La situation de la femme tunisienne selon l’avant projet de la nouvelle Constitution tunisienne

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« L’égalité peut être un droit, mais aucune puissance humaine 

ne saurait la convertir en fait ». Honoré de Balzac [1]

Par Meriem Ben Lamine [2]

La législation tunisienne, le code du statut personnel et la Constitution de 1959, placent la Tunis à l’avant garde du monde arabe au regard de la situation de la femme dans la société. Cependant, entre les dispositions légales très favorables à la femme et la réalité de terrain, on constate un écart.

Faible représentation des femmes dans les postes de responsabilités en particulier politiques et y compris dans les gouvernements de transition qui ont suivi la révolution [3], plus grande proportion de femmes mal rémunérées ou sans couverture sociale, exploitation des femmes dans le secteur agricole, violences sans qu’elles sachent comment réclamer leurs droits dans la plupart des cas.

D’après le rapport de la commission nationale d’investigation sur les dépassements et les violations commis lors de la Révolution tunisienne, 12 cas de décès ont été enregistrés auprès des femmes et 25 dossiers ont été transférés à la commission sur le nombre des femmes touchées par balles, ainsi que 100 dossiers portant sur les agressions et d’arrestations [4].

Ainsi, personne ne peut contester la forte participation des femmes tunisiennes dans la révolution du 14 janvier 2011, pourtant les menaces qui guettent la citoyenneté de la femme sont importantes et bien réelles. En effet, il y a quelques jours, l’avant projet de la Constitution tunisienne a été rendu public et quelques articles ont suscité un débat virulent notamment ceux qui concernent les droits des femmes.

Le groupe Ennahdha[5] a pu imposer, lors d’un vote au sein de la commission des droits et des libertés, l’article 28[6] qui est fort controversé à cause de sa formulation équivoque et peu juridique. Cet article a connu deux versions. La version 1 celle qui a été retenue stipule que «l’Etat garantit la protection des droits de la femme, consolide ses acquis, en tant que véritable partenaire de l’homme dans la construction de la patrie et son complément[7]au sein de la famille. L’Etat garantit, l’égalité des chances entre l’homme et la femme dans les différentes responsabilités. L’Etat garantit la lutte contre la violence à l’égard des femmes»[8]. La version 2 de cet article était la suivante: «  L’État garantit les droits de la femme et  ses acquis dans tous les domaines. Il est interdit de promulguer des lois pouvant y porter atteinte, de quelques manières que ce soit. L’État se doit de lutter contre toutes les formes de discrimination ou de violence physique ou psychique contre les femmes »[9].

En définissant la femme par rapport à l’homme et au sein d’une famille, en introduisant la notion de complémentarité de la femme à l’homme, les acquis de la femme tunisienne pourraient être en péril. En effet, le terme complémentarité peut être interprété de plusieurs manières. Il pourrait justifier le retour à la répartition traditionnelle des taches ; les femmes à la maison et les hommes au travail. Il pourrait aussi justifier la polygamie si l’épouse est stérile etc.

La version retenue de l’article en cause aborde une deuxième fois le sujet de la famille et contredit la notion d’égalité entre époux énoncée d’une part, dans l’article 21 qui avait bénéficié de la majorité pour cause d’absence de 8 députés ennahdha retenus par le congrès de leur parti. L’article 21 dispose que: « l’Etat protège les droits de la famille, celle ci étant l’entité naturelle et fondamentale de la société. L’Etat protège la famille et sa stabilité afin qu’elle puisse exercer son rôle selon le principe d’égalité entre les époux. L’Etat facilitera les mariages, garantira un habitat décent à toute famille et un revenu minimum qui protégera la dignité des individus»[10] et d’autre part, dans l’article 22 qui dispose que: «les citoyens sont égaux en droits et obligations devant la loi, sans discrimination d’aucune sorte».

Pourtant Madame, Farida Labidi, députée d’Ennahda et présidente de la Commission des droits et des libertés pense qu’il y a eu une mauvaise compréhension de l’article 28 [11] et que c’est pour éviter la redondance que la notion d’égalité n’a pas été mentionné dans l’article 28 puisqu’elle a déjà été cité dans l’article 22 et que la «complémentarité» évoquée dans l’article 28, lue à la lumière de l’article 22, signifie «égalité». Une énonciation explicite de l’égalité totale entre l’homme et la femme dans cette nouvelle Constitution est une demande légitime et une garantie réelle des droits qui mérite une totale clarté de la part de nos députés afin qu’ils soient plus fidèles aux revendications de la révolution tunisienne qui sont liberté, égalité, justice et dignité.

Outre l’ambigüité des termes employés dans cet avant projet, d’autres reproches lui ont été adressés lors d’une première lecture effectuée par des experts en droit constitutionnel [12] et des associations féminines [13] et qui concernent directement les droits humains des femmes.  Cette  Constitution est supposée être meilleure que celle de 1959 or on ne retrouve pas la féminisation des termes tant attendue, la plupart des articles étant rédigés en termes généraux, ils citent les citoyens en oubliant les citoyennes.

L’ignorance des sources internationales des droits de l’homme pourtant cités dans la constitution de 1959. L’absence du principe de la parité au sein de la constitution, un principe introduit par le decret loi sur l’élection des membres de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) dans son article 16 et qui a permis qu’aujourd’hui 49 femmes sur 217 siègent au sein de l’ANC mais aussi l’ignorance des principes du code du statut personnel qui distinguent les tunisiens des autres citoyens arabes tels que, la reconnaissance de l’adoption [14], du mariage monogamique, le divorce judiciaire, etc.

Toutefois, une étude récente des revendications de 17 associations [15] démontre que la société civile tient à la constitutionnalisation des droits humains des femmes à travers la reconnaissance de l’égalité totale et effective entre les genres, la lutte contre tous les types de violence à l’égard des femmes, l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, faire reconnaitre par l’Etat la suprématie des conventions internationales sur les lois nationales, la protection des droits civils, politiques, sociaux, culturels et environnementaux.

Enfin, à la question : la victoire de la révolution signifie t elle un recul des droits des femmes ? Je répondrais non car le combat pour les droits des femmes est un combat à long terme, le temps de la maturation démocratique.

 

[1] La Duchesse de Langeais (1834)

[2] Enseignante chercheur à l’Université de Tunis et membre du CA du Cercle des Chercheurs sur le Moyen Orient (CCMO)

[3] Seulement deux femmes ministres dans le gouvernement actuel sur 42. Ministre de la femme et de la famille et ministre de l’environnement

[4] Entendu lors de la soirée débat organisée à Hammamet par l’association Kolna Tounes section d’Hammamet sur la femme tunisienne : réalité et défis

[5] Ce parti a obtenu à la suite des élections du 23 octobre 2011, 89 sièges sur 217 au sein de l’Assemblée Nationale Constituante. Il forme avec  le Congrès pour la République et Ettakatol, la troika au sein de l’Assemblée

[6] Cet article a été rédigé sous deux versions, c’est la version 1 qui a eu le plus de voix.  Elle a été votée par 12 membres de la commission des droits et des libertés dont 9 membres d’ennahda. Alors que la version 2 n’a recueillit que 8 voix

[7] En effet par une lecture simpliste du Coran, Youssef Qaradaoui relève les passages où il est question de «complémentarité». «Allah créateur de toute chose et de son complément: le jour et la nuit; le soleil et la lune; le mâle et la femelle…»

[8] Ma traduction

[9] Ma traduction

[10] Ma traduction

[11] Lors d’une table ronde organisée par l’Association tunisienne des femmes juristes et l’association tounesamenati le 10 aout 2012

[12] Table ronde «  Première lecture de l’avant projet de Constitution », organisée par l’Association tunisienne de droit constitutionnel et Democracy Reporting International. Mercredi 22 aout 2012

[13] Plaidoyer pour les droits des femmes dans la future constitution organisé par l’ATFD, AFTURD et la LTDH, 15 aout 2012

[14] Les autres pays arabes ne reconnaissent que la Kafala

[15] Présentée le 31 juillet 2012 lors d’un séminaire sur la constitutionnalisation des droits humains des femmes organisé par le Ministère de la femme et de la famille et les fonds des Nations Unies pour la population – Tunisie

Meriem Ben Lamine

Meriem Ben Lamine

Meriem Ben LAmine est enseignante chercheure à l’Université de Tunis et membre du CA du Cercle des Chercheurs sur le Moyen Orient (CCMO).