Les deux Yémen

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Yemen
©François Burgat

Au Yémen, deux dynamiques de transformation sont actuellement en cours. L’une est politique et institutionnelle, l’autre est purement militaire et risque de ruiner à terme les bénéfices que la première laisse aujourd’hui entrevoir.

Particulièrement complexe et exigeante, la dynamique politico-institutionnelle se déploie sur fond de construction jamais achevée de l’Etat  né de la réunification du pays en 1990. Il lui appartient de gérer la redistribution du pouvoir consécutive à la déposition du président Ali Abdallah Saleh au terme de 32 années de règne (presque) sans partage,  au terme du soulèvement populaire du mois de février 2011 (1).

La dynamique politico-institutionnelle a ses spécificités, qui tiennent notamment au fait que la  “jeunesse révolutionnaire”  initiatrice du mouvement  a très vite reçu l’appui décisif d’une opposition “traditionnelle” (les islamistes du parti al-Islah)  dotée d’une longue expérience, y compris gouvernementale, et bénéficiant d’une solide implantation dans les tribus rurales du nord. La seconde spécificité, majeure, découle de la première  : cette opposition solidement assise a elle-même reçu l’appui d’une partie de l’armée, ce qui a mis la protestation populaire à l’abri d’une dérive répressive à la syrienne ou d’une contre-révolution à l’égyptienne.

La dynamique politique  yéménite donne certes lieu, pas toujours pour le meilleur, à de vrais règlements de compte et à de très inattendus  renversements d’alliance, parfois contre nature, et dont  les ingérences régionales ne sont pas absentes : Ali Abdallah Saleh, le  président sortant, n’en finit pas de sortir. Pour préserver son pouvoir et se venger de ses anciens alliés islamistes de l’Islah et de la partie de l’armée qui soutient ses opposants “révolutionnaires”, il est ainsi réputé pour avoir pactisé avec ces rebelles zaydites houthistes qu’il a pourtant longuement combattus sous sa présidence.

Les Saoudiens “sunnites” sont également réputés pour s’être soudain accommodés de ces “rebelles” houthistes pourtant “chiites”  qu’ils auraient encouragés à chasser les turbulents salafis, pourtant sunnites, installés à Dammaj, trop près de leur frontière. Le parti islamiste Islah aurait de son côté relâché ces liens anciens avec la famille de son fondateur, le chef tribal Abdallah Hussein al Al-Ahmar, qui faisaient l’originalité de la formule politique yéménite.

Cette recomposition, complexe et difficile, va de pair avec un processus institutionnel de construction d’un Etat de droit dont elle est l’un des principaux enjeux. Elle est en train de déboucher sur l’adoption d’une constitution dont les rédacteurs ont fait, après un long “dialogue populaire”, le pari osé du fédéralisme. Rien n’est simple dans ce Yémen-là, où pourtant un certain optimisme reste de mise (2).

Pour son malheur, le Yémen est également le théâtre d’une seconde dynamique, où le « hard power » a pris le pas sur les exigences plus nobles du politique.  Beaucoup plus asymétrique, elle a pris néanmoins,  depuis près de 15 années,  les allures binaires d’une véritable vendetta.

C’est celle, qu’avec le soutien de l’entière “communauté internationale”, Etats-Unis en tête, le régime mène contre les laissés pour compte de la dynamique institutionnelle. Un temps instrumentalisés cyniquement par le pouvoir du nord, avant la réunification de 1990,  à l’époque de sa lutte contre son challenger  “marxiste” du sud, ceux-là se mobilisent sous l’étendard opacifiant d’ “Al-Qaïda”.

Leur agenda emprunte certes son lexique et sa stratégie à l’internationalisme radical du “jihad global”. Mais il traduit également, et de plus en plus, des attentes trivialement matérielles, en partie régionalistes, ainsi que des  besoins croissants de vengeance de la part de segments de plus en plus larges de la population, notamment dans le Sud du pays longtemps délaissé.

Cette dynamique-là ne fait usage d’aucun outil politique ou institutionnel ni d’aucune négociation. Il est vrai qu’elle est le prétexte (et/ou le résultat)  de l’ingérence massive des Etats-Unis, une tierce partie parfaitement étrangère à cette région et dont les performances politiques s’assimilent aux yeux de beaucoup à une longue liste d’échecs.

La “première démocratie du monde” y met en oeuvre une stratégie qui est la négation même de toute exigence politique de construction d’un Etat (ou d’un ordre international)  de droit. Si les partenaires de  la dynamique institutionnelle ont des soutiens  étrangers, le partenariat noué au service de la “lutte contre le terrorisme”  est si dissymétrique que l’on se demande parfois quelle part de souveraineté l’Etat yéménite y a conservé.

Pour l’essentiel, l’ingérence américaine s’est traduite depuis 2002  par l’exécution,  dans la plus totale illégalité – aussi bien  nationale qu’internationale – d’au moins un citoyen américain et de plus de… 800 citoyens yéménites (3). Comme les auteurs des  tirs courageusement effectués depuis des engins télécommandés à longue distance  demeurent prudemment à l’abri derrière  leurs écrans, les inévitables  ripostes lancées contre ces attaques, souvent terriblement approximatives,  le sont tout autant : ce sont d’une part les Occidentaux pouvant être associés, même seulement symboliquement, au camp américain, qui font l’objet de vengeances expéditives et bien sûr, en nombre chaque jour croissant, n’importe lesquels des fonctionnaires du régime réputés encourager ou seulement tolérer  l’intervention américaine.

Outre l’intensification de ses propres campagnes aériennes et une violente offensive terrestre, le gouvernement yéménite a fait interdire dans toute la capitale  les motos employées souvent par les membres de l’un des deux camps de la vendetta. Mais, hormis  une interdiction très théorique des frappes de drone votée en décembre par le Parlement et demeurée à ce jour sans le moindre effet, il n’a toujours pas commencé à réfléchir sérieusement, ni lui ni aucun de ses dévoués partenaires occidentaux, à l’efficacité réelle de la terrifiante campagne d’assassinats orchestrée par son “allié” américain, avec, pour l’heure, un succès quasi comparable à celui de la déroute afghane annoncée.

 

(1) Laurent Bonnefoy, Frank Mermier, Marine Poirier, (dir.), Yemen, le tournant révolutionnaire, CEFAS – Karthala, Paris, 2011.
(2) Yémen 2014 : le fédéralisme contre les drones ? Les carnets de l’Iremam, 13 mars 2014 
(3) Selon les données collectées par le think tankNew America Foundation (Washington DC) et le Bureau of Investigative Journalism (Londres), depuis 2002, au Yémen, le nombre de personnes  tués par les frappes américaines par drones se situerait entre 680 et 880. Quarante personnes auraient été tuées en seulement deux jours  (les 19 et 20) du mois d’ avril 2014.

François Burgat

François Burgat

François Burgat est un politologue, directeur de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) à Aix-en-Provence. Il consacre l’essentiel de ses travaux à l’étude des dynamiques politiques et des courants islamistes dans le monde arabe.

Enseignant et conférencier au Forum économique mondial, au Parlement européen, à l’OTAN et dans de très nombreuses universités étrangères), il a résidé plus de vingt-trois ans au Maghreb, au Proche-Orient et dans la Péninsule arabique.

Après avoir enseigné le droit à l’Université de Constantine (1973-1980), il a été chercheur à l’IREMAM et enseignant à l’IEP d’Aix-en-Provence (1983-1989) puis chercheur au CEDEJ du Caire (1989-1993), directeur du Centre français d’archéologie et de sciences sociales (Cefas) de Sanaa (1997-2003) et enfin directeur de l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo), à Damas (2008-2012) puis Beyrouth (2012-2013). Il dirige depuis à l’IREMAM le programme WAFAW (When Authoritarianism Fails in the Arab World) financé pour 4 années (septembre 2013 – 2017) par une Advanced Grant du Conseil européen de la recherche. Il est aujourd’hui membre du European Council on Foreign Relations.

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François Burgat est un politologue, directeur de recherche à l'Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) à Aix-en-Provence. Il consacre l’essentiel de ses travaux à l’étude des dynamiques politiques et des courants islamistes dans le monde arabe. Enseignant et conférencier au Forum économique mondial, au Parlement européen, à l'OTAN et dans de très nombreuses universités étrangères), il a résidé plus de vingt-trois ans au Maghreb, au Proche-Orient et dans la Péninsule arabique. Après avoir enseigné le droit à l'Université de Constantine (1973-1980), il a été chercheur à l’IREMAM et enseignant à l'IEP d'Aix-en-Provence (1983-1989) puis chercheur au CEDEJ du Caire (1989-1993), directeur du Centre français d'archéologie et de sciences sociales (Cefas) de Sanaa (1997-2003) et enfin directeur de l'Institut français du Proche-Orient (Ifpo), à Damas (2008-2012) puis Beyrouth (2012-2013). Il dirige depuis à l'IREMAM le programme WAFAW (When Authoritarianism Fails in the Arab World) financé pour 4 années (septembre 2013 - 2017) par une Advanced Grant du Conseil européen de la recherche. Il est aujourd’hui membre du European Council on Foreign Relations.