, salafistes, qui se sont affrontées sur les boulevards de la capitale, jetant leurs adeptes sur le pavé, les uns contre les autres.

La conjoncture s’est par la suite complexifiée plus encore, lorsque les Houthistes intensifièrent la rébellion qu’ils menaient depuis 2004 déjà : partisans d’Abdul Malek al-Houthi, le leader de l’insurrection, situés dans les montagnes du nord, autour de la cité de Saada, population très éloignée de la capitale et généralement oubliée des promesses présidentielles, les Houthistes, de religion zaydite, proches du chiisme (à l’instar des Alaouites de Syrie), réclament une république islamique propre de toute corruption et de tout compromis avec « le grand et le petit Satan », les États-Unis et Israël (ils en retirent de fait une grande popularité au Yémen).

En outre, dans le sud du pays, dans la région d’Aden en particulier, profitant également de la conjoncture, les militants séparatistes favorables à un retour aux deux Yémen ont également engagé leurs forces dans le conflit, parallèlement à celles du sultan d’Abyan, Tarik al-Fadhli, proche des milieux islamistes radicaux et ami d’Oussama ben-Laden, avant son exécution au Pakistan par les services secrets états-uniens…

En effet, divers groupes de combattants issus de la mouvance salafiste, enfin, dont certains se réclament de la nébuleuse al-Qaeda, ont semé la terreur à travers le Yémen, surtout dans le sud, dans la région d’Abyan, où ils étaient bien implantés déjà et contrôlaient de fait plusieurs agglomérations qui, aujourd’hui encore, échappent complètement à l’autorité du gouvernement de Sanaa.

Au Yémen, la branche d’al-Qaeda en Péninsule arabique (AQPA) ne s’organise pas en quelques cellules isolées, mais en bataillons de plusieurs centaines d’hommes, qui ont pour principale revendication le retour à un mode de vie identique à celui de l’époque du prophète Mohamed (VIIème siècle) et le rattachement du Yémen à un califat panislamique.

La présence de branches plus ou moins inféodées au réseau historique d’al-Qaeda est ainsi très spectaculaire au Yémen, à tel point que, en janvier, près d’un millier de ces combattants ont réussi à s’emparer de la ville de Radah, située à moins de 130 kilomètres au sud de Sanaa, à moins de deux heures de route de la capitale. Trois semaines durant, avant d’en être chassés par les tribus locales, ils y ont proclamé un califat indépendant, ouvert les prisons, planté sur les bâtiments publics le drapeau noir frappé de la maxime « il n’y a de Dieu que Dieu » et affiché partout le portrait d’Ayman al-Zawahiri, le successeur d’Oussama ben-Laden.

L’anarchie se développant, pour couronner cette conjoncture, des chefs de tribus ont très rapidement commencé à rétablir leur autorité ancestrale sur leur territoire traditionnel et à récupérer à leur profit l’exercice régalien de l’impôt et de la justice.

C’est ainsi la perspective d’une complète somalisation du Yémen, potentiel sanctuaire d’al-Qaeda, qui a d’emblée inquiété le Conseil de Coopération du Golfe et les Occidentaux, si dépendants de la stabilité de ces pétromonarchies pour leur approvisionnement énergétique. Dans un premier temps, l’Arabie saoudite s’était donc déclarée prête à l’envoi de troupes, en soutien au président Saleh, comme elle l’avait fait au Bahreïn, en mars 2011, où les chars saoudiens avaient assisté l’armée de l’émir lors de la sanglante répression de la révolution ; et comme elle l’avait déjà fait au Yémen également, contre les Houthistes, en novembre 2009.

Le Yémen, en effet, constitue une zone géostratégique de premier plan, frontalier du Sultanat d’Oman et de l’Arabie saoudite et point de passage obligé du trafic maritime qui emprunte le golfe d’Aden pour gagner le canal de Suez, itinéraire, notamment, des superpétroliers en provenance du Golfe persique.

Mais le Conseil de Coopération du Golfe, conscient qu’une intervention militaire n’aurait fait qu’aggraver le conflit, a dès lors tout mis en œuvre pour imposer une solution diplomatique, qui devait passer par le retrait du président Saleh, lequel a signé à Ryad (Arabie saoudite), en novembre 2011, un protocole d’accord, en échange de l’immunité complète, pour lui et sa famille. Ce protocole laisse le pouvoir au vice-président du Yémen, Abdu Rabu Mansour Hadi, ami et proche collaborateur de Saleh, et tente de répondre au mieux aux desiderata des deux autres protagonistes de poids, détails qui n’ont pas été divulgués…

Ces accords, qui prévoient, semble-t-il, une nouvelle répartition des maigres bénéfices pétroliers et gaziers du pays, ont satisfait les principaux belligérants, à savoir les leaders du Cpg, qui conservent le pouvoir, le clan al-Ahmar, chacun contrôlant une importante partie des tribus, et le général Moshen. Tous ont dès lors ordonné à leurs troupes de cesser les hostilités et de soutenir le « processus de transition » et le « nouveau président » (comme tout le monde disait déjà avant même la tenue du scrutin, puisque Hadi était le seul candidat et qu’aucun pourcentage minimum de participation n’était requis pour valider « l’élection »).

Ainsi, tandis que les factions de l’opposition au président Saleh appelaient leurs partisans à voter « pour le changement », le « nouveau président » envoyait lui aussi ses partisans aux urnes, « pour soutenir le parti » ; le parti, le Cpg, dont Ali Abdallah Saleh entend bien rester le chef pour poursuivre son activité politique au Yémen, dès son retour des États-Unis où il s’est momentanément éloigné, pour calmer le jeu, sous prétexte d’y recevoir des soins (et rien, dans les accords de Ryad, ne lui interdit de se représenter aux élections présidentielles qui se tiendront au terme de la période de transition, prévue sur deux ans).

La place Tahrir s’est donc petit à petit vidée des partisans de l’ex-président Saleh : ces derniers ont progressivement abandonné leur campement improvisé, d’autant plus rapidement qu’ils ne recevaient plus ni leur repas de la mi-journée, ni leur ration de khat (cette plante aux effets psychotrope que la majorité des Yéménites mâchonnent tout le jour durant, véritable fléau pour le pays). Dans les tentes désormais vides, les portraits du président Saleh se balancent au vent venu du désert, dans le silence et la poussière.

Mais cette fausse transition, pourtant vantée par l’Occident et la Ligue arabe comme l’exemple que devrait suivre le gouvernement syrien, n’a dupé personne au Yémen, où les factions rivales continuent de faire la loi : dans la médina de Sanaa, des plaisanteries vont bon train sur le compte d’Abdu Rabu Mansour Hadi, le « nouveau président » ; quand on ne le rebaptise pas Ali Abdu, en référence à son ami, le président sortant, Ali Abdallah Saleh, on se salue, l’air goguenard, non plus du traditionnel « salam aleykoum », mais d’un prononcé « Abdu Rabooouuu », censé imiter l’accent du sud, de la province d’Abyan, dont est issu Hadi. Tout un chacun s’esclaffe alors, au souvenir d’une pièce bien connue du théâtre égyptien des années 1930’, mettant en scène un certain Abdu Rabu, le Candide du monde arabe, venu de sa campagne à la capitale et sans cesse abusé par les citadins. Ou bien, se plantant devant une rangée des portraits de Hadi, qui couvrent toutes les façades de la ville, tout en prenant un air ostensiblement dubitatif, un tel se demande à haute voix : « mais pour lequel vais-je voter ? ».

Personne n’est dupe, non plus, du rôle joué par les États-Unis, accourus au secours du régime en soutenant la proposition de « transition » promue par les monarchies du Golfe : la mangeoire aux ânes, dans la vieille ville, a été rebaptisée « quartier général des démocrates américains » ; et on y trouve « Barak Obama » et « Joe Biden », hennissant côte à côte…

Bien qu’elle connaisse un des taux d’analphabétisme parmi les plus élevés du monde arabe, la population yéménite marque un profond intérêt pour la vie publique. Mais sans pour autant systématiquement partager les aspirations démocratiques qu’ont lui impute en Europe : une fois encore, la plupart des analystes ont appréhendé le « Printemps arabe » à travers les prismes de l’Occident et de ses valeurs. Or, les événements prennent un tout autre sens quand on les observe de l’intérieur, sur le terrain sociopolitique et culturel qui les a générés. Et c’est en effet sur d’autres traditions de pensée, sur d’autres bases anthropologiques, que s’élabore le concert politique au Yémen ; celles de la tribu et du don. Le citoyen individualiste, détenteur et acteur du pouvoir politique, n’existe pas au Yémen, pas plus –et moins encore- que dans la majorité des pays arabo-musulmans : en dehors de sa tribu, l’homme n’est rien. Il obéit au chef de son clan, en communion avec les siens. Et les chefs des clans obéissent au chef de la tribu. C’est une autre conception sociale, étrangère aux habitudes de l’Occident. En échange de son respect du chef, il reçoit les bienfaits qu’il est en droit d’attendre. Alors, pourquoi torturer un homme ou le tuer, s’il est possible de l’acheter, et pour pas trop cher ?

Ce qui n’empêche nullement une singulière clairvoyance et un profond sens de l’humour.

Quelle surprise, dès lors, de lire les titres des quotidiens européens le lendemain de « l’élection » : « les Yéménites choisissent leur nouveau président ». N’y aurait-il donc que les Yéménites à avoir bien compris que cette « élection » n’a été qu’un gentil canular et que rien n’a changé au Yémen ? Car il est bien évident que les Yéménites n’ont rien choisi du tout et, eux, dans leur grande majorité, ils le savent fort bien. C’est à Riyad qu’a été désigné le nouveau président du Yémen ; et en aucun cas dans les bureaux de vote du 21 février.

Le seul enjeu de l’élection, pour laquelle le parti avait couvert d’affiches les murs de la capitale, c’était d’atteindre un taux de participation décent, sensé conférer sa légitimité au nouveau raïs. C’est pourquoi le jour de « l’élection » fut proclamé férié et transformé en grande fête populaire, dont le « must » était d’avoir le doigt encré. La participation n’a toutefois pas dépassé les 60%, à l’échelle du pays, et a stagné entre 30 et 40% dans le sud, où le mouvement séparatiste avait appelé à boycotter les élections.

Les Houthistes, tout au nord, et les séparatistes du sud sont les seuls à ne pas avoir été impliqués dans les négociations, d’où leur opposition aux « élections » du 21 février 2012 et les violences qui ont eu lieu à Aden notamment.

Quant aux jeunes de la place Taghir, par lesquels tout est arrivé, ils ont accepté le « changement », avec l’espoir que le nouveau président tienne ses promesses. Ils ont cependant prévenu Abdu Rabu : ils continueront d’occuper le boulevard al-Daïri et le rond-point de l’université, jusqu’au renversement de tout le système corrompu. Mais jusqu’à quand le mouvement pourra-t-il conserver son souffle ?

La question se pose d’autant plus que les contestataires sont désormais redevenus très minoritaires, a fortiori si l’on élargit l’angle de vue au-delà de la capitale : généralement, dans les campagnes et les petites villes alentours, la perception des événements semble assez différente de celle de Sanaa, du boulevard al-Daïri plus précisément. En effet, les portraits de Saleh n’ont pas été enlevés des rues, des hôtels, des cafés, des magasins, et y côtoient ceux de Hadi : on est très loin d’un sentiment révolutionnaire et, plus exactement, c’est celui d’une succession qui domine, acceptée, voire décidée par l’ancien président, qui n’a donc pas été chassé et conserve sa « place dans les cœurs », d’une décision prise par le parti au cheval (l’emblème du Cpg). Cet état d’esprit est aussi partagé par les habitants de certains quartiers conservateurs de Sanaa, notamment dans la vieille ville. Mais, le plus souvent, la résignation règne, concernant ce qui a pu se décider à Ryad, bien loin des problèmes quotidiens : le prix du pain, de l’huile, les coupures d’eau et d’électricité…

Le Yémen s’est plié à un scénario à l’Égyptienne, en somme : « tout changer, pour que rien ne change » ; en beaucoup moins subtil, cela dit, et presque d’un commun accord.

Le régime a changé de visage, mais il est solide : 80% du budget sont consacrés aux forces de l’ordre ; à Sanaa uniquement, quarante-cinq mille agents de sécurité quadrillent la ville. Et la plupart des chefs tribaux reçoivent des rentes du gouvernement, avec l’aide financière de l’Arabie saoudite.

Stabilité et continuité, sous les bons auspices des monarchies du Golfe et des États-Unis, rassurés (Tunisie mise à part) d’avoir préservé leur statuquo partout au Moyen-Orient (amélioré, même, si l’on songe à la Libye)…

Laissons donc le mot de la fin à ce chauffeur de taxi des faubourgs de Sanaa, qui, quelques jours après la tenue du scrutin, s’échinait à gratter l’affiche à l’effigie du président Hadi qu’on avait collée sur le capot de sa voiture : « ça tient bien ; et il faudra longtemps avant que ça s’en aille ».

Pierre Piccinin

Pierre Piccinin

Pierre Piccinin, professeur d’histoire et de science politique à l’Ecole européenne de Bruxelles I. Domaine de recherche: histoire ancienne et contemporaine et particulièrement du Moyen-Orient.