À Ben Jawad, ville fantôme libyenne

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Frontières au Nord de la Lybie
© Tom Westcott/IRIN

Il y a un peu plus de six semaines, Ben Jawad était encore une petite ville côtière paisible, où cohabitaient des travailleurs de l’industrie pétrolière, des bergers et des pêcheurs. Aujourd’hui, plus personne ne pêche. Toute la population de la ville – soit plus de 11 000 habitants selon le recensement de 2006 – est partie. Les maisons ont été abandonnées et les rues de ce qui n’est plus qu’une ville fantôme sont jonchées de débris d’obus de canons antiaériens. Les habitants se sont réfugiés dans des campements dans le désert ou dans des logements exigus dans des villages voisins.

La ville se trouve sur la ligne de front qui sépare les deux gouvernements rivaux de Libye. L’un, reconnu par la communauté internationale depuis qu’il a gagné les dernières élections, a été chassé de la capitale, Tripoli, en août 2014 et est maintenant basé à Beïda, à plus de 1000 kilomètres à l’est. Nombre de ses sympathisants réclament une plus grande autonomie de l’est. L’autre, qui garde le contrôle de Tripoli, est dirigé par le mouvement politico-militaire Aube de la Libye et ses alliés et a remis en place l’ancien Parlement, le Congrès général national, rival de la Chambre des représentants reconnue internationalement.

Les deux gouvernements – qui comprennent chacun des éléments islamistes et laïques – commandent des coalitions peu structurées de groupes armés qui ont participé ces derniers mois à de violents affrontements dans tout le pays. Des éléments des deux camps se trouvent par ailleurs actuellement à Genève pour participer aux pourparlers de paix organisés sous les bons offices des Nations Unies. L’Aube de la Libye a toutefois décidé de boycotter les discussions. L’envoyé des Nations Unies a alerté que « le temps presse ».

À Ben Jawad, des forces affiliées à l’Aube de la Libye sont arrivées mi-décembre avec pour objectif de s’emparer d’une partie des infrastructures pétrolières vitales pour le pays. Depuis, la ville a été la cible presque quotidienne de bombardements aériens de l’Armée nationale libyenne du gouvernement de Beïda.

Au début, la fuite des habitants s’est faite progressivement, mais lorsque les bombardements se sont intensifiés, tout le monde est parti. Les derniers habitants ont quitté la ville il y a deux semaines. Les plus pauvres, qui n’avaient pas les moyens de se rendre très loin, se sont réfugiés précipitamment dans le désert.

« Près de 50 familles sont éparpillées dans le désert », a dit Fadiel Fadeal, qui dirige un groupe d’organisations non gouvernementales (ONG) de Ben Jawad ainsi que le nouveau comité de crise de la ville. « Elles n’ont pas d’électricité, pas d’eau, pas de réseau de téléphonie mobile, et il leur manque des produits de première nécessité comme des couvertures, ce qui est terrible, car les nuits sont très froides. »

L’enjeu du pétrole

Ce qui fait l’importance de Ben Jawad, c’est sa position géographique, 30 kilomètres à peine à l’ouest d’Es Sidra, le plus grand terminal d’exportation de pétrole du pays, dont les armées rivales s’arrachent le contrôle. Des véhicules de combat improvisés filent à vive allure entre les deux villes.

Seuls demeurent à Ben Jawad des membres de la Troisième force. Unité du Bouclier libyen central, principal groupe armé du pays, la Troisième force opère maintenant sous le commandement de l’Aube de la Libye.

La Troisième force utilise Ben Jawad comme base à partir de laquelle elle tente de prendre le contrôle du terminal pétrolier d’Es Sidra. Attaques qui sont repoussées par les forces aériennes de l’armée nationale libyenne.

« Le premier jour de notre arrivée, notre hôpital de campagne a été [bombardé] et deux médecins ont été tués, » a dit à IRIN Salah El-Jabu, commandant de l’unité de la Troisième force postée à Ben Jawad. « Ils ont aussi essayé d’attaquer une centrale électrique locale et de nombreuses maisons de civils ont été touchées. » M. El-Jabu estime que cinq bombes tombent en moyenne par jour sur la ville ou ses environs.

Dans toute la ville, les bâtiments sont en piteux état. Selon M. Fadeal, les attaques sont menées à l’aveugle. « Les avions volent haut de peur de se faire tirer dessus depuis le sol, alors leurs bombardements ne sont pas précis. »

La Troisième force a récemment commencé à utiliser certains bâtiments abandonnés, dont une école qui fait office d’hôpital de campagne.

« Nous ne pouvons accepter de voir les forces ennemies se concentrer à Ben Jawad, » a dit Ali Al-Hassi, porte-parole de la Garde des installations pétrolières, chargée de protéger les infrastructures pétrolières libyennes depuis le soulèvement de 2011 et maintenant alliée à l’Armée nationale libyenne. « Elles représentent toujours une menace pour les terminaux pétroliers et doivent se replier à Misrata [à 400 kilomètres] si elles veulent que nous arrêtions de les prendre pour cible. »

Es Sidra est l’un des trois ports pétroliers qui se trouvent sous le contrôle d’Ibrahim Jadhran, leader fédéraliste autoproclamé qui prône une plus grande autonomie régionale. Depuis qu’il a dirigé une unité de la Garde des installations pétrolières à l’été 2013, il a mené un blocus d’un an des ports pour exprimer son désaccord face à la distribution de la richesse pétrolière du pays, ce qui a paralysé le secteur libyen des hydrocarbures.

Même si en pratique, les ports pétroliers sont revenus l’année dernière entre les mains du gouvernement de l’Est, M. Jadhran a resserré son emprise lorsque l’Aube de la Libye a pris le contrôle de Tripoli. Lui qui n’avait pas pris parti a prêté allégeance aux institutions de l’Est lorsque les forces du gouvernement de Tripoli ont tenté de s’emparer des ports. Il lutte maintenant aux côtés de l’Armée nationale libyenne pour garder la mainmise sur les terminaux pétroliers.

Es Sidra et un deuxième terminal pétrolier à Ras Lanuf ont maintenant été fermés pour force majeure par la compagnie pétrolière nationale libyenne. Les employés disent ne pas avoir été payés le mois dernier et ignorent quand la situation va se rétablir et quand ils pourront reprendre le travail.

Retour impossible pour les habitants

« Tout ce que nous voulons, c’est rentrer chez nous, mais nous avons peur des bombardements », a expliqué Fatima, une femme vivant dans le désert, au sud-ouest de Ben Jawad. « Les conditions sont vraiment misérables ici. Je m’inquiète pour mes enfants et nous n’avons presque rien, même pas de produits de toilette ou d’effets personnels. »

Un retour imminent semble improbable. Tant que la Troisième force se trouve en ville, cette dernière restera la cible de l’Armée nationale libyenne.

Les habitants se sentent complètement laissés pour compte et disent qu’ils n’ont reçu d’aide d’aucun des deux gouvernements. « Personne ne m’a demandé si nous avions besoin d’aide, » a dit M. Fadeal. Une visite au Parlement de Tripoli dans le but d’expliquer la crise humanitaire dont souffre la ville a permis de recueillir des promesses de soutien, mais le geste n’a pas encore été joint à la parole.

Ben Jawad étant situé en limite de la zone de guerre, le sort de ses habitants n’a pas fait l’objet d’une grande couverture médiatique, que ce soit nationalement ou internationalement.

Le HCR a dit à IRIN que ses efforts pour accéder aux PDIP avaient été entravés par les affrontements. « Nous continuons d’étudier toutes les options possibles pour acheminer de l’aide vers cette région », a dit son porte-parole, Dunnapar Fern Tilakamonkul. La portée du HCR et des autres organisations humanitaires, basées en Tunisie depuis que la situation en Libye s’est détériorée, est cependant limitée.

Selon des habitants de Ben Jawad, le seul soutien reçu jusqu’à présent provenait de la Troisième force, alors que c’est sa présence même qui a provoqué les bombardements à l’origine de leur déplacement.

La ville de Misrata, dont viennent de nombreux combattants, a envoyé du lait et des couches pour les enfants. « Nous n’avons pas eu de problèmes avec la Troisième force et ils essayent de répondre à nos demandes, » a expliqué M. Fadeal. « La plupart des habitants de Ben Jawad restent neutres dans ce conflit. »

Même si les combats cessent, la ville ne sera pas suffisamment sûre pour que les habitants puissent revenir immédiatement.

« Il y a plein d’engins non explosés, car souvent les bombes et les missiles qui sont lancés n’explosent pas, » a expliqué M. Fadeal. « J’ai compté au moins 30 missiles non explosés en ville, dont certains à la banque. Nous allons avoir besoin de l’intervention d’une organisation pour nous aider à nettoyer ces déchets dangereux. »

En attendant, les familles de cette ville côtière reculée ne viennent que s’ajouter aux chiffres alarmants de la guerre civile qui déchire la Libye.

Irin

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Irin estt un service d’information et d’actualité indépendant et sans but lucratif proposant des articles sur les situations d’urgence.