Humanitaire : les dangers de la sur-médiatisation

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Contrairement à l’impression que donnent les médias, les catastrophes naturelles ne constituent pas un énorme champs de travail pour les associations d’aide ou les institutions intergouvernementales. Si je devais donner un chiffre, je dirai que l’aide en situation de catastrophe doit au maximum représenter 1% ou 2% de l’aide générale.

Pour Médecins Sans Frontières — mais je crois que je peux étendre cette observation à toutes les institutions — c’est un sujet permanent de frustration. Avec ses différentes branches nationales, MSF est sans probablement l’organisation qui a le plus d’expérience dans les interventions en situation de catastrophe naturelle depuis vingt à trente ans.

Je suis allé pour la première fois sur une catastrophe naturelle en 1982-1983, j’ai été président de MSF pendant douze ans, et depuis ce moment-là, je me suis toujours demandé quand nous aurions le courage de dire : « On n’y va pas ». Ce courage, nous ne l’avons pas encore, même si, au mois de janvier de cette année, une semaine après le tsunami, MSF a encore pris une position à contre-courant difficile à tenir. Mais il aurait été pensable de prendre une position plus radicale : ne pas y aller du tout. Le fait de se poser cette question montre bien les difficultés que nous avons à nous convaincre nous-même que nous sommes utiles dans ce genre de situation.

Tsunami : les raisons d’un grand élan d’émotion

Une caractéristique générale s’applique à toutes les catastrophes : c’est le caractère « pur » des victimes. La victime d’un raz-de-marée, d’un tremblement de terre, d’une inondation n’a, a priori, rien à voir avec la catastrophe qui l’accable. Tandis que la victime d’une épidémie ou d’une situation de conflit est toujours « suspecte ». Quand je dis « suspecte » je ne porte aucun jugement moral ; ce serait même de ma part un hommage. Mais on considère que la victime a joué un rôle, individuel ou collectif, dans la situation où elle se trouve.

Dans le cas d’une catastrophe naturelle, les victimes totalement « pures » sont donc offertes à notre sollicitude, à notre soif d’action. D’autant plus que les médias, en particulier la télévision, créent l’illusion d’une aide directe : des gens là-bas sont totalement démunis du fait de la catastrophe ; ici, après Noël, dans la paix et l’abondance – du moins pour certains – les gens se disent qu’il faut faire quelque chose.

Une deuxième circonstance, qui singularise ce tsunami en Asie, c’est la présence sur place de nombreux Européens. Cette catastrophe est aussi une catastrophe européenne. Depuis 1945, il n’y a pas eu une masse comparable de victimes européennes, puisqu’on estime que 8.500 à 8.800 Européens ont été tués par la vague en l’espace de quelques secondes.

C’est l’équivalent d’un bombardement, une sorte de 11 septembre naturel. Cette analogie avec le 11 septembre était sensible : le tsunami en Asie a été, à ma connaissance, le deuxième événement ayant donné lieu à trois minutes de silence. Le rapprochement a été fait en raison de sa dimension internationale « hollywoodienne ». J’emploie ce terme sans aucune ironie : nous avons assisté à un effroyable spectacle.

Une troisième circonstance tient au matraquage médiatique. On a assisté à une sorte de « propagande nord-coréenne ». J’ai conscience de l’énormité du propos. Mais, rarement dans la presse occidentale, on a vu ces dernières années une telle sommation permanente à s’émouvoir, à donner.

Pour faire société, il faut être dans les inclus, il fallait être dans les grand-messes, laisser un euro au supermarché du coin ou envoyer un SMS devant son poste de télévision. L’injonction de donner était omniprésente. Ajoutons l’aggravation du bilan toutes les quarante-huit heures : de quelques milliers de morts au début, on est passé, en l’espace de quinze jours, à plus de 200 000, pour arriver aujourd’hui à 300 000, tous pays confondus.

C’est une catastrophe extraordinaire qui se situe parmi les dix  premières catastrophes du siècle. Et pour ce qui est des catastrophes ouvertes à l’intervention, je pense que c’est la première depuis une trentaine d’années.

Le dernier tremblement de terre ayant entraîné un nombre de victimes probablement comparable, voire supérieur, fut le tremblement de terre en Chine en 1976 qui aurait fait entre 250 000 et 700 000 morts. Mais il n’y a eu aucune intervention internationale, en raison de la fermeture au monde extérieur de la Chine rouge des années 70. La comparaison quantitative est licite, mais du point de vue des réactions, elle n’a pas de sens.

On a parlé de cinq millions de personnes déplacées, dès le début janvier. On sait aujourd’hui qu’il s’agissait de quelques dizaines de milliers. On a parlé de 500 000 blessés, ce qui n’est rien d’autre que le chiffre précédent divisé par dix. On a évalué que pour cinq millions de personnes déplacées, 10% devait avoir besoin de soins.

On a parlé du risque de doublement des victimes de la catastrophe par l’éclatement d’épidémies. On a parlé de typhoïde, de choléra, de dengue (une fièvre hémorragique), de paludisme. On a parlé de dizaines de milliers d’orphelins qui devenaient de plus des victimes imminentes de réseaux mafieux pédophiles. Ces quatre affirmations-là étaient fausses.

Que nous soyons tous saisis par ce qui s’est passé, qu’il y ait eu un formidable élan d’émotion, cela va de soi. Le contraire serait terrible. On vivrait dans un monde de pierres, si nous restions insensibles à ces situations de catastrophe. Mais ces fausses affirmations étaient émises par les agences « compétentes » des Nations-Unies, c’est-à-dire l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Unicef, et elles ont été reprises par un certain nombre d’ONG et de journalistes. C’est précisément cela qui est déconcertant.

Les ONG submergées par les dons

Le matraquage médiatique a au moins permis de distinguer les médias audiovisuels des médias écrits. J’ai eu le sentiment de lire des informations intéressantes dans la plupart des articles écrits, tandis que je n’entendais dans  les médias audiovisuels qu’un ramassis de bobards invraisemblables et une somation répétée à donner. Comme si ces derniers avaient spontanément vu dans le tsunami un indicateur de puissance, de leur capacité de mobilisation. Pour sa part, la presse écrite a gardé un rôle plus cadré, plus modeste.

Les réponses au don, induites par les télévisions, étaient d’une certaine manière un audimat. Et c’est pourquoi il faut être plus sévère pour France Télévision dont les exigences de service public ne sont pas la fabrication de « cerveaux disponibles » pour les écrans publicitaires, comme l’a revendiqué le Pdg de TF1. Il est de notoriété publique qu’Etienne Mougeotte est membre du conseil d’administration de la Croix-Rouge. Celle-ci a été mise en avant par TF1 et elle se retrouve avec une centaine de millions d’euros collectés, alors qu’au plan international elle dispose de peu de moyens opérationnels d’intervention pour canaliser cette masse d’argent. Il en va de même pour de nombreuses sociétés de Croix-Rouge de grands pays (Allemagne, Angleterre, Etats-Unis, Italie…), puisque le total mondial collecté par la Croix-Rouge est de l’ordre d’un milliard et demi de dollars !

Le paysage actuel est celui que Libération décrivait le 6 avril : « Les ONG françaises submergées par l’argent du tsunami. Passée la phase d’urgence en Asie, la majorité des fonds ont été placés ». Et Thomas Hofnung conclut son article par ces mots : « Les associations n’ont pas fini de se creuser la tête pour savoir comment utiliser à bon escient l’argent qui leur a été confié » . (1)

Je ne sais pas si MSF sera épargnée du fait de la position qu’elle a prise très tôt : Le 3 janvier, huit jours après la catastrophe, elle annonçait qu’elle avait assez d’argent pour le tsunami. Déjà, à ce moment-là, on avait trop d’argent, mais MSF a été pris de court. Personne ne pouvait prévoir, dans les premiers jours, une telle mobilisation.

L’argent qui est arrivé après la date du 6 janvier, compte tenu des délais de la poste et de ce mouvement de donation, doit pouvoir être utilisé par MSF au profit d’autres opérations (Darfour, Congo…). Mais pour la quasi-totalité des ONG qui ont décidé de collecter sur cette catastrophe, la situation est aujourd’hui très tendue, car il y a effectivement trop d’argent.

Les besoins annoncés n’existaient pas. J’ai entendu d’éminents leaders d’ONG annoncer que leurs équipes prenaient en charge des camps de réfugiés de 80 000, 100 000 personnes, qu’elles étaient sur le terrain… alors qu’il n’y avait, à proprement parler, aucun camp de réfugiés. En certains endroits, il y avait des regroupements provisoires de quelques centaines de personnes.

L’aide a fonctionné. Mais à 80%, ou même 100% des cas en certains endroits, elle a été apportée par le voisinage. Ne reproduisons pas ce que j’appelle un peu hâtivement le « réflexe colonial ». L’aide ne s’appelle pas aide parce qu’elle vient de l’extérieur. Je n’ai pas vu dans les médias d’images de l’aide prodiguée par la population locale, alors qu’elle en constituait l’immense majorité. Cette catastrophe appelait une quantité de secours infiniment inférieure à celle qui était demandée. L’aide extérieure n’est utile qu’à la marge en cas de catastrophe naturelle. C’est l’aide à la reconstruction qui est importante.

(1) Libération, 6 avril 2005.

Rony Brauman

Rony Brauman

Ecrivain et médecin français, ancien président de Médecins sans Frontières.