Parmi tous ceux qui ne méritaient pas de mourir…

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À l’un des bouts de la chaîne, sous nos yeux, il y a l’exécution de 12 personnes. Elle soulève un émoi auquel, après s’y être associé sans réserve, il est bien difficile de rajouter quoi que ce soit. Si ce n’est peut-être pour moi, et pour beaucoup d’autres, que… merde… Cabu… Cabu ne méritait pas ça. 

Les autres non plus, je sais, mais je n’aurais pas l’impudeur d’en parler. Je ne les connaissais pas. Je ne les connaissais pas, car j’avais de longue date rompu radicalement avec la curieuse façon qu’avait leur journal de concevoir la liberté d’expression.

Que reste-t-il ensuite de dicible, après la condamnation absolue, qui ne soit pas assimilé à une défense de l’indéfendable ? À l’un des bouts de la chaîne, il y a donc 12 types qui auraient dû vivre.

À l’autre bout, il y a ceux qui se sont donné le droit, qu’ils ont peut-être même érigé en devoir, de les tuer. Là-bas, il y a tout ce que l’on connaît très mal et que pourtant, ne serait-ce que pour comprendre, et, le cas échéant, essayer de prévenir, ce qui ne veut pas dire excuser, on a terriblement besoin de connaître.

Mais par malheur, là-bas, il n’y a plus de projecteurs, ou alors des projos un peu borgnes, qui n’éclairent sélectivement que certaines des victimes ou certains des bourreaux. À ce bout-là, un ténor de nos médias publics le rappelait récemment, « l’explication n’a pas de raison d’être » puisqu’il n’y a que des « bons » (c’est nous et nos frères en religion) et des « méchants ».

La compréhension de cet espace de motivation et d’action des auteurs exige pourtant de mobiliser des cadres et des ressorts d’action ou de pensée, des références historiques, des morceaux de vie, des passions qui ne sont pas spontanément les nôtres. C’est là que le déficit d’information risque de se faire sentir.

Tenter de le combler ici, c’est… mission impossible. Il faudrait rappeler l’existence d’une insondable fracture qui, depuis la nuit coloniale, (oui, oui, cela ne date pas d’hier) ne s’est jamais vraiment refermée.

Un gouffre qui sépare non point tant quelques poignées d’extrémistes mais bien des millions de citoyens de culture musulmane (dont Ali Baddou à qui Houellebecq « donne la » même « gerbe » qu’à moi) et certaines facettes intérieures ou étrangères de la politique de la France.

Pour faire bref, disons que cela va de la longue passivité de Hollande devant les massacres de Gaza ou la mort programmée de dizaines milliers de Syriens jusqu’à son bellicisme soudain devant les quelques exécutions – de « Chrétiens » ! – à Mossoul.

Je veux parler de tous ces « combats courageux » menés avec tambours et Rafales dès lors qu’ils sont au service des uns ou, au contraire, au nom pourtant des mêmes principes d’une identique République, éternellement ajournés dès lors qu’ils seraient au service des autres. Indissolublement associée à ces évidentes contre-performances de la République, il y a ensuite la façon dont certaines mobilisations sociétales les accompagnent, voire, en les euphémisant, les cautionnent.

Ici, ce n’est pas Houellebecq ou Zemmour qu’il faut citer en parcourant la galerie qui conduit inexorablement à la catastrophe de Charlie Hebdo. Ils n’ont pas, à eux seuls, un tel pouvoir.

C’est bien plutôt l’interminable cohorte de ceux qui ont docilement lynché Dieudonné, qui n’avait pas dit un centième des horreurs de Zemmour ou de Houellebecq, et ont tendu ensuite leur micro, le plus béatement du monde, à ces deux là.

Ce sont tous ceux dont on est en droit de se demander s’ils ne se réjouissent pas d’entendre dire tout haut tout ce que depuis tant d’années ils nous susurrent eux-mêmes tout bas. Ah… oh… entendre ce matin « Ya bon Award 2012 » regretter que Houellebecq s’en prenne aux Musulmans plus qu’au Front national !

Le dernier en date des épisodes de ce long face-à-face mortifère, qu’il n’est pas question de résumer en quelques phrases – mais dont on peut logiquement considérer qu’il est lié plus ou moins directement aux événements de Paris –, c’est manifestement la décision française d’entrer en août 2014 en guerre contre l’un des nouveaux acteurs de la recomposition postcoloniale du Proche-Orient, à savoir ce groupe armé qui entend, sous le nom d’État islamique, s’ériger en successeur d’une partie au moins des États syrien et irakien.

Depuis août 2014, nos avions bombardent nuit et jour, avec la précision que l’on connaît à l’arme aérienne, des cibles désignées comme légitimes par un consensus national particulièrement large. Cette politique avait fait jusqu’à ce jour plusieurs centaines de morts par bombe du côté de Mossoul. Il faut désormais aujourd’hui y rajouter, bien que dans une catégorie différente, puisque ceux-là ne maniaient pas d’autre arme que la plume, 12 nouvelles victimes, à Paris cette fois.

François Burgat

François Burgat

François Burgat est un politologue, directeur de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) à Aix-en-Provence. Il consacre l’essentiel de ses travaux à l’étude des dynamiques politiques et des courants islamistes dans le monde arabe.

Enseignant et conférencier au Forum économique mondial, au Parlement européen, à l’OTAN et dans de très nombreuses universités étrangères), il a résidé plus de vingt-trois ans au Maghreb, au Proche-Orient et dans la Péninsule arabique.

Après avoir enseigné le droit à l’Université de Constantine (1973-1980), il a été chercheur à l’IREMAM et enseignant à l’IEP d’Aix-en-Provence (1983-1989) puis chercheur au CEDEJ du Caire (1989-1993), directeur du Centre français d’archéologie et de sciences sociales (Cefas) de Sanaa (1997-2003) et enfin directeur de l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo), à Damas (2008-2012) puis Beyrouth (2012-2013). Il dirige depuis à l’IREMAM le programme WAFAW (When Authoritarianism Fails in the Arab World) financé pour 4 années (septembre 2013 – 2017) par une Advanced Grant du Conseil européen de la recherche. Il est aujourd’hui membre du European Council on Foreign Relations.

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François Burgat est un politologue, directeur de recherche à l'Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) à Aix-en-Provence. Il consacre l’essentiel de ses travaux à l’étude des dynamiques politiques et des courants islamistes dans le monde arabe. Enseignant et conférencier au Forum économique mondial, au Parlement européen, à l'OTAN et dans de très nombreuses universités étrangères), il a résidé plus de vingt-trois ans au Maghreb, au Proche-Orient et dans la Péninsule arabique. Après avoir enseigné le droit à l'Université de Constantine (1973-1980), il a été chercheur à l’IREMAM et enseignant à l'IEP d'Aix-en-Provence (1983-1989) puis chercheur au CEDEJ du Caire (1989-1993), directeur du Centre français d'archéologie et de sciences sociales (Cefas) de Sanaa (1997-2003) et enfin directeur de l'Institut français du Proche-Orient (Ifpo), à Damas (2008-2012) puis Beyrouth (2012-2013). Il dirige depuis à l'IREMAM le programme WAFAW (When Authoritarianism Fails in the Arab World) financé pour 4 années (septembre 2013 - 2017) par une Advanced Grant du Conseil européen de la recherche. Il est aujourd’hui membre du European Council on Foreign Relations.