Gérard Depardieu : les dictateurs, l’argent et la moralité…

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L’argent est-il compromission ? Le grand public a-t-il à juger la moralité de ceux qui, en leur nom mais avec l’image de leur pays, vont se vendre au tout offrant ? Le débat est levé – ou  du moins, il mérite de l’être autant qu’un exil fiscal polémique.

On entend beaucoup parler, en ce moment, de Gérard Depardieu. On entend aussi beaucoup parler de moralité au sujet de cet « ambassadeur de la France », qui a défendu à travers le monde « l’image de la France »[1]. Les films de l’acteur, en effet, font partie des quelques œuvres cinématographiques françaises grand public diffusées en international, et il est très connu dans l’aire russophone [2]. De par sa stature et sa personnalité, Depardieu s’est imposé comme un personnage majeur de l’identité française. Mais quelles sont les dimensions privées d’un personnage public ? En quoi toute action de Depardieu, qu’elle soit d’ordre financière, alcoolique ou routière, doit-elle être médiatisée comme un fait public, pour s’exposer dans les médias en tant que représentation de la France ? Et pourquoi telle autre de ses activités est ignorée par les médias, reléguant les agissements de l’acteur au plan d’« initiatives privées » ?

La question mérite d’être posée. Car si Gérard Depardieu est invité dans divers événements à travers le monde, est-ce pour ses talents propres ou simplement parce qu’il est une « star française » ? Autrement dit, Kadyrov a-t-il été subjugué par « Cyrano de Bergerac » au point de vouloir rencontrer son interprète, ou a-t- il voulu rehausser son prestige personnel du fait d’un truchement de notoriété bien connu des maîtres de la propagande ?

Ramzan Kadyrov est depuis 2007 le président russophone de la République de Tchétchénie. Fils d’un ancien président assassiné, controversé mais ayant le soutien de Poutine, il dirige le pays d’une main de fer. Il est accusé notamment par plusieurs ONG d’être le fomenteur de nombreux actes de violence et anti-démocratiques, et en particulier de l’assassinat de la défendeur des droits de l’homme Natalia Estemirova en 2009 [3].

Notre « Gégé national », dont on aimerait savoir ce qui l’a attiré à l’anniversaire de Kadyrov, en octobre 2012 – sans doute la même chose que de nombreuses autres « stars » de la musique, du petit écran ou du foot [4]–, a donc clamé sur scène « Gloire à Grozny ! Gloire à la Tchétchénie forte ! Gloire à Kadyrov ! Cela me fait plaisir d’être là ! » [5]. On note dans ces quelques mots, récités en russe, l’amalgame entre un pays et un personnage qui écrase de sa stature toute revendication Tchétchène, et qui – certainement en manque de légitimité – bâillonne la région et use de la propagande pour la séduction populaire, et de la violence pour la sanction contestataire.

On peut aussi s’interroger sur la nécessité de la part de l’acteur de susurrer ces quelques vers d’une voix suave, dans une des chansons d’amour de Gulnara Karimova (alias Googoosha), la fille de l’autocrate national d’un autre régime autoritaire, l’Ouzbékistan : « Excuse-moi, excuse-moi pour tout ce que je n’ai pu te dire, excuse-moi pour ce que je n’ai pu te garder » puis  « Le ciel se tait… te pardonner avant je n’ai pas su mais maintenant, maintenant, je te pardonne… tout… je te pardonne tout, et jusqu’au bout » [6]. Ou encore se demander pourquoi l’acteur va jouer dans une série sur la vie en Asie centrale au VIème siècle écrite par cette même Gulnara – série dont on imagine que la réalité historique sera quelque peu interprétée.

Le père de la belle façonnée au bistouri (et qui exerce par ailleurs plein d’autres activités lui permettant de contrôler de nombreuses richesses de son pays [7]), Islam Karimov, est depuis son indépendance en 1991 le président de la République d’Ouzbékistan. Indéboulonnable, il dirige son pays exportateur de gaz et de coton avec autoritarisme, malgré les réprimandes de l’ONU et de maintes ONG dénonçant le travail forcé, les tortures, le manque de libertés individuelles, etc [8]. Sa fille se prépare à prendre le relais : femme d’affaire richissime, jet-setteuse scintillante, chanteuse lascive, reflet extérieur d’un pays qui se referme progressivement sur lui-même [9].

Mais ce n’est pas la première fois que Depardieu s’expose auprès de politiques : on peut citer, en vrac, sa présence aux côté de François Mitterrand, Fidel Castro, Nicolas Sarkozy ; on l’a vu applaudissant Vladimir Poutine ou, dans le même cru, qualifiant de « tolérant » le régime controversé de l’Azerbaïdjan.

Pourtant, il ne peut ignorer que sa présence a un impact médiatique exponentiel. Quant aux médias, ils peuvent aussi s’interroger sur leur propension à faire écho, ou non, à tous les faits et gestes de l’acteur.

[1] Depardieu est chevalier de la légion d’honneur depuis1996 ; par exemple, ses films très diffusés sont Cyrano de Bergerac (1990) ; 1492 : Christophe Colomb (1992) ; Le Comte de Monte Cristo (1998) ; et plusieurs « Astérix et Obélix ».

[2] Personnage médiatique, Жерар Депардье  fait plusieurs interventions dans les médias russes et participe à de nombreuses publicités.

[3] Voir les rapports de la Fédération international des droits de l’homme, de Mémorial, ou de Human rights watch.

[4] Comme Vanessa Mae, Seal, Jean-Claude Van Damme, Hilary Swank (laquelle, alpaguée par les médias, s’est ensuite dit « désolée » et a reversé la somme qui lui avait été donnée à des œuvres de charité) ; ou les footballeurs Maradona, Figo, Papin, Boghossian et Barthez qui ont pris soin de perdre 5-2 face à l’équipe du président : http://www.lemonde.fr/sport/article/2011/05/12/maradona-figo-et-boghossian-mouillent-le-maillot-en-tchetchenie_1520819_3242.html

[5] http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20121024.OBS6770/depardieu-nouvelle-conquete-du-tchechene-kadyrov.html

[6] http://www.huffingtonpost.fr/2012/12/05/gerard-depardieu-en-duo-avec-la-fille-du-president-de-l-ouzbekistan_n_2244013.html

[7] Fille de dictateur et chanteuse, femme d’affaire dans de très nombreux secteurs (dont les médias), diplomate (dont ambassadrice de l’Ouzbékistan en Espagne et représentante permanente de l’Ouzbékistan auprès des Nations unies à Genève), promotrice d’évènements charitables et « humanitaires », styliste, créatrice de bijoux et designer, etc.

[8] Voir par exemple la fiche pays du Haut commissariat aux droits de l’Homme des Nations Unies http://www.ohchr.org/FR/countries/ENACARegion/Pages/UZIndex.aspx

[9] Par exemple, https://grotius.fr/travail-force-dans-les-champs-de-coton-ouzbeks/.

Vincent Pillon

Vincent Pillon

Vincent Pillon est journaliste.

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