Griffes de fer à Damas, relents de guerre civile à Beyrouth

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La dictature baathiste sûre de sa victoire sur les insurgés, abandonnés à leur sort par les démocraties occidentales. De nombreux indices semblaient permettre de conclure que le régime syrien était en phase de mutation et se préparait à répondre aux aspirations de la société civile qui s’était manifestée, en mars, dans la foulée des événements du « Printemps arabe ». Ainsi, le « Printemps de Damas », qui, en juillet 2000, était né de l’avènement du nouveau président syrien, Bashar al-Assad, successeur de son père Hafez, laissait présager une « révolution » douce : le rappel des exilés, invités au dialogue national ; les prémices d’une liberté de presse et la multiplication sur le net de forums pour la promotion des droits de l’homme; les velléités de s’ouvrir à la communauté internationale… Certes, dès février 2001, la vieille garde héritée d’Hafez al-Assad a très vite mis le holà à ce printemps qui voulait tout, tout de suite. Comme me l’ont expliqué des opposants de l’époque : « nous avons cru que tout était possible ; et nous avons demandé trop, tout, trop vite ; c’était maladroit, irréaliste ; et nous avons tué le printemps ».

Cela étant, l’ouverture avait eu lieu et tout portait à penser qu’une réelle volonté de réforme animait le nouveau président, désireux de tourner la page ; Bashar, l’homme du siècle nouveau, remplaçait le vieil Hafez, l’homme de la guerre froide, guindé de soviétisme. L’espoir demeurait.

Bashar al-Assad a par la suite amorcé une révolution socio-économique, ouvert le marché syrien aux investissements étrangers, libéralisé les banques et les grands secteurs de l’industrie, signé des accords diplomatiques et commerciaux avec la Turquie, le Qatar, l’Arabie saoudite, principaux alliés des États-Unis dans la région…

La Syrie franchissait le seuil du XXIème siècle et normalisait ses rapports avec l’Occident.

Aussi, lorsque le « Printemps arabe » a atteint la Syrie en mars 2011, la majorité des Syriens, Chrétiens et Alaouites y compris, a manifesté pour réclamer la réforme des institutions et la transition vers la démocratie, certaine qu’il n’en aurait pas fallu beaucoup plus comme coup de pouce au changement.

Très rapidement cependant, la militarisation de la contestation, qui est survenue dans certaines régions dès avril-mai, comme à Jisr al-Shugur, à Maraat al-Numan ou à Homs, a déconcerté et alarmé les manifestants pacifiques, en particulier les communautés minoritaires, les Chrétiens surtout, effrayés en outre par les slogans par lesquels des imams sunnites, dans certaines mosquées, appelaient à massacrer les Alaouites et à chasser les Chrétiens de la Syrie : « les Alaouites dans la tombe ; les Chrétiens à Beyrouth ».

Une large partie de la société syrienne, à commencer par les populations des grandes villes, a dès lors cristallisé son inquiétude dans un soutien déclaré au gouvernement baathiste, garant de la laïcité, de la paix civile et de la sécurité des minorités : par peur du spectre islamiste et de la perspective d’une guerre civile ou par conviction, la plupart des Alaouites, bien sûr, les Chrétiens, les Druzes, les Kurdes, mais aussi des Sunnites ont serré les rangs derrière le président Bashar al-Assad, persuadés que le système allait s’assouplir, se mettre à l’écoute de son peuple, et que le chaos d’une révolution incertaine était évitable.

Tous attendaient de Bashar al-Assad qu’il surfât sur cette vague révolutionnaire pour amener les plus réactionnaires du régime à accepter le changement, au risque de tout perdre s’ils s’y opposaient encore.

À Damas, à Alep, à Tartous, à Latakieh, un peu partout dans le pays, d’immenses manifestations, qui rassemblaient plusieurs centaines de milliers de supporteurs du régime, tranchaient sans ambiguïté aucune avec les petits rassemblements organisés à la sauvette, qui réunissaient à peine trois ou quatre cents manifestants anti-Assad à la sortie des mosquées, comme j’avais pu l’observer en juillet et en décembre et janvier encore.

Interdits d’entrée en Syrie et dès lors tributaires des deux Observatoires syriens des droits de l’homme (dont les liens avec l’opposition ont été démontrés et dont plusieurs des « fakes » qui ont intoxiqué la peu regardante presse européenne ont été identifiés), les médias occidentaux ont passé en boucle les images de cette contestation, minoritaire mais filmée en gros plans par les partisans de la « révolution », images qui donnaient ainsi l’impression d’une contestation massive, et les ont assorties de commentaires catastrophistes. Des commentaires et des images qui ne trompaient pas, cependant, l’observateur présent sur le terrain.

Certes, les quelques images des manifestations fleuves en faveur du pouvoir, ces quelques images qui nous étaient parvenues grâce au net, n’ont pas manqué de détonner avec « l’information » dominante. Cependant, censurées par nos chaînes de télévision, soucieuses de ne pas « désorienter » les auditeurs, ces manifestations qui noyaient de monde les boulevards des grandes villes furent disqualifiées comme le produit de la propagande du régime : il s’agissait, bien entendu, de « mobilisations forcées », de « fonctionnaires aux ordres »…

Pourquoi faire compliqué quand on pouvait faire simple ? La « révolution » opposait le « peuple syrien », uni, à la tyrannie d’un régime despotique ; la fable avait en outre l’avantage de rendre la crise syrienne plus digeste au citoyen moyen, maniaque du « zapping » et demandeur d’une « information fast-food ».

Il en allait cependant tout autrement sur le terrain : j’ai assisté à ces manifestations, en décembre 2011 et en janvier 2012, lors de mon deuxième séjour d’observation en Syrie. Je me suis déplacé dans la foule ; et il ne s’agissait en rien de démonstrations organisées et formelles, comme on peut en voir, par exemple, en Corée du Nord. Les manifestants étaient sincères, émus, certains en colère contre l’Occident, contre les attentats salafistes aussi. Ils m’agrippaient le bras, tandis que je filmais, et me demandaient : « pourquoi vos médias mentent-ils; pourquoi ne montrent-ils pas à la télévision les centaines de milliers de citoyens qui soutiennent le président ? ».

Qu’il y ait eu parmi eux quelques autocars de fonctionnaires venus manifester sur ordre, c’est bien probable; mais ce n’était pas la majorité de cette marée humaine qui, si elle avait réellement été anti-Assad et contrainte de chanter ses louanges, comme l’affirmaient les médias de l’Ouest, serait rapidement devenue incontrôlable et aurait renversé le régime en quelques heures, comme ce fut le cas, par exemple, en Roumanie, lors du dernier discours de Nicolae Ceausescu. Si cette foule immense avait réellement été hostile au régime, ce dernier ne l’aurait jamais rassemblée ainsi dans des manifestations gigantesques : dans un contexte si explosif, le contrôle de la foule lui aurait immanquablement échappé à la moindre occasion; et l’armée n’aurait pas pu endiguer ces centaines de milliers de personnes, à moins d’un effroyable massacre.

J’étais au Caire, lorsqu’a éclaté la « révolution » égyptienne : les manifestants pro-Assad étaient plus nombreux, à Damas, que ceux de la place Tahrir (ou que ceux de la Kasbah, à Tunis)…

Mais les « élections » du 7 mai 2012, tant attendues par les Syriens comme le premier pas décisif vers le changement, ont révélé les intentions réelles du gouvernement al-Assad et ont provoqué un incontestable retournement de situation, en entraînant un bouleversement majeur dans l’opinion publique syrienne, dont l’impact, très perceptible sur le terrain, semble avoir échappé à la plupart des analystes : le 7 mai, le régime a manqué son rendez-vous avec le peuple syrien ; en voulant tout garder, peut-être a-t-il tout perdu. Il a, quoi qu’il en soit, réussi, malgré lui, à unifier le peuple syrien et à éloigner le spectre de la guerre civile.

La désillusion fut amère : ces « élections » ont profondément déçu les Syriens, même les plus optimistes, et ont généré un important malaise chez ceux qui avaient placé leur confiance dans les promesses de réformes du président al-Assad. Elles ont certainement constitué le grand tournant de la crise syrienne ; et un premier événement significatif fut la grève des commerçants de Damas, qui ont pour la première fois massivement fermé leurs échoppes pour protester contre le massacre de Houla, fin mai, alors qu’en janvier on pouvait encore voir, partout sur les vitres des devantures, des posters à l’effigie de Bashar al-Assad. La classe moyenne et la bourgeoisie sunnite, jusqu’ici, soutenait le gouvernement.

Le régime, égal à ce qu’il a toujours été, s’est en effet prêté à une mascarade électorale : il a exclu du scrutin toute autre forme d’opposition que « l’opposition officielle », qui, depuis des décennies, sert mal de paravent à la dictature, et a qualifié de « terroristes » les partis politiques coalisés au sein du Conseil national syrien. Ces « élections » ont donc été reçues comme une gifle par la société syrienne, une gifle qui l’a réveillée de ses illusions et a également détrompé l’observateur. Les électeurs syriens ont ainsi boudé les bureaux de vote : dans certains quartiers, ils sont restés déserts durant toute la durée du scrutin.

À Damas, depuis les « élections » du 7 mai, l’ambiance a changé : les mines sont grises, désormais, sombres. Le conflit interne au pays (bien plus que les sanctions économiques, inefficaces, décrétées par la Communauté internationale) a entraîné une hausse du chômage qui atteint près de 60% de la population active. Comme j’ai pu le constater lors de ce troisième séjour en Syrie, les Damascènes, déjà fatigués de ce marasme qui génère de facto de l’hostilité à l’égard des autorités, ont en outre perdu confiance en leur gouvernement. Et ce sentiment d’avoir été trahi par le gouvernement est perceptible aussi chez les Chrétiens et les Alaouites. Au sein de ces communautés également, les gens parlent et dénoncent les promesses non tenues et la dictature qui, comme auparavant, s’accroche à ses privilèges par la force et la violence : « le régime a sorti ses griffes, ses griffes de fer, m’a confié un ami alaouite, à Damas; rien ne va changer et, maintenant, c’est bien fini : plus personne ne peut encore être dupe ».

Le changement d’attitude est particulièrement perceptible dans les diverses communautés chrétiennes, qui pouvaient jusqu’alors être considérées comme des alliées de fait du régime : la distance désormais prise vis-à-vis du gouvernement a permis un rapprochement rapide des autorités religieuses chrétiennes et des cadres de l’insurrection. Les leaders chrétiens se sont rendu compte que, mis à part quelques éléments salafistes, la rébellion n’était nullement antichrétienne. Et plusieurs membres des clergés orthodoxe et catholique entretiennent désormais des rapports étroits et positifs avec l’opposition, comme l’a confirmé depuis Monseigneur Mario Zenari, le Nonce apostolique à Damas, qui a tout récemment attiré l’attention du Vatican sur le fait que, à ce jour, aucun lieu de culte ou monastère chrétien n’a fait l’objet d’attaque ou de vandalisme. Monseigneur Zenari a ainsi fustigé le comportement dangereux des quelques personnalités chrétiennes qui promeuvent encore et toujours un discours alarmiste aujourd’hui clairement contredit par les faits, tels Monseigneur Jeanbart, archevêque d’Alep, ou Mère Agnès-Mariam de la Croix, Supérieure du monastère de Qara (que j’avais rencontrée en décembre), dont les propos « confinent à la collaboration, et qu’ils pourraient payer très cher ».

Le gouvernement n’oserait plus, aujourd’hui, rassembler les foules comme auparavant ; les grandes manifestations de soutien n’ont plus lieu. Plus même de petits rassemblements spontanés, où, en décembre encore, on arborait l’effigie de Bashar.

Par contre, plusieurs des grands portraits du président, qui ornaient les places et les carrefours, ont été arrachés, à Damas même.

Les bâtiments officiels se sont habillés de sacs de sable et les pelotons de gardes armés se sont multipliés ; les miliciens en civil sont partout dans les rues, les moukhabarats, la police secrète du régime. Alors que tout y semblait très calme il y a quelques semaines encore, Damas a aujourd’hui des allures de ville en état de siège. De même, à travers tout le pays, les check-point et les contrôles se font beaucoup plus fréquents.

Le vent a tourné…

A Damas, toujours, le 15 mai, j’ai rencontré des officiers de l’Armée syrienne libre : élément nouveau encore, l’ASL est maintenant dans la capitale ; des groupes de combattants attendent l’insurrection générale ; des caches d’armes sont prêtes. La « bataille de Damas » pourrait commencer.

De mieux en mieux organisée, l’Armée syrienne libre (ASL), principale composante de l’opposition de terrain, bénéficie désormais d’une impressionnante logistique, qui lui permet de coordonner ses manœuvres à travers tout le pays. J’ai pu m’en rendre compte à Tal-Biseh, notamment, une petite ville située au nord de Homs et qui, lors de mon passage, était entièrement aux mains de l’ASL (Tal-Biseh a depuis lors été bombardée et attaquée par l’armée régulière, mais tient toujours) : un poste de commandement informatisé, un hôpital clandestin bien équipé (autoclave, radiographie, table d’opération…), des bureaux où des officiers rasés de près, en uniforme, arborant en écusson le drapeau aux trois étoiles, gèrent les opérations avec rigueur… On est bien loin, à ce stade, de la guérilla des débuts et des bandes de rebelles qui tendaient ça et là des embuscades aux unités de l’armée régulière. Certes, des groupes, qui gravitent à la périphérie de l’ASL, commettent parfois des atrocités, des vengeances sauvages, qu’il convient de dénoncer (même si l’on ne peut pas mettre ces exactions isolées sur le même pied que les pratiques d’assassinats et de tortures et que la terreur organisée, érigées par le régime baathiste en système de gouvernement). Et l’ASL, par certains aspects, reste de fait une nébuleuse dont les contours exacts sont difficilement déterminables. Désormais, cependant, elle bénéficie d’une base structurée et disciplinée et se montre capable d’interdire l’accès de petites villes aux patrouilles des moukhabarats et aux pelotons de l’armée régulière.

Néanmoins, l’ASL ne parvient pas à s’imposer face à cette armée régulière, qui est jusqu’à présent restée fidèle au gouvernement : si quelques centaines de désertions ont été enregistrées, y compris dans les rangs d’officiers subalternes, l’armée fait preuve d’une grande cohésion et, dans l’ensemble, elle obéit au régime, même si certaines unités rechignent à réprimer les contestataires.

Ainsi, l’ASL est peu à peu expulsée des villes insurgées et ne tient que de petites agglomérations, comme Zabadani, Qouseir, Tal-Biseh, Rastan ou Tal-Kalakh, le long de la frontière libanaise, et comme Idleb, et quelques villages des alentours, le long de la frontière turque, et une zone rurale au sud de Deraa, sur la frontière jordanienne, villages dont elle se retire à chaque incursion de l’armée régulière, qu’elle ne combat que sporadiquement. Relativement perméables, mal contrôlées par le régime, ces zones frontalières sont propices à l’acheminement d’armes et de munitions ; et les camps de réfugiés, en Turquie, au Liban et en Jordanie, servent de bases arrière à l’ASL, dont les combattants y ont mis en sécurité leurs femmes et leurs enfants, des camps où ils trouvent eux-mêmes refuge lorsqu’ils sont contraints d’effectuer un repli face à l’armée gouvernementale, comme j’ai pu le constater dans le camp de Wadi-Kahled, dans le Nord-Liban.

Peu à peu, l’armée régulière déloge donc l’ASL de ses positions. À Homs, seul le quartier de Bab Amr résiste encore, sévèrement bombardé plusieurs fois par jour. L’armée a pour ainsi dire repris le contrôle de l’entièreté de la ville : les quartiers en rébellion ont été complètement anéantis et sont aujourd’hui en ruines.

Rastan est aussi en état de siège : la ville occupe une hauteur ; en face, l’armée syrienne s’est déployée sur une colline. Le 16 mai, j’ai gagné son campement ; j’arrivais au chek-point lorsque des tirs de mitrailleuse en provenance de la ville ont commencé de pleuvoir sur les positions de l’armée (une seule chose à faire : courir vite et se planquer, le temps que ça passe). L’armée a répliqué par des tirs de roquettes. La ville est depuis lors bombardée quotidiennement et ne pourra certainement plus tenir très longtemps encore, face aux assauts des troupes gouvernementales.

J’ai aussi gagné Hama. Tout y est calme ; tout a été nettoyé avant l’arrivée des observateurs de l’ONU ; et rien ne reste ni des manifestations que j’y avais photographiées en juillet, ni même des émeutes auxquelles j’avais assisté en décembre dernier : malgré la présence des observateurs onusiens, pas la moindre sortie de l’opposition, à l’exception de quelques rassemblements, dans la banlieue, rapidement dispersés par les tirs des forces de l’ordre qui, à présent, ne se gênent plus pour ouvrir le feu devant des témoins étrangers.

La ville est sous contrôle du gouvernement et de grands portraits de Bashar al-Assad trônent à nouveau partout. Ma surprise a été complète : Hama offre aujourd’hui un spectacle surréaliste, celui d’une ville de province calme et proprette, où chacun vaque à ses occupations. Les gravats des mois passés ont été évacués, les rues, débarrassées des immondices accumulés, les principaux bâtiments publics, repeints et les bordures, décorées aux couleurs du drapeau syrien aux deux étoiles. Le tarmac a même été décapé des traces des pneus qui flambaient encore en décembre.

J’ai contacté les coordinateurs de la contestation, que j’avais rencontrés à Hama en décembre : de nombreux activistes, repérés dans les manifestations, ont disparu ; avant l’arrivée des observateurs, les maisons de plusieurs leaders de l’opposition ont été détruites à la dynamite ; et des snipers ont été déployés sur les toits partout dans la ville : le moindre attroupement est immédiatement pris pour cible et il devient donc impossible d’organiser une manifestation. En outre, les observateurs de l’ONU ne sont pas autorisés à circuler librement dans la ville ; de l’avis de mes contacts, ils sont inutiles.

Pacifiques jusqu’à aujourd’hui, les habitants de Hama s’en remettent désormais à l’ASL et espèrent une aide de la part des démocraties occidentales.

C’est que le régime, à présent, fait preuve d’une violence inouïe et sans merci : d’une part, il court une course contre la montre et se bat pour sa survie face à une opinion publique qui lui est de plus en plus hostile. Il sait qu’il doit gagner la partie avant que la révolte populaire ne s’étende aux grandes villes et à la capitale. D’autre part, il sait que la communauté internationale n’interviendra pas en Syrie et qu’il peut dès lors tout se permettre, aux yeux et à la barbe des observateurs onusiens du plan Annan, que l’armée régulière n’hésite même plus à prendre pour cible à l’occasion… Son objectif est de subsister, en comptant sur le support de l’Iran, de la Chine et de la Russie, qui le maintiendront à flot pour les dix ans à venir, le temps pour lui de recouvrer des rapports normalisés avec les autres membres de la Communauté internationale.

Et tout l’enjeu est là, pour l’ASL : sans matériel lourd et sans appui aérien, elle ne peut ni engager la bataille de Damas, ni espérer renverser le régime, d’aucune manière. Mais les démocraties occidentales demeurent impassibles… Et Homs se change peu à peu en une nouvelle Madrid.

Depuis 2001, les Etats-Unis ont effectivement entrepris une politique de rapprochement avec la Syrie et de réalignement forcé du pays. Face à leur ennemi commun, l’islamisme, Washington et Damas ont activement collaboré ; des détenus des prisons secrètes de la CIA ont été déportés en Syrie, pour y être « interrogés ». En 2005, Washington et son très temporaire allié français, le gouvernement Sarkozy, ont instrumentalisé le tribunal spécial pour le Liban, chargé de faire la lumière sur l’assassinat du premier ministre libanais Rafiq Hariri : l’enquête a été orientée en direction des services secrets syriens et la pression internationale s’est accrue sur Damas, qui a été contrainte de retirer les troupes qu’elle maintenait au Liban depuis la fin de la guerre civile. Parallèlement, Washington a ouvertement poussé son allié saoudien à tendre la main à la Syrie, qui a immédiatement accepté de signer une série d’accords économiques et diplomatiques. La politique de la carotte et du bâton… Ainsi, si les troubles qui affaiblissent aujourd’hui la Syrie un peu plus encore ne sont pas pour déplaire à Washington, qui en espère toujours plus de malléabilité de la part du gouvernement al-Assad, il ne faudrait pas, cependant, que le « Printemps arabe » vienne anéantir plus de dix ans d’efforts dans cette région, ni non plus que, dans sa chute, le régime baathiste entraîne avec lui la stabilité régionale, qu’il garantit depuis près de quarante ans.

C’est également ce que redoute Israël, qui s’est jusqu’à présent bien gardée d’intervenir dans la crise syrienne et ne s’est fendue que tout récemment (c’est-à-dire plus d’un an après le début des troubles) de quelques déclarations de pure forme à l’intention de sa propre opinion publique, à l’annonce du massacre de Houla, se disant favorable au déploiement d’une « aide médicale »… C’est que, depuis 1973, le gouvernement baathiste à fait de la zone du Golan la plus sûre des frontières de l’État hébreux. La Syrie abrite en effet entre 600.000 et 700.000 Palestiniens, qui disposent de leurs propres milices ; craignant des infiltrations de combattants palestiniens en Israël à partir du territoire syrien, Damas a donc rendu la frontière du Golan parfaitement étanche, et Israël ne peut que s’en féliciter…

Quant à l’Union européenne, elle achetait 98% de la faible production pétrolière syrienne et s’est toujours très bien accommodée de la dictature. Seule la France, pour des raisons encore peu claires, a apporté son appui à l’ASL, en collaboration avec le Qatar et l’Arabie saoudite, dont le soutien aux mouvements islamistes les plus radicaux, cela dit, pourrait bien se solder par un dangereux retour de manivelle dans l’après-révolution si la dictature devait jamais être renversée (selon mes contacts au Yémen, les services secrets qataris et saoudiens recrutent des djihadistes, qui sont ensuite infiltrés en Syrie ; il en irait de même en Irak).

Certes, le verbe est haut, en Occident, et les condamnations pleuvent, mais chacun, pour justifier son inertie, se retranche derrière le veto de la Russie, qui considère la Syrie comme une chasse gardée, son dernier allié au Moyen-Orient, derrière la ligne rouge que la puissance atlantique ne doit pas franchir, au même titre, comme l’a indiqué l’actualité de ces régions, que l’Ukraine et la Géorgie, par exemple.

Vladimir Poutine, qui a rendu à l’État le contrôle de ses ressources naturelles, du pétrole et du gaz, a restauré la Russie, minée par l’incurie des années Eltsine, et qui lui a garanti son influence régionale, n’a pas digéré encore la trop récente campagne de l’OTAN en Libye, qui est allé bien au-delà de ce qu’avait autorisé le Conseil de Sécurité de l’ONU dans sa résolution 1973. En outre, économiquement, la Russie a perdu 40 milliards de dollars de revenus suite à l’annulation du plan de coopération avec Bagdad, conséquence de la guerre d’Irak de 2003 (une guerre illégale, décidée par Washington sans accord onusien). Puis, Moscou a encore perdu la plupart de ses relations économiques avec la Libye, suite au renversement de Mouammar Kadhafi (qui n’était pas prévu dans la résolution 1973). Or, la Syrie représentait 15 milliards de dollars de contrats d’armement en 2010 et une prévision d’environ 10 milliards annuels jusqu’en 2014.

Le veto russe vient à point aux hésitations occidentales ; et le plan Annan sert à merveille la manœuvre de Moscou, qui s’ingénie à prolonger les pourparlers et gagne un temps précieux au crédit de son allié baathiste…

L’ASL ne reçoit pas même une aide en armement (rien de très concret, en tout cas), qui pourraient toutefois lui être aisément fournies sur trois fronts, depuis la Turquie, l’Irak et la Jordanie. L’aide, mise en place par les services secrets français principalement, semble s’être limitée à du matériel de télécommunication et à un support logistique. En matière d’armement, les rebelles ne disposent que d’armes légères, des kalachnikovs et des grenades à main pour l’essentiel. Et ce ne sont pas les quelques caisses de roquettes anti-char qui leur ont été livrées en juin, à l’initiative de l’Arabie saoudite sous le contrôle du gouvernement turc et des services secrets états-uniens, inquiets de voir tomber ces armes dans les mains d’al-Qaeda ou d’un quelconque groupuscule salafiste, qui changeront radicalement la donne en Syrie ; déjà, en effet, le gouvernement a trouver la parade et, dans le nord, n’engage plus les chars lorsque les circonstances ne l’exigent pas, mais, depuis deux semaines, utilise de plus en plus régulièrement des hélicoptères de combat contre lesquels les miliciens de l’ASL sont sans défense.

Ainsi, l’essentiel de l’armement de l’ASL a été pris par les rebelles aux forces gouvernementales, soit par des assauts sur des casernes, soit acheté à des officiers corrompus. Son financement, de même, dépend presqu’uniquement de fonds collectés à l’intérieur du pays, auprès des populations hostiles au régime (les fonds accordés à la rébellion par le Qatar et l’Arabie saoudite sont maigres, à destination de l’ASL, et alimentent surtout les combattants salafistes).

Pourtant, cette aide, l’ASL la demande, ainsi que la plupart des composantes de l’opposition, de manière quasiment univoque. Une aide militaire lui donnerait les moyens de renverser le rapport de force avec le régime et permettrait à ceux qui, dans la population et dans l’armée, sont jusqu’à présent restés silencieux, par peur de représailles à l’encontre de leur famille, de lâcher la dictature, s’ils acquerraient bon espoir de la voir un jour vaincue, ce qui n’est nullement le cas pour l’instant. Ainsi, selon mes sources au sein de l’armée (dont il est impossible de dévoiler l’identité), des officiers supérieurs (parmi lesquels des généraux des blindés et de l’aviation) et des unités entières seraient disposées à faire défection si, à la faveur d’une intervention occidentale, il devenait envisageable de renverser le régime.

De même, les milices palestiniennes, qui, dans leur ensemble, sont restées neutres depuis le début de la crise, commencent à bouger et à prendre position contre le régime al-Assad, allié objectif d’Israël : les Palestiniens ont globalement supporté le régime, qui lui assurait un havre où survivre, mais sans être dupes, toutefois, de la collusion de fait qui existe entre Damas et Tel-Aviv. Désormais, les Palestiniens, de plus en plus nombreux, dès lors, dans les prisons baathistes, espèrent qu’un changement de gouvernement repositionnerait la Syrie dans une politique offensive à l’égard d’Israël. À l’exception de la faction d’Ahmed Jibril, qui représente à peine deux cents combattants, les mouvements palestiniens encore présents en Syrie, le Fatah et le Jihad islamique palestinien, seraient de plus en plus partisans de rallier l’ASL, si une réelle opportunité de victoire se faisait jour.

Il ne s’agirait pas de bombarder Damas, comme l’OTAN a bombardé Bagdad ou Syrte dans le cadre de guerres néocoloniales à peine voilées… Une action uniquement aérienne, limitée aux cibles que désignerait l’ASL, constituerait probablement en Syrie la première intervention atlantique désintéressée et dès lors à but effectivement humanitaire.

Les démocraties occidentales, dans cette perspective, pourraient ensuite accompagner le processus postrévolutionnaire, politiquement, financièrement et sécuritairement (par le déploiement de policiers sous mandat onusien, par exemple), en supervisant l’organisation d’élections libres et en favorisant pour ce faire la formation d’un gouvernement provisoire d’union nationale sur base, notamment, des partis coalisés au sein du Conseil national syrien (CNS, qui a mis en place un « bureau militaire » assurant une coordination avec l’ASL) et du Comité national pour le Changement démocratique (CNCD), qui réunissent à eux deux les principaux partis d’opposition à la dictature et se veulent de plus en plus représentatifs de l’ensemble des communautés et confessions présentes en Syrie (dans cette perspective, suite à la démission de son président, Burhan Ghalioun, le CNS a désigné à sa tête le Kurde Abdel Basset Sayda, signe très clair à l’intention des minorités). Ce processus court-circuiterait les dérives islamistes et éviterait le cortège de vengeances, d’exécutions sommaires et de massacres qui résulterait d’une révolution violente.

La Communauté internationale a quoi qu’il en soit le devoir de protéger les populations civiles en danger. Or, les constats de massacres, devenus récurrents en Syrie depuis plusieurs semaines, commandent une intervention.

On a souvent évoqué, à tort et avec excès, le souvenir de Munich. Mais, cette fois, la référence à cet épisode tragique de l’histoire du XXème siècle semble plus que jamais pertinente et justifiée, face au véto russe. « Tous les Tchèques ne valent pas les os d’un petit soldat français », avait titré à l’époque un quotidien parisien. Qu’en sera-t-il des Syriens ?

Jusqu’à présent, l’Occident n’a rien entrepris de tangible, comme s’il attendait qu’il soit trop tard, c’est-à-dire que le régime baathiste ait repris le complet contrôle de la situation et rétabli l’ordre en Syrie.

La seule option parfois envisagée avec plus de sérieux, « la solution yéménite » (à savoir le départ volontaire du président al-Assad), qui pourrait peut-être obtenir l’assentiment de la Russie, ne résoudrait en rien la crise syrienne ; pas plus que le retrait (momentané ?) du président Saleh n’a « révolutionné » l’appareil politique du Yémen. En effet, Bashar al-Assad n’est probablement pas le pire rouage du régime (son frère Maher est assurément plus radical), dont le nuage politico-économique continuerait de gouverner sans partage, avec ou sans l’actuel président.

Abandonnée à son sort, la rébellion est ainsi peu à peu réduite à peau de chagrin par la puissance de feu de l’armée régulière, bien équipée, et ce sans même que le régime ait encore dû engager les unités spéciales de blindés, la « garde prétorienne », ou son potentiel aérien.

De même, la contestation civile est écrasée policièrement, par les services secrets, environ deux millions de fonctionnaires pour une population totale de vingt-deux millions et demi d’habitants…

Les prisons se remplissent et se vident, au rythme des viols, dans les prisons des femmes, des assassinats et des effroyables tortures, dont l’objectif n’est pas toujours d’arracher des renseignements, mais bien plus souvent de faire des exemples, à l’intention des familles et des voisins des malheureux qui tombent dans les mains des moukhabarats. Cette pratique systématique et accélérée de la torture dissuasive trahit la volonté du régime de se maintenir en l’état, coûte que coûte.

Arrêté le 17 mai, alors que je m’apprêtais à entrer dans la petite ville de Tal-Kalakh, j’ai pu en faire l’expérience et m’en rendre compte de visu : transféré à Homs et sévèrement interrogé sur les raisons de ma présence dans le pays, puis attaché toute la nuit durant face à un couloir où les agents des services secrets pratiquaient les pires sévices sur mes misérables compagnons d’infortune, j’ai vu les coups de câbles, les coups de bâton, les coupures à la lame, les brûlures, profondes, à l’électricité, et, submergé d’une immense désespérance, j’ai entendu les cris, insoutenables…

Quand une famille reçoit le corps, mort ou vivant, d’un frère, d’un fils, d’un père, ainsi abîmé, défiguré, brisé, on peut bien croire que plus personne, dans le quartier, après avoir vu cela, n’oserait encore sortir manifester contre le régime.

« Après avoir lu ton témoignage, m’a écrit une amie syrienne dont le frère a récemment disparu au cours d’une manifestation, j’espère qu’Ahmed est mort, qu’il a été tué, et qu’il ne subit pas toute cette souffrance que tu as décrite… »


Liban – Extension du conflit syrien ; combats de rue à Tripoli et à Beyrouth
entre Hariristes sunnites et Alaouites pro-Assad

Tandis que le régime baathiste réprime, le séisme syrien ébranle le Liban.

Comme on devait l’envisager, la crise syrienne, qui perdure depuis plus d’un an, commence à percoler au Liban, où s’affrontent désormais de plus en plus directement les partisans du clan de la famille des Hariri, magnats de la finance, favorables à un rapprochement avec l’Occident, sunnites et hostiles au gouvernement syrien, et les supporteurs du Hezbollah, chiites, alliés des Chrétiens libanais et favorables à Damas.

Depuis le 12 mai, les miliciens des deux camps s’affrontent dans Tripoli ; et la capitale, Beyrouth, commence à ressentir elle aussi les répercussions de ce qui ressemble désormais à un début de guerre civile.

La crise, qui couvait depuis des mois, a éclaté peu après l’arrestation à Tripoli d’un Libanais sunnite, qui organisait l’aide aux réfugiés syriens du camp de Wadi Khaled, situé à la frontière nord du Liban, non loin de la ville syrienne rebelle de Tal-Kalakh. Or, ce camp de réfugiés, de même qu’en Turquie, est utilisé comme base arrière par les combattants de l’ASL, qui y trouvent refuge et un appui logistique. Ayant gagné à travers champs le camp de Wadi Khaled, dont l’armée libanaise m’avait interdit l’accès, j’ai pu y constater, à la nuit tombée, la présence d’hommes armés qui revenaient de la frontière syrienne…

Après avoir parcouru toute la plaine de la Bekaa, dans le sud, en suivant la frontière syrienne, le constat est clair : les réfugiés syriens ne sont pas les bienvenus dans cette région, fief du Hezbollah ; et c’est pourquoi la principale concentration de réfugiés syriens au Liban se situe au nord de Tripoli, en territoire haririste.

Cette arrestation a immédiatement provoqué une réaction de la communauté sunnite de Tripoli, dont la manifestation a pris le chemin du quartier alaouite, le Djebel-Mohsen, qui domine la ville. C’est alors que des échanges de coups de feu ont eu lieu, et un adolescent sunnite a été blessé. Les miliciens sunnites ont répliqué par des tirs de roquettes sur le quartier alaouite, dont les habitants se sont fortifiés, désormais en état de siège.

Les boulevards de Tripoli se sont ainsi transformés en champs de tir, le seul moyen de les traverser étant de courir à toutes jambes, pour passer d’un pâté de maison à l’autre. J’ai accompagné les miliciens sunnites dans leurs assauts sur le quartier alaouite, sans parvenir à y pénétrer et à recueillir le point de vue des assiégés.

Quelques jours plus tard, des heurts éclataient à Beyrouth, où les différentes factions, dans certains cas, tentent d’entraver les manœuvres pro- ou anti-Assad de leurs adversaires et, à d’autres occasions, cherchent à les impressionner par leurs attaques, pour les obliger à renoncer à apporter un soutien aux belligérants syriens. Les combats de rue se multiplient ainsi dans l’escalade et la crise dégénère peu à peu, inexorablement.

Tandis que le Hezbollah, allié de Damas et de Téhéran, est jusqu’à présent resté neutre dans le conflit et tente d’éviter le réveil de la guerre civile, les partisans de la famille Hariri, leaders du Courant du Futur et de la coalition du « 14 mars », pro-occidentale, dont les fiefs se situent au Nord-Liban, ont par contre accueilli des milliers de réfugiés syriens et tentent d’organiser depuis plusieurs mois des livraisons d’armes à l’ASL. On peut les soupçonner d’attiser à dessein les tensions intercommunautaires au Nord-Liban, pour déstabiliser la zone et la soustraire au contrôle de l’armée libanaise et du gouvernement, actuellement dominé par le Hezbollah.

C’est dans ce contexte que la communauté alaouite de Tripoli a réagi, appuyée à présent par le Hezbollah, qui, sans engager encore son formidable potentiel militaire (rappelons que le Hezbollah avait défait l’armée israélienne lors de l’invasion du Liban, en 2006), montre néanmoins les dents.

Aujourd’hui, la situation semble donc sans issue : d’une part, l’armée régulière libanaise ne parvient pas à s’imposer et, parfois prise à partie par les hariristes et l’ASL, elle n’intervient désormais plus au Nord-Liban qu’en cas d’extrême urgence. Les factions qui soutiennent la rébellion armée en Syrie transforment petit à petit le nord du pays en une zone de non-droit, où transitent des armes, et la région située au nord de Tripoli devient un véritable sanctuaire pour l’ASL, appuyée par ses alliés arabes, l’Arabie saoudite et le Qatar. D’autre part, le Hezbollah, qui a jusqu’à présent regardé sans intervenir, ne semble plus bien loin de se décider à lancer ses forces dans la bataille.

L’intensification de la violence en Syrie et l’épreuve de force qui se joue à Beyrouth pourraient ainsi ramener le Liban quarante ans en arrière, face à ses vieux démons…


Pierre Piccinin

Pierre Piccinin

Pierre Piccinin, professeur d’histoire et de science politique à l’Ecole européenne de Bruxelles I. Domaine de recherche: histoire ancienne et contemporaine et particulièrement du Moyen-Orient.