La télévision banalise la torture

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Que la torture ait constitué le moyen constant de la  politique menée par Washington dès le lendemain des attentats du 11 septembre, au nom de «la guerre globale contre la terreur», est un fait qui maintenant étonne et scandalise. Comment a-t-on pu  en arriver là ? On ignore trop souvent que cette pratique, prohibée par le droit  international et  les  principes  fondateurs de la démocratie, a fait l’objet  durant toute ces années de débat entre philosophes et juristes qui s’interrogeaient sur le point de savoir si, malgré tout, elle ne serait  pas légitime  dans certaines circonstances exceptionnelles. En particulier, dans l’hypothèse dite de la «bombe à retardement»…

Imaginez qu’ un terroriste ait été arrêté et qu’ il soit, avec assez d ’indices pour emporter une conviction raisonnable, suspecté d ’avoir posé une bombe dans une école de la ville, imaginez que dans l ’une de ces écoles se trouvent vos propres enfants.

Toute le méthode d’ interrogatoire légale ayant été employée en vain, l’ homme se refusant à parler, ne serait-il pas légitime dans ce cas  d’avoir recours à la torture ? Telle est l’hypothèse choc sur laquelle s’ appuient invariablement ceux qui soutiennent que la condamnation a priori de la torture est une position « absolutiste » que personne, confronté à une pareille situation, pas même les plus ardents défenseurs de son abolition, ne soutiendrait. Dans certaines circonstances exceptionnelles, la condamnation de la torture, inscrite dans nos lois, nos traités et nos codes militaires, serait tout simplement indéfendable.

Dans les faits, personne, ou presque, placé devant une éventualité aussi effrayante, ne contesterait la nécessité d ’avoir recours à des méthodes d ’interrogatoires coercitives que la loi et la morale interdisent ordinairement, si l ’on pouvait par ce moyen sauver des vies  innocentes, celles de ses propres enfants, qu ’un terroriste menace de tuer dans son fanatisme aveugle. C’est ainsi qu’au nom du principe du réalisme ou du pragmatisme en politique – de l’état de nécessité, en somme – le verrou protégeant les droits humains fondamentaux ont sauté.

L’influence de cette justification théorique de la torture contrôlée serait pourtant restée limitée à des cercles académiques restreints si de nouveaux relais médiatiques n’étaient venus lui donner une audience d’une toute autre portée.

La torture dans la série 24 heures chrono

Aucune production télévisuelle n’a davantage contribué à populariser la justification de la torture en situation d’exception que les diverses saisons de la série américaine 24 heures chrono, qu ’on ne peut regarder sans être emporté par une fascination à la foi désarmante et terriblement perverse.

Tout y est : l’imminence – les minute et les secondes, affichées régulièrement à l’écran, s’écoulent à une vitesse implacable – de la menace terroriste à grande échelle, qu’elle soit biologique ou nucléaire ; la nécessité d ’extraire par tous les moyens, fut-ce ceux de la torture physique ou psychologique, des informations vitales aux instigateurs de ces complots, toujours promptement découverts et rapidement détenu ; les redoutables dilemmes moraux qu’affrontent les décideurs politiques, jusqu ’au président des États -Unis, qui sont généralement des hommes « bons», soucieux de respecter les principes éthiques qui les animent, et qui se trouvent placés dans l’obligation d’ y renoncer pour le bien du plus grand nombre – dans plusieurs épisodes, le président est un démocrate noir (David Palmer) ; enfin le caractère sacrificiel des décisions qui sont prises.

On dira qu’il s’agit là seulement d’une fiction que chacun considérera comme telle sans la prendre au sérieux et qu’il n’y a pas lieu de s’offusquer ni de s’inquiéter. Il s’agit pourtant de tout autre chose que d’ un simple divertissement plaisant : les traces mentales que cette série laisse sur le spectateur sont de véritables plaies. Au cour des cinq premières saisons, on assiste à pas moins de soixante-sept cas de torture, comprenant l’administration de drogues, simulacre d’exécution, l’électrocution, les coups, la privation sensorielle. Ce qui représente plus d’un acte de torture par épisode (1) !

Les conséquences d’un scénario pervers

L ’influence redoutable exercée par cette série, qui est entièrement construite sur la situation de la « bombe à retardement », est telle qu’elle fait désormais l’ objet d’un cours académique, dispensé par un général de l’armée américaine à l’université de droit de Georgetown (Washington) (2) .

Si on peut se réjouir qu’elle soit désormais soumise à une lecture critique, il n ’en est pas toujours allé de même. C’est ainsi qu ’en juin 2007, elle fut explicitement citée par Antonin Scalia, juge de la Cour Suprême des États-Unis, lors d’un colloque de juristes à Ottawa, pour justifier l’usage de la torture, ouvrant à ce qu’on peut désormais appeler la  «jurisprudence Jack Bauer» :«Jack Bauer a sauvé Los Angeles, il a sauvé des milliers de vies. Allez-vous condamner Jack Bauer ? Dire que le droit pénal est contre lui ? Je ne le pense pas (3)

Tout aussi significatif est l’engouement que cette série rencontra auprès de nombreux soldats américains en Irak, en Afghanistan, le héros de 24 heures Jack Bauer étant considéré comme un modèle de référence, ainsi que le soulignait le quotidien français Libération en février 2007 : « Certains enseignants de l’académie militaire de West Point considèrent même Jack Bauer comme l’un de leurs principaux problèmes. »

Les cadets leur disent : “Je l ’ai vu dans 24 heures chrono. Jack Bauer tire dans les jambes du gars et il craque immédiatement.” Les instructeurs doivent répéter non seulement que ce n ’est pas légal, mais qu ’en plus ce n ’est pas efficace, explique David Danzig [de Human Right First ]. La série est remarquablement réaliste, mais ce n ’est pas la réalité. Dans la vraie vie, la torture ne marche pas (4).» C’est là une réalité qu’il convient de rappeler avec force.

Les divers scénarii que présentent les saisons de cette série sont en effet de pures fables, malgré les affirmations du producteur Joel Surnow (5). Et, à moins d ’être en mesure de démonter le caractère totalement irréaliste de ces fictions, leurs effets pervers sur les spectateurs sont quasiment incontrôlables.

Ajoutons qu’une des conséquences les plus perverses de la série, mais plus généralement du scénario de la « bombe à retardement », est d’effacer la figure noire et négative, autrefois méprisée, du tortionnaire – un agent des « basses œuvres » de l ’État, disait-on pour en faire un héros glorieux, une sorte de sauveur qui n’hésite pas à sacrifier sa conscience et sa vie sur l’autel du bien commun (6) .

On ne aurait souligner combien il est nécessaire de disposer d’un véritable argumentaire critique pour ne pas se laisser prendre au piège de cette fiction dont la vraisemblance n’a d’égal que la perversion.

1) Mireille Delamarre,«Sur Fox TV, la torture comme divertissement», le 25 février 2007. www.planetenonviolence.org
2) La Georgetown University Law School offre en effet un cours intitulé « La loi selon 24 heures chrono ».Ce cours enseigné par le général Walter Sharp du Pentagone propose d ’étudier « tous les enjeux juridiques nationaux et internationaux en matière de lutte antiterroriste dans le contexte des réponses utilitaristes et parfois désespérées mises en exergue par les intrigues de 24 heures chrono  www.law.georgetown.edu/curriculum/tab_courses.cfm?Status=Course&Detail=1534
3) Cité par Colin Freeze, « What would Jack Bauer do ?Canadian jurist prompts international justice panel to debateTV drama 24 ’s use of torture » www.globeandmail.com,16 juin 2007 (cité par Christian Salmon, Story elling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, Paris, 2007, p.169). En juin 2008, le juge Scalia s ’est opposé, dans une opinion dissidente, à l ’opinion majoritaire de la Cour suprême condamnant les dispositions du Military Commission Act de septembre 2006
4) Isabelle Duriez,« Quand 24 heures chrono donne des cours de torture » Libération, 20 février 2007.
5) Joel Surnow, créateur de 24 heures défend becs et ongles sa vision de la torture,comme il l’expliquait en février 2007 à l ’hebdomadaire culturel The New Yorker :« N ’est-il pas normal d ’agir de la sorte ? Si une bombe nucléaire était sur le point d ’exploser à New York ou dans une autre ville,même si vous risquez d ’aller en prison, torturer serait la meilleure chose à faire » ((Jane Mayer,« Whatever it takes.The politics of the man behind “24 ” » The New Yorker ,19 février 2007).
6) Voir Stephen Holmes, « Is defiance of law a proof of success ? Magical thinking in the war on terror ?» in Karen J.Greenberg (dir.), The Torture Debate in America op.ci .p.128.

Michel Terestchenko

Michel Terestchenko

Michel Terestchenko est maître de conférences à l’Université de Reims, et également à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, où il dispense des cours d’enjeux de la philosophie politique et d’éthique et politique.

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