Des catastrophes sociales si peu naturelles…

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L’actualité en Haïti vient nous rappeler douloureusement que l’égalité pour tous face aux caprices de la nature n’existe pas. Elle vient également révéler des crises sociales oubliées du citoyen lambda, comme des Etats ou des bailleurs internationaux…

Dans un contexte de réchauffement climatique mais aussi de crise financière mondiale, il convient d’abord de questionner le caractère «naturel» de ces catastrophes. Il faut aussi s’assurer que les modalités d’intervention de la communauté internationale, aussi hétérogènes soit elles, s’inscrivent d’abord dans une vision de solidarité envers les personnes affectées et non dans une stratégie d’intérêt politique et/ou économique.

Bien que moins meurtrières qu’en 2008 (1), 850 catastrophes naturelles ont été enregistrées en 2009 et ont causé la mort de 10 000 personnes environ. Si la survenue de séismes reste stable, le réchauffement climatique multiplie les phénomènes météorologiques extrêmes comme les cyclones, les ouragans et les inondations.

L’accroissement de la population vivant dans des régions côtières et l’intensification de ces catastrophes naturelles sont souvent présentés comme les facteurs explicatifs de l’augmentation notable de la mortalité qui en résulte (2).

Dans une perspective de gestion du risque, et donc d’anticipation des causes et d’atténuation (mitigation) des effets possibles d’une crise, il convient de rappeler l’«équation du risque» qui est la résultante croisée d’une menace et d’une vulnérabilité.

Les progrès technologiques et scientifiques permettent d’appréhender avec toujours plus de précision les lieux et les intensités des nouvelles menaces, qu’elles soient sismiques ou autres. Pourtant, il est maintenant formellement établi (3) que le nombre de victimes des tremblements de terre est bien plus lié au niveau de paupérisation des populations qu’à leur densité, ou qu’à l’activité sismique à proprement parler.

 

Des catastrophes «socio-naturelles»

Les évènements récents en Haïti, qualifiés de catastrophe naturelle par les médias malgré des conditions politico-économiques et sociales extrêmement dégradées au préalable, renvoient à certains égards à la situation qu’a connue le sud-est des Etats-Unis lorsqu’en août 2005, l’ouragan Katrina a dévasté la ville de la Nouvelle-Orléans.

Par un effet miroir, s’affrontent les contrastes de niveaux de vie différents entre ces deux pays voisins, mais aussi les similitudes des conséquences pour les populations vivant dans la précarité.

En Haïti, cela concerne la majorité de la population alors qu’en Louisiane, cela concernait uniquement certaines catégories de personnes,  aux conditions de vie bien identifiées. Des travaux récents (4) ont en effet montré qu’à la Nouvelle-Orléans, les Afro-américains et les personnes disposant de peu de ressources (ces deux catégories se chevauchant très souvent) ont été impactés de manière disproportionnée par rapport à l’ensemble de la population.

Les disparités observées étaient de trois ordres : selon la race, les modalités d’habitation (locataire ou propriétaire), et le niveau de pauvreté et d’emploi. Tout d’abord, les quartiers occupés par des Afro-américains ont été bien plus nombreux à être détruits.

De plus, 47,5% des maisons situées dans les quartiers affectés par Katrina étaient occupées par des locataires, contre 30,9% de maisons  dans les quartiers non atteints. Enfin, plus de 20% des foyers, dans les zones touchées, vivaient en dessous du seuil de pauvreté, et presque 8% des personnes en âge de travailler étaient sans emplois (avant la tempête !).

En Haïti, ce tremblement de terre était difficilement prévisible mais la catastrophe humanitaire et sanitaire qu’elle a entraînée – au moins 200.000 morts et un million de sans-abri – ne l’était pas. En effet, elle a  révélé une autre crise, politique et sociale, qui dure depuis l’accession d’Haïti à l’indépendance en 1804. Dans une indifférence polie du monde occidental, 80% de la population haïtienne vit aujourd’hui avec moins de 2 $ par jour, une espérance de vie moyenne à 61 ans, et un taux de mortalité infantile à 59,7/1000 naissances (5).

Le produit intérieur brut par habitant (1300 US dollars) classe Haïti à la 203ème place mondiale sur 229 pays (6).  Comme l’a très justement souligné Harald Welzer (7), «les catastrophes sociales mettent à nu les coulisses de la société et en révèlent les fonctionnements et dysfonctionnements cachés ; elles ouvrent des fenêtres sur la vie souterraine des sociétés […]. Elles font ressortir, en matière d’espérance de vie et de survie, les inégalités normalement amorties par les institutions […]».

 Humanitaire et reconstruction : une façade de solidarité ?

La destruction massive des infrastructures et des habitations, à la Nouvelle-Orléans comme à Port-au-Prince, ont rendu ou vont rendre nécessaires la mise en œuvre d’ambitieux plans de reconstruction. Ceux-ci peuvent être aussi l’occasion de remodeler l’environnement socio-économique, voire d’accélérer des réformes structurelles qui n’avaient pas pu s’imposer jusqu’alors(8).

La privatisation accélérée du système scolaire (9) et l’utilisation de sociétés de sécurité privées comme Blackwater (10), sont des exemples précis du «post-Katrina» à la   Nouvelle-Orléans.

En Haïti, l’intensité des destructions d’infrastructures liées à la violence du séisme, mais aussi les difficultés structurelles préalables (d’ordre aussi bien politiques, économiques que sociales) rendent une intervention internationale vigoureuse probablement nécessaire, et qui de plus est réclamée par les dirigeants haïtiens.

Néanmoins, l’enjeu à moyen terme de la reconstruction ne saurait occulter complètement les enjeux immédiats du secours aux populations les plus touchées et qui, comme à la Nouvelle-Orléans, sont victimes de la «double peine» (11) : catastrophe et pauvreté.

L’absence actuelle de contrôle civil sur les opérations de secours a déjà favorisé un certain nombre de dérives : refus d’atterrir à des avions transportant des hôpitaux de campagne, moyens de secours de certains pays dédiés à la recherche de leurs compatriotes (12), distribution de nourriture par hélicoptères(13), refus d’accès à des blessés dans les hôpitaux civils (14). Les ONG n’ont pas à accepter une stratégie d’intégration des moyens logistiques à des fins politiques, l’urgence réelle et immédiate étant de pouvoir accéder et de porter secours aux victimes de ce séisme.

Les Etats occidentaux doivent donc rapidement laisser la place à une coordination civile où l’Etat et la société civile haïtienne, même affaiblis, puisse jouer leur rôle. Dans le cas contraire, les risques de partialité dans l’accès aux secours et d’insécurité (perçus comme réels) (15) seront accrus et difficilement évitables.

Malgré les demandes de «mise sous tutelle» internationale de la part du pouvoir haïtien, l’absence de clarté sur les motifs réels d’intervention (militaire, politique, économique) des pays occidentaux, tant dans la gestion de la crise humanitaire que dans celle de la reconstruction, risque d’entraîner des sentiments de confusion et de colère parmi le peuple  haïtien et donc d’accroître potentiellement l’insécurité pour l’ensemble des acteurs présents sur le terrain.

Le lourd bilan humain du tremblement de terre en Haïti, comme la géographie politique altérée de la Nouvelle-Orléans post-Katrina, soulignent la double responsabilité qui incombe à l’ensemble des acteurs – y compris aux ONG – intervenant sur ces catastrophes.

En effet, ils doivent,  au-delà des stratégies d’intervention d’urgence et du respect des principes de l’action humanitaire (indépendance, impartialité, humanité), prendre en compte de façon plus systémique les facteurs de risques de survenue de ce type de catastrophes mais aussi de leurs conséquences, et donc renforcer les axes de prévention et de plaidoyer, à l’échelle communautaire comme globale.

Mais surtout, des faits solides imposent désormais un prisme de lecture qui n’est pas celui relayé dans les médias, mêlant fatalité et compassion. La réalité est bien plus froide. La précarité socio-économique des populations constitue le principal facteur de vulnérabilité (et donc de mortalité) lors de ces catastrophes, au final très peu «naturelles»… mais très sociales.

 

(1) 220 000 morts

(2) 600 000 décès sur la période 1987-1996 ; 1,2 millions entre 1997 et 2007

(3) Des chercheurs ont recensé tous les séismes survenus depuis 1900, en comparant les pertes humaines. P. Le Hir. Catastrophe et pauvreté, la double peine. Le Monde 23 janvier 2010

(4) Logan J.R. The impact of Katrina : race and class in storm-damaged neighborhoods. Brown University 2006. http://www.s4.brown.edu/katrina/report.pdf

(5) Taux de mortalité infantile en France : 3,3 / 1000 naissances

(6) CIA. The World Factbook https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/ha.html

(7) H. Welzer. Les guerres du climat. Pourquoi on tue au XXIéme siècle. 2008.NRF essais. Ed Gallimard

(8) N. Klein. La stratégie du choc. La montée du capitalisme du désastre. 2008. Ed Actes Sud

(9) Ainsi, il ne reste plus que 4 des 131 écoles publiques ouvertes avant l’inondation, et les écoles privées (« charter schools ») sont passées de 7 à 31.

(10) Scahill J. Katrina ou le phénomène des justiciers à outrance aux USA. 29 septembre 2005 http://www.alternatives.ca/fra/journal-alternatives/publications/archives/2005/volume-12-no-02/article/katrina-ou-le-phenomene-des

(11) P. Le Hir. Catastrophe et pauvreté, la double peine. Le Monde, 23 janvier 2010

(12) Témoignages d’haïtiens entendus à la radio le 17/01/10

(13) Témoignage de Marie-Pierre Allier, Présidente de MSF-F (France Inter le 18/01/10)

(14) Témoignage sur France Inter le 18/01/10

(15) C. Losson. A Cité-Soleil, la menace des gangs. Libération 23-24 janvier 2010

Jérôme Larché

Jérôme Larché

Jérôme Larché est médecin hospitalier, Directeur délégué de Grotius et Enseignant à l’IEP de Lille.