Suite aux attaques du 11 septembre et au lancement de la guerre mondiale contre le terrorisme, bon nombre de spécialistes de politique humanitaire ont parlé d’une ère d’instrumentalisation accrue de l’aide – c’est-à-dire une utilisation de l’action ou de la rhétorique humanitaire qui permettrait d’atteindre des objectifs politiques, économiques, de sécurité, de développement ou d’autres objectifs non humanitaires, mais qui risquerait de créer une confusion sur les principes humanitaires et d’entraver l’accès aux personnes dans le besoin.
Un livre récemment publié, intitulé « The Golden Fleece », affirme que ce phénomène remonte à plusieurs siècles. La seule chose qui a changé, c’est le « rôle central et l’ampleur » de l’entreprise humanitaire, selon Antonio Donini, auteur du livre et directeur de recherche au Centre international Feinstein de l’université Tufts. « Il n’y a jamais eu d’âge d’or de l’humanitarisme », dit-il.
Si les agences d’aide humanitaire ont contesté la déclaration de Colin Powell selon laquelle elles constituent des « multiplicateurs de force » dans la « guerre contre le terrorisme » lancée par les États-Unis, M. Powell n’avait pas totalement tort, selon l’honorable lieutenant-général (ret.) Roméo Dallaire, chef de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda lors du génocide et auteur de « J’ai serré la main du diable : la faillite de l’humanité au Rwanda ».
Par exemple, les agences d’aide humanitaire américaines ont été utilisées comme « multiplicateurs de force » pendant la guerre du Vietnam et pendant les guerres civiles qui ont secoué l’Amérique centrale dans les années 1970 et 1980.
« Les humanitaires ont été utilisés … tels des feuilles de vigne, pour dissimuler l’action et l’inaction du gouvernement face aux crimes de guerre et au génocide. Les humanitaires ont été payés, manipulés et « embarqués » au mépris des principes humanitaires. Ils ont systématiquement été ignorés, même dans les situations où les besoins humanitaires étaient flagrants et face au tollé général. Ils se sont tus lorsqu’ils auraient dû parler et ils ont parlé lorsqu’ils auraient dû se taire. Ils ont réclamé des interventions militaires… et les rares fois où ils ont été entendus, ils l’ont amèrement regretté », indique Ian Smillie, co-auteur du livre, détracteur de longue date de l’aide humanitaire et fondateur de l’Organisation non gouvernementale (ONG) canadienne Inter Pares.
« The Golden Fleece » examine les différentes formes de manipulation de l’aide du 19ème au 21ème siècle, décrivant plusieurs cas d’études réalisés au Soudan, dans le Territoire palestinien occupé, au Pakistan, en Somalie et en Haïti, entre autres pays.
La manipulation est parfois subtile – par exemple, lorsque les agences d’aide humanitaire et les gouvernements ignorent les urgences humanitaires – ou, dans le cas de l’aide alimentaire, lorsqu’elle vise à se débarrasser des surplus de stocks, à créer de nouveaux marchés et à séduire des gouvernements. Elle peut être flagrante lorsqu’elle implique le détournement de stocks par des parties en guerre, par exemple.
Organismes « dunantistes » et autres
L’augmentation du nombre et de la sévérité des crises, l’importante croissance du secteur humanitaire, la capacité accrue des gouvernements à orienter les programmes des agences, l’intensification des contrôles en temps réel et l’impact que cela a sur le financement ont permis aux agences de prendre conscience de l’instrumentalisation de l’aide.
Certaines agences restent fidèles aux principes humanitaires d’indépendance, d’impartialité et de neutralité – et plus particulièrement les agences dunantistes, comme le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et les ONG, comme Médecins sans Frontières (Henri Dunant a inspiré la création du mouvement de la Croix-Rouge après la bataille de Solferino).
Mais même le CICR n’a pas toujours réussi à rester fidèle à ces principes : ainsi, il n’a pas réussi à renforcer sa stratégie de réponse de protection aux victimes des camps de concentration allemands dans les années 1930 et il a gardé le silence sur les camps de concentration établis par les Britanniques pendant la guerre des Boer dans les années 1890.
Pour les agences à mandats multiples – les ONG et les Nations Unies – neutralité, indépendance et impartialité « sont plus des lignes directrices que des principes. Pour elles, la manipulation … a été une stratégie par défaut, certaines l’ont utilisée et d’autres ont accepté d’être utilisées », selon le livre.
Pour elles, le danger peut survenir dans des régions comme l’Afghanistan, « des agences à mandats multiples peuvent se retrouver dans des situations difficiles », indique M. Donini. « Elles souhaitent fournir une aide humanitaire, mais en tant que partenaires de mise en œuvre du gouvernement, pour les équipes de reconstruction militaire et politique provinciales, elles comprennent qu’il faut payer les pots cassés ».
L’instrumentalisation de l’aide est plus flagrante dans certaines situations de crise. En Somalie, tous les groupes locaux – des ONG locales aux entrepreneurs en passant par les seigneurs de guerre – ont essayé de manipuler l’aide pour asseoir leur autorité ou pour s’enrichir, indiquent les auteurs.
Des leçons à retenir pour les agences d’aide humanitaire
Les auteurs s’abstiennent d’édicter des normes, mais ils proposent quelques leçons. Une leçon évidente est que les agences regrettent fréquemment d’avoir demandé une intervention militaire. « Les agences appellent à la cavalerie à leurs risques et périls », dit M. Smillie. « C’est un avertissement ».
Une autre leçon est que, trop souvent, les agences d’aide humanitaire compartimentent ou simplifient leur définition d’une urgence complexe, perpétuant une vision autoréférentielle dans laquelle leurs solutions (nourriture, tentes) définissent le problème. Cela les conduit souvent à ignorer les véritables problèmes (les violations des droits de l’homme au Sri Lanka, par exemple ; ou la fourniture de nourriture aux meurtriers génocidaires au Rwanda).
Dans cette vision, le Darfour est le théâtre d’une opposition entre les « méchants » arabes et les « gentils» Africains, et non pas d’une épreuve de force plus complexe pour la terre et l’eau.
Bien souvent, les agences ne prennent pas conscience de leur propre impact : plusieurs chercheurs ont affirmé que l’aide humanitaire a contribué à prolonger la guerre du Biafra qui a secoué le Nigeria dans les années 1960 – ce conflit aurait fait un million de morts, en grande partie à cause de la malnutrition. Bien sûr, prendre du recul est une chose fantastique, mais M. Smillie, qui se trouvait sur place à l’époque, indique que plusieurs ONG avaient conscience de cette dynamique.
Selon l’auteur, l’une des leçons les plus importantes est que l’instrumentalisation de l’aide ne permet généralement pas aux manipulateurs d’obtenir ce qu’ils veulent. « L’idée selon laquelle l’aide est un multiplicateur de force est peut-être erronée », a indiqué M. Smillie. Des études ont en effet montré que l’aide humanitaire distribuée en Iraq et en Afghanistan n’a pas permis de gagner les cœurs et les esprits des habitants. Son inefficacité devrait peut-être constituer une incitation à relâcher la pression.
Alors que les puissances occidentales sont sur le déclin et que les pays secoués par les crises commencent à affirmer leur droit à contrôler la réponse aux crises, de nouvelles dynamiques vont apparaitre. M. Donini a cité l’exemple du Sri Lanka : Mahinda Rajapakse, qui dirige le pays, a utilisé la guerre contre le terrorisme et la rhétorique de la souveraineté pour justifier le recours à la force lors du soulèvement tamoul à son arrivée au pouvoir en 2005 ; il s’est montré plus habile que les acteurs humanitaires et les a réprimés.
La lecture de ce livre, qui met en lumière de nombreux problèmes et propose peu de solutions, peut se révéler déprimante. Mais M. Donini a mis l’accent sur un dernier point : « Ce livre se concentre sur les points négatifs – nous souhaitions décoder l’instrumentalisation. Mais il ne faut pas oublier tous les points positifs… L’entreprise humanitaire a beaucoup de points positifs ».
aj/cb-mg/amz
Irin
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