Le 10 mai dernier, pour la première fois dans les annales de la justice mondiale, un tribunal national a condamné pour génocide et crimes contre l’humanité, l’un de ses dirigeants : l’ex-général Efraín Ríos Montt. Un génocide perpétré contre le peuple maya Ixil, entre 1982 et 1983. Cependant, dès le 20 mai 2013, la Cour Constitutionnelle du Guatemala annulait le verdict…
Un véritable coup d’Etat légal afin de repousser de quelques mois encore l’inéluctable: la reconnaissance par le pays de la politique mise en place par Efraín Ríos Montt pour exterminer tout ou une partie du peuple Ixil.
Le Guatemala, miné par un conflit armé interne de 36 ans (1960-1996), commence enfin à marcher vers la reconstruction d’une paix durable, promise depuis la signature des Accords de paix en 1996. Alors que la Commission d’Eclaircissement historique avait déjà conclu à des actes de génocide en 1999, il aura fallu attendre plus de 30 ans après l’époque de terreur et de massacres, 13 ans après le premier dépôt de plainte contre l’état major des gouvernements de Lucas García (1978-1982) et Ríos Montt (1982-1983) pour que la conjoncture s’éclaircisse enfin et que les victimes, avocats et associations de droits humains voient l’aboutissement de leurs efforts dans un procès pour l’histoire, la mémoire et l’avenir du Guatemala.
“Retirer l’eau au poisson”
Le témoignage, connu mais systématiquement rejeté, des victimes mayas, a été corroboré par des archives militaires, tout comme les plans d’opérations militaires Victoria et Sofía 82, appuyés par les documents déclassifiés du gouvernement américain obtenus par Kate Doyle du National Security Archive(1) et surtout, les rushes de Pamela Yates, jeune documentariste qui, à l’époque avait réalisé plusieurs interviews de Ríos Montt dans lesquelles celui-ci se reconnaissait comme seul commandant de l’armée et où Pamela Yates avait filmé des villages entiers rasés par l’armée dans l’altiplano guatémaltèque(2). Ces archives papiers et audiovisuelles ont prouvé, avec les témoignages des victimes, l’existence d’un schéma d’action généralisé, systématique et indiscriminé, d’élimination de “l’ennemi interne”, représenté par l’ensemble de la population maya Ixile au motif avancé qu’elle servait de base d’appui logistique au déploiement de la guérilla.
En application de la doctrine militaire maoïste « du peuple qui est à la guérilla ce que la mer est au poisson », au Guatemala, les militaires ont eu pour objectif de “retirer l’eau au poisson”, en pratiquant une politique de terre brûlée impitoyable : exécution systématique des hommes…Et des femmes, enfants, personnes âgées, nourrissons, etc. population non-combattante mais qui par leur appartenance au peuple maya et à l’une de ses ethnies, Ixil, étaient considérés depuis la Conquista comme une menace par l’ordre établi.
Au cours du procès, qui s’est tenu du 19 mars au 10 mai 2013, 98 témoins ont fait le récit des atrocités commises par l’armée guatémaltèque. Tous ont mis en mots le schéma récurrent des exécutions arbitraires et des massacres de communautés entières. Les violations sexuelles systématiques des femmes ou encore les incendies et pillages des biens et des récoltes, qui ont entraîné la fuite puis la persécution des survivants dans les montagnes ou les camps de réfugiés au Mexique voisin. Au travers de ces témoignages accablants, de ces récits bruts, entrecoupés de sanglots de douleur, raconté en langue Ixile, l’émotion transmise par les témoins était intense. Mélange de tristesse mais aussi de dignité et de soulagement… De pouvoir enfin parler et d’être écouté.
L’un des ces témoignages est celui de Don Tiburcio, un ancien de la communauté de Xix. Lorsqu’il s’est avancé à la barre, il portait toujours son immuable sourire aux lèvres que les tortures subies et les quelques dix ans de survie terré dans les montagnes n’ont pas réussi à effacer. Il attendait depuis plus de 15 ans de raconter son histoire, cette vérité que les élites de son pays veulent à tout prix occulter.
« Je vais clairement expliquer ce qui est arrivé à Xix. Il y a eu trois massacres dans notre communauté …D’abord, les soldats ont repéré deux femmes. Ils ont rattrapé la première en lui donnant un coup de machette sur la tête et l’ont traînée comme un chien jusqu’à l’intérieur d’une maison … L’autre femme qui avait réussi à s’enfuir était enceinte… Ils lui ont attaché les mains et les pieds..Ils l’ont assommée et lui ont ouvert le ventre pour lui prendre le bébé … J’ai vu tout ça. Ensuite, ils ont mis le feu à une maison avec toute une famille. Il y avait beaucoup de cris à l’intérieur, les enfants, les femmes… tous réduits en cendres. »
Puis vint mon tour : «Ils m’ont pendu à un arbre. Je pendais et je ne sais si c’était des minutes ou des heures parce que j’ai perdu connaissance. Plus tard quand j’ai repris conscience j’étais au sol … Ils m’ont attaché par les pieds et par la tête. Ils ont tiré mes jambes vers l’arrière pour qu’elles touchent ma tête et ont laissé l’estomac exposé. Soudain j’ai senti une brûlure à l’estomac…Ils m’ont aussi brûlé le cou et les testicules… Je dis la vérité… Devant les yeux et les oreilles du monde, je vous raconte que j’ai été blessé par les militaires. Voici mes cicatrices. »
La violence sexuelle systématique à l’égard des femmes était une autre constante des crimes commis. Dix femmes ont témoigné, le visage couvert par leurs tissus Ixils aux milles couleurs. Dans une salle d’audience soudain muette, elles ont raconté : « J’avais 12 ans … ils m’ont emmenée au détachement militaire avec d’autres femmes …là ils m’ont attaché les pieds et les mains… ils m’ont mis un bout de tissu dans la bouche … et ils ont commencé a me violer … je ne savais plus combien étaient en train de passer… J’ai perdu conscience … le sang n’arrêtait pas de couler … Le sergent du détachement m’a dit : notre président nous a envoyés parce que vous êtes des ordures qui collaborez avec la guérilla ».
L’extrême violence déployée par l’armée guatémaltèque à l’égard des femmes mayas Ixiles se passe de fioritures : viols sauvages et collectifs de femmes entre 10 et 70 ans, viols jusqu’à la mort, la perte de conscience, la destruction du bas-ventre, des femmes enceintes éventrées, leurs fœtus déchiquetés à la machette, lacérations sur tous le corps, ces mêmes corps laissé nus exposés aux intempéries. Une des caractéristiques est la pratique systématique de faire taire les femmes : les bâillonner, les empêcher de crier sous peine d’exécution, c’est pourquoi, lors des audiences, entendre leur voix, leurs atroces vérités, était un symbole fort, de rompre le silence à quelques mètres à peine des accusés.
« Certains veulent nier l’existence du conflit armé interne,
c’est pour cela que le mal causé a été ravageur, cruel et intense… »
L’anéantissement de l’intégrité physique, morale et culturelle du peuple Ixil était planifié au travers des femmes, représentantes de la Terre Mère (madre tierra). Celles qui donnent vie et perpétuent la tradition dans la culture maya. C’est la première fois que les violations sexuelles des femmes représentent une charge supplémentaire dans la qualification des crimes de génocide.
Pour prouver le génocide, il ne suffit pas de démontrer les techniques d’extermination systématique visant un peuple pour sa seule appartenance ethnique, il faut aussi montrer l’intentionnalité de l’acte. Plus de 70 experts nationaux et internationaux se sont ainsi succedés pour expliquer que les souffrances subies par les survivants et les victimes, sont le fruit d’une volonté du gouvernement d’éliminer des populations jugées par essence d’être terroristes.
Marta Elena Casaús, sociologue guatémaltèque, est l’une des premières à présenter son étude du discours des élites de l’époque, toujours tristement d’actualité, au travers de son rapport « Racisme et génocide », révélant les raisons sous-jacentes qui ont mené au génocide.
« Le racisme historique et structurel qui se vit au Guatemala, contribue à modeler un état raciste et c’est ce discours raciste des élites du pouvoir militaire, politique et économique qui va justifier l’élimination. Ce racisme va opérer comme une idéologie d’Etat, comme un mécanisme d’élimination de l’autre, de l’indien, du subversif, comme une machine d’extermination du groupe ixil.»
Ramón Cadena, avocat et représentant de la Commission Internationale de Juristes (CIJ) en Amérique Centrale, analyse les exactions à l’encontre du peuple Ixil. Pendant plus de 3 heures, il a présenté au tribunal la base juridique probatoire du délit de génocide et de crimes contre l’humanité.
« Certains veulent nier l’existence du conflit armé interne, c’est pour cela que le mal causé a été ravageur, cruel et intense, l’absence d’application du droit international humanitaire est une stratégie de guerre contraire à l’existence de n’importe quel espace humanitaire. »
Cadena mentionne également les documents militaires, aujourd’hui pièces à conviction dans le dossier, pour montrer l’étendue du concept d’ennemi interne. Selon le manuel de guerre subversive, « tous les groupes cherchent à renverser l’ordre établi », dans les plans militaires on peut lire que « la majorité des indigènes de l’altiplano de la nation ont trouvé un écho dans les revendications des subversifs » (Victoria 82 ) et que « 100% de la population Ixil appuie les subversifs » (Plan Sofía).
Marco Álvarez Bobadilla a, pour sa part, démontré que le déplacement des enfants était partie intégrante de la politique contre-insurectionnelle.
« Les enfants sont inclus dans le concept d’ennemi interne, ils sont identifiés dans les manuels de l’armée [dans le plan Sofía ce sont des «chocolats »], non comme participants à la subversion mais comme appuis à celle-ci… Dans de nombreux cas le déplacement impliquait la disparition forcée des enfants et des familles incapables de les retrouver, une attaque à la culture Ixile à travers la destruction de son tissu social. »
Héctor Rosada Granados et Rodolfo Robles Espinosa, experts militaires, ont exposé l’existence d’une chaîne de commandements au sommet de laquelle se trouvait Ríos Montt qui ne pouvait pas ignorer les agissements de ses troupes, puisqu’il cumulait les fonctions de président, commandant général des armées et ministre de la défense. Ils ont également signalé la volonté de rompre l’identité du peuple Ixil au travers du transfert forcé dans des zones de peuplements militarisés qu’étaient les « villages modèles » (aldea modelo).
«Nos valeurs [de l’armée] reposent sur notre capacité à répondre aux ordres… Parce que si moi je ne peux pas contrôler l’armée, alors qu’est que je fais ici ? » avait déclaré Ríos Montt dans son interview avec Pamela Yates à en juin 1982, pièce à conviction dans le dossier.(3)
10 jours après le verdict : un nouveau coup d’Etat judiciaire
Il aura fallu moins de dix jours, après l’énoncé du verdict par la résidente du tribunal, Jasmín Barrios, pour que les élites politiques et militaires trouvent la parade. Victoria Stanford dans le New York Times, avait vu juste, “le problème d’inculper des gens pour génocide et crimes contre l’humanité ne réside pas dans le manque de preuves. La question qui traverse toute l’Amérique Centrale, est comment présenter devant la justice des criminels de guerre lorsqu’ils continuent à détenir un pouvoir politique significatif”(4).
La Cour Constitutionnelle, suivant les recommandations de l’organisation patronale guatémaltèque CACIF, a ainsi déclaré, par trois voix contre deux, l’annulation de la condamnation, ramenant le procès aux conclusions finales des parties. Ce revers juridique, fomenté par l’oligarchie traditionnelle du pays et les pressions de l’institution militaire non réformée depuis les Accords de Paix, a encore une fois mis en évidence l’impunité qui gangrène le pays et son système judiciaire. La bataille se livre donc maintenant autour de questions de procédure pénale.
Pourtant, note d’espoir, pour les organisations des droits humains du Guatemala et celles qui, à l’instar du Collectif Guatemala, travaillent à leurs côtés depuis plus de trente ans, les voix et témoignages entendus au cours du procès resteront à jamais gravés dans les mémoires. Malgré l’annulation du verdict, il restera toujours ces 26 jours d’audiences, au cours desquelles, pour la première fois, les survivants des massacres ont pu raconter et trouver échos à leurs souffrances, devant un tribunal et toute la société guatémaltèque, y compris celle qui aujourd’hui encore continue de nier le génocide et attise la polarisation d’un pays qui n’a pas pansé ses blessures du passé. Le combat du peuple maya pour la justice continue. Restons mobilisés.
(1) Le National Security Archive est un centre de recherche et d’archivage des documents déclassifiés du gouvernement américain de l’université George Washington aux Etats-Unis. Kate Doyle est la première personne à avoir reçue et expertisé le plan d’opération Sofía, pièce maîtresse du dossier.
(2) Pamela Yates est la réalisatrice du documentaire “Quand les montagnes tremblent” sur le conflit armé dans l’altiplano, et de “Granito: comment épingler un dictateur” sur tous les efforts et les protagonistes de cette affaire avant que la justice guatémaltèque y prête son attention. Elle a également été présente tout au long du procès et vous pouvez visionner des rushs sur: http://bit.ly/11CfbPZ
(3) Interview complète sur http://www.youtube.com/watch?v=PT2tYCvIgUI
(4) Victory in Guatemala? Not yet. The New York Times, 13 mai 2013. http://nyti.ms/ZbDq8d