De l’humanitaire complexe…

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« La stratégie c’est l’art d’utiliser les informations qui surviennent dans l’action, de les intégrer, de formuler soudain des schémas d’actions et d’être apte à rassembler le maximum de certitudes pour affronter l’incertain. » Edgar Morin.

A tort ou à raison, la perception des acteurs humanitaires occidentaux s’est modifiée depuis plusieurs années, passant d’un statut de quasi « immunité morale » à celui, moins engageant, de réceptacles à la critique acerbe et de cibles potentielles. La pléthore actuelle d’ONG a encore accentué la fragmentation et l’hétérogénéité de cette « classe » sociale (1), dévoilant aussi ses impairs, comme ce fut le cas en 2007 au Tchad, avec l’affaire politico-humanitaire de l’Arche de Zoé. L' »humanitaire complexe » peut-il constituer une opportunité pour penser aujourd’hui les enjeux de l’action humanitaire différemment ?

Après avoir dressé un rapide – et non exhaustif – état des lieux de l’humanitaire contemporain, il s’agira de montrer comment le paradigme de la complexité (2), associé à une méthodologie de « systémique sociale » peut nous aider à approfondir notre réflexion sur certaines problématiques majeures, permettre l’amélioration de pratiques parfois contestables, mais rappeler surtout la nécessité de prendre en compte le rapport à l’ «Autre », et les interdépendances qu’il génère.

Le sans-frontiérisme, acte fondateur de la médecine humanitaire des « french doctors », et son prolongement idéologique, le « devoir d’ingérence », ont montré les potentialités de cette « juste » révolte, mais aussi leurs limites lorsqu’ils servent de prétexte aux guerres « justes » (3). Ils ont également occultés la place réelle qu’occupent aujourd’hui les ONG confessionnelles, aussi bien islamiques qu’évangéliques, sur les terrains d’intervention.

Des acteurs, comme les militaires (d’Etat ou privés) (4) et les entreprises, sont également présents, et notre positionnement sur la place à leur donner dans nos schémas opérationnels, comme intellectuels, manque parfois de cohérence et de lisibilité. Ce nouvel « environnement » nécessite désormais un décryptage à l’aide d’outils inhabituels pour l’«homo humanitarius» (géopolitique, sociologie, démographie, urbanisme, anthropologie) et impose une attitude privilégiant plutôt le pragmatisme à l’idéologie, sauf si l’idéologie reprend sa signification initiale, c’est-à-dire un système d’idées.

La fragmentation des contextes auxquels nous sommes désormais confrontés s’est paradoxalement opérée dans une période de globalisation culturelle et économique qui, au lieu d’entraîner une mondialisation des valeurs et des principes, a puissamment révélé la diversité et l’hétérogénéité d’un monde polymorphe.

Aujourd’hui, le véritable défi de l’ensemble des acteurs humanitaires est d’opérer simultanément une reconquête identitaire avec une stratégie d’ouverture et d’intelligence collective,  quitte à casser le mythe et à dépasser les cadres préétablis. En acceptant de révéler leur part d’ombre, leurs incertitudes, voire leurs incohérences, les organisations humanitaires s’inscriraient dans l’engagement d’une réflexion susceptible de modifier certaines pratiques, signe d’une réelle maturité politique.

L’apport de la théorie des systèmes à l’humanitaire contemporain

Faire de l’humanitaire signifie remettre l’humain au centre des préoccupations, et assumer que cette altérité renforce notre condition d’humanité. Toutefois, si les principes de l’action humanitaire (humanité,  impartialité et indépendance) ne changent pas, les modalités de sa mise en œuvre ont évolué, et continueront de le faire, avec les contextes et les sociétés. Les problématiques auxquelles nous sommes désormais confrontées, mais aussi celles que nous engendrons, sont autant de mécaniques complexes qu’il faut parfois démonter pour pouvoir les comprendre. Sommes-nous «outillés» pour cela et avons-nous choisi la bonne méthode?

La déconstruction/reconstruction des problématiques humanitaires ne peut pas être exhaustive et encore moins répondre à toutes les questions posées, mais entend démontrer l’enchevêtrement de celles-ci, dans un monde en sursis environnemental et où l’homme, dans la pure tradition «hobbesienne»,  reste le prédateur majeur.

Appartenant plutôt aux sciences humaines, discipline transversale dédiée à la compréhension de l’Homme dans sa production sociale et symbolique, la reconnaissance universitaire de l’humanitaire contemporain doit aller de pair avec une «re-connaissance» de son cadre général qui, comme le monde entier, s’est globalisé et singulièrement complexifié dans ses interdépendances locales.

Pour analyser correctement cet humanitaire renouvelé, passé du champ de bataille au champ social, la méthodologie analytique a montré un certain intérêt mais également ses limites. En effet, l’analyse linéaire qui souvent en découle, fondée sur les cas analogues et les précédents historiques (5), ne permet pas de rendre compte de la dynamique des changements en cours. C’est pourquoi nous préconisons une méthode empruntant à la « théorie des systèmes » (6), permettant de mieux saisir le tout dans ses parties et les parties du tout.

Sans tomber dans les travers d’un modèle holistique qui expliquerait uniquement le tout, et à la différence d’un modèle analytique décomposant les enjeux dans une logique disjonctive et « mutilante », le modèle systémique vise aussi à l’émergence de problématiques originales afin d’orienter de façon prospective, si l’on prend l’exemple de l’action humanitaire,  les politiques stratégiques des organisations humanitaires.

Pour autant, la « théorie des systèmes » étudie préférentiellement la connaissance des interactions et des relations des composants entre eux, plutôt que les composants eux-mêmes. La démarche systémique peut également aboutir à la rupture de certains cadres conventionnels figés, que seules la multidisciplinarité – et l’ « indisciplinarité » – intellectuelles, permettent d’atteindre (7).

Les prémices de l’ «humanitaire complexe»

Il paraît donc intéressant d’appliquer la « théorie générale des systèmes » à l’humanitaire et ses interpénétrations, comme cela a pu être fait dans le domaine militaire (8) et celui des relations internationales. Le méta-système de l’humanitaire contemporain peut ainsi être analysé comme différents sous-systèmes en interrelation qui se régulent par des boucles de rétroactions, entraînant de nouveaux équilibres et une évolution permanente du paradigme humanitaire. Cette capacité de transformation réciproque nécessite toutefois un certain degré d’ouverture, suffisant pour laisser des influences agir, tout en préservant l’intégrité du système.

Le concept de l’ « humanitaire complexe » a également pour objectif, au delà de la réflexion et de la méthode, d’infléchir les pratiques des uns et des autres. Il s’agit en effet de reconnaître l’impossibilité pour l’ensemble des acteurs (humanitaires, bénéficiaires, et acteurs de l’ « environnement » humanitaire (9) de détenir une compréhension totale des situations intriquées auxquelles ils sont collectivement confrontés, et de tendre à transformer cette connaissance partielle en une volonté de savoir partagé et d’actions adaptées à chaque contexte.

Aujourd’hui, deux domaines de l’humanitaire contemporain se prêtent particulièrement bien à une analyse par le prisme de la complexité. Un premier exemple sont la place et la gestion des humanitaires dans les camps de déplacés et de réfugiés. En effet, dans ces camps qui ne cessent de croître lors de conflits armés ou de catastrophes naturelles, et où les besoins biologiques semblent annihiler tous les autres, « l’homme citoyen » (10) devient, dans la lingua humanitaria, un « déplacé » ou un « réfugié ».

Les populations déplacées sont ainsi non seulement soumises à un biopouvoir, renforcé involontairement par les modalités opérationnelles des ONG, mais aussi à une instrumentalisation politique forte, comme cela est vérifiable, aussi bien dans le camp de Kalma au Sud-Darfour (11) que dans le camp de Manik Farm au Sri-Lanka (12). Le sujet sensible et primordial des enjeux de sécurité (13), aux nombreux déterminants globaux et loco-régionaux, et qui préfigure déjà un rétrécissement de l’espace humanitaire physique comme symbolique (14), est un deuxième exemple concret que l’Humanitaire Complexe peut traiter avec un prisme alternatif.

Ces deux thématiques, qui peuvent être illustrées par de multiples exemples actuels (Somalie, Darfour, République Démocratique du Congo, Irak, Afghanistan, Sri-Lanka, Palestine, Liberia…), témoignent des interdépendances – voulues ou non – qui associent à divers degrés les acteurs présents, nationaux comme internationaux, ainsi que des dérives liées à l’absence de prise en compte de ces interdépendances, qu’elle soit fortuite ou guidée par des objectifs extra-humanitaires (approche intégrée de l’OTAN et de certains Etats, intérêts commerciaux…).

Cet « humanitaire complexe » pose donc plus de questions qu’il n’amène de réponses, mais témoigne de la nécessité d’une mise en tension / réflexion de l’ensemble des acteurs (du Nord comme du Sud) plutôt que la recherche à tout prix d’une intégration / uniformisation de ces derniers. Enfin, cette tentative de définir aujourd’hui un «humanitaire complexe» s’intègre plus largement dans le champ de l’anthropolitique (15), c’est-à-dire l’ambition de comprendre le monde qui a émergé ces dernières décennies, et ce à l’aide – à défaut d’une grande théorie sociale unificatrice – d’un désenclavement des disciplines et des hommes qui les possèdent.

Aurons-nous l’envie et la capacité de ré-humaniser des pratiques humanitaires de plus en plus technicisées et dépolitisées, de les enrichir de façon plus systématique par l’apport des sciences sociales, et de réduire leur biopouvoir normatif – illustré caricaturalement par les critères de SPHERE (16) – pour tendre vers un peu plus d’humilité et, osons le dire, d’humanité ? Edgar Morin et sa théorie de la Pensée Complexe nous permettront peut-être de transformer progressivement le « sentiment de… complexité » qui parfois nous paralyse, en une « conscience de la complexité » permettant une meilleure compréhension des contextes mais un aussi un vrai regard critique sur nos stratégies et nos pratiques, dont certaines sont indéniablement à modifier.

1) J. Siméant, P. Dauvin (Dirs.), ONG et humanitaire, Paris, L’Harmattan, 2004

2) E. Morin. Introduction à la pensée complexe, Points, 2005

3) F. Weissman (Dir), A l’ombre des guerres justes, Flammarion, 2003

4) A. Stoddard et al. The use of private security providers and services in humanitarian operations, HPG n°27, 2008

5) R. Kent. Comment adapter les organisations humanitaires à un « autre futur » ?, Le Banquet n°22, 2005/1

6) J.C. Lugan. La systémique sociale, PUF, 2009

7) E. Morin. Mon chemin, Fayard, 2008

8)Général L. Francart et al. Les stratégies politico-militaires. 6ème Congrès Européen de Sciences des Systèmes. Septembre 2005.  http://college-heraclite.ifrance.com/afset/afset.html

9) Etats, organisations supra- ou interétatiques, bailleurs internationaux, mouvements   armés…

10) M. Agier. Gérer les indésirables : des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Flammarion, 2008

11) « Les déplacés du Darfour : la génération de la colère » http://www.amnesty.org/fr/library/asset/AFR54/001/2008/fr/2019abde-caa5-11dc-b181-d35374267ce9/afr540012008fra.pdf

12) http://www.amnesty.org/fr/news-and-updates/amnesty-international-takes-action-sri-lanka-displaced-20091116

13) Au sens large du terme, en incluant notamment la question de l’acceptation.

14) J. Larché, A. Carle. La sécurité est-elle devenue le nouveau paradigme identitaire des humanitaires ?, Humanitaire n°16, 2007

15) E. Morin. Introduction à une politique de l’homme, Seuil, 1965

16) http://www.sphereproject.org

Jérôme Larché

Jérôme Larché

Jérôme Larché est médecin hospitalier, Directeur délégué de Grotius et Enseignant à l’IEP de Lille.