La Turquie et ses nouveaux voisins méridionaux

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Au début des « révoltes arabes », la Turquie apparaissait comme l’un des premiers bénéficiaires de la recomposition du Moyen-Orient qui s’amorçait. Pourtant, la crise syrienne et ses développements sont rapidement devenus un défi redoutable pour elle, car ils ont révélé les limites et bientôt les échecs de la politique du « zéro problème avec nos voisins » d’Ahmet Davutoğlu.

Quatre ans après, l’aura de la Turquie est sérieusement entamée et son rayonnement international est atteint. Elle a de nouveau une relation incertaine avec le monde arabe, tout en ayant perdu les liens privilégiés qu’elle avait établis avec Israël pendant la Guerre froide. Mais son problème le plus urgent est le voisinage immédiat de deux États en décomposition (l’Irak et la Syrie). Sa réponse à ce défi conditionne son positionnement tant dans une région en pleine mutation que sur la scène internationale.

En réalité, sur sa frontière méridionale arabo-kurde, la Turquie affronte trois enjeux majeurs :

– Un enjeu de voisinage : quelles relations entretenir avec des États qui n’existent plus et surtout avec les acteurs qui leur ont succédé ?

– Un enjeu régional : comment gérer l’autonomisation des Kurdes de l’extérieur et de l’intérieur ?

– Un enjeu international : comment rendre compatible cette gestion de la crise syro-irakienne avec le positionnement global du pays ?

L’enjeu de voisinage : quelles relations avec de nouveaux acteurs en Syrie et en Irak ?

La frontière arabe de la Turquie est constituée par des frontières de 822 km avec la Syrie et de 352 km avec l’Irak. Elle résulte de découpages opérés à l’issue de la Première Guerre mondiale et dans l’entre-deux-guerres, notamment par l’accord franco-turc d’Ankara du 20 octobre 1921, le traité de Lausanne du 24 juillet 1923, le traité anglo-irako-turc du 5 juin 1926 et l’accord franco-turc du 23 juin 1939. À l’issue du premier conflit mondial, cette frontière arabe consacrait, pour la Turquie nouvelle, la perte par l’Empire ottoman de ses possessions proche-orientales, et la faisait voisiner pour l’essentiel avec les Français et les Britanniques, qui exerçaient désormais des mandats sur la Syrie et l’Irak.

Lorsqu’après la Seconde Guerre mondiale, ces deux pays sont devenus pleinement indépendants, leurs rapports avec la Turquie n’en ont pas été plus simples pour autant. En effet, délaissant la politique d’indépendance nationale suivie par Atatürk, Ankara est entrée dans le bloc occidental, tandis que ses voisins méridionaux, gagnés bientôt par le nationalisme arabe, prenaient des postures tiers-mondistes avant de se rapprocher de l’Union soviétique. Cette rivalité accentuée par la Guerre froide fut encore accrue par des différends locaux et régionaux (revendication territoriale syrienne sur le Hatay, partage des eaux du Tigre et de l’Euphrate, évolution de la question kurde…).

Aujourd’hui, cette frontière n’est plus une frontière avec les États syrien et irakien, mais un point de rencontre avec tous les belligérants ou presque des guerres syro-irakiennes. Les forces de Bachar el-Assad ne tiennent plus de postes frontaliers, mais elles sont à proximité sur le littoral méditerranéen. L’opposition syrienne modérée et le Front Al-Nosra sont également présents à l’ouest. À l’est, on trouve les Kurdes du PYD et surtout l’État islamique. Sur sa frontière irakienne, le voisin exclusif de la Turquie est désormais le Gouvernement régional kurde (GRK).

Les relations d’Ankara avec les régimes officiels syrien et irakien sont difficiles. La Turquie reste attachée à l’existence de l’Irak et de la Syrie, mais elle est critique, voire hostile, à l’égard des gouvernements centraux de Bagdad et de Damas. L’axe de la politique syrienne de la Turquie continue à être dominé par un rejet du régime de Bachar el-Assad. Ankara n’est donc pas disposée à accepter une solution politique qui laisserait survivre le régime baasiste. Cette position est constante depuis l’été 2011, date à laquelle le gouvernement turc a rompu avec le président syrien, après avoir tenté pendant plusieurs mois de le convaincre d’arrêter la répression. Avec le régime irakien, notamment le gouvernement de Nouri al-Maliki, les rapports, après avoir été cordiaux, se sont tendus. Tandis qu’il renforçait ses liens avec le GRK, notamment sur le plan énergétique, le gouvernement turc a régulièrement dénoncé la politique sectaire du premier ministre chiite et même donné asile au vice-président sunnite, Tareq el-Hachemi, condamné à mort à Bagdad. Depuis l’offensive de l’État islamique en Irak et le départ de Nouri el-Maliki, les relations turco-irakiennes se sont néanmoins stabilisées.

En Irak et en Syrie, Ankara entretient en fait des relations privilégiées avec des mouvements qui contestent, voire combattent ouvertement, le pouvoir central. En Irak, le gouvernement turc a des relations privilégiées avec les Kurdes, et sur le plan frontalier, après la poussée de l’État islamique en 2014, son unique voisin est devenu le GRK. En Syrie, l’objectif d’Ankara est de favoriser l’avènement d’un gouvernement musulman sunnite pouvant inclure des islamistes modérés. Comme ce dernier n’existe pas et que les mouvements qui pourraient contribuer à sa création ne sont pas assez puissants, le gouvernement turc s’efforce aujourd’hui de faire exister une opposition syrienne modérée en soutenant et en formant ses forces militaires. Les résultats de cette entreprise sont néanmoins très incertains. Quoi qu’il en soit, la lutte contre le régime de Bachar el-Assad est principalement conduite par des mouvements djihadistes. L’attitude d’Ankara à l’égard de ces derniers a évolué. Au début, en 2012, il y a eu de la complaisance (voire un appui tacite), car le gouvernement turc entendait apporter son appui à toutes les forces qui pouvaient faire tomber le régime de Damas. La Turquie n’a commencé à mesurer les dangers de cette stratégie qu’en 2014, lorsque son enclave territoriale de Süleyman Shah, en Syrie, s’est retrouvée assiégée par les forces de l’État islamique, et surtout lorsque ces dernières, en Irak, ont pris en otage les membres de son consulat de Mossoul qui n’ont été libérés que deux mois plus tard.

L’enjeu régional : comment contenir l’autonomisation des Kurdes ?

Au cours des deux dernières décennies, le fait kurde s’est indiscutablement imposé dans la région. Ce constat concerne particulièrement la Turquie puisqu’elle possède la plus grosse communauté kurde du Moyen-Orient (près de 15 millions de personnes).

Dès 2007, prenant acte de la situation de quasi-indépendance de la région kurde d’Irak du Nord, le gouvernement de l’AKP a engagé un dialogue avec elle. Depuis cette relation s’est étoffée. La Turquie a installé un consulat à Erbil, ses dirigeants se sont régulièrement rendus dans la capitale kurde nord-irakienne. Des relations économiques ont accompagné ce rapprochement politique, les Turcs alimentant la région kurde en produits de grande consommation, tandis que celle-ci confiait à son voisin l’évacuation de son pétrole. Cette convergence a provoqué plusieurs crises entre Ankara et Bagdad. Les accords énergétiques, conclus directement entre Ankara et Erbil, ont détérioré notamment les relations de la Turquie avec le gouvernement fédéral irakien. Si leur idylle avec Ankara aide les Kurdes irakiens à assumer leur quasi-indépendance dans la région, elle permet aussi au gouvernement turc d’affaiblir le PKK dont les bases arrière se trouvent en Irak du Nord, dans les montagnes de Qandil, et dont les relations avec le PDK de Massoud Barzani ont souvent été orageuses.

Le gouvernement turc n’a pas établi les mêmes relations avec les zones kurdes syriennes qui ont conquis leur autonomie depuis les débuts de la guerre civile. Cette différence de traitement tient au fait que ces territoires sont contrôlés par le PYD (Partiya Yekitiya Demokrat), considéré comme la branche syrienne du PKK. Salih Muslim, le leader kurde de ce parti, a pourtant tenté de susciter avec les dirigeants turcs une relation comparable à celle que les Kurdes irakiens entretiennent avec eux, mais en vain. Il faut dire que Massoud Barzani ne voyait pas d’un très bon œil non plus un rapprochement entre Ankara et le PYD, qui a marginalisé ses partisans en Syrie.

Il est vrai que l’offensive de l’État islamique en Irak du Nord a provoqué un élan de solidarité entre Kurdes. Pour sa part, après avoir renvoyé dos-à-dos les combattants du PYD et les djihadistes de l’État islamique en les qualifiant de « terroristes », la Turquie a consenti au passage de renforts kurdes irakiens pour empêcher la chute de la ville kurde assiégée de Kobanê sur la frontière turco-syrienne. Cette initiative n’a pas dissipé l’impression d’immobilisme, voire de complicité avec les djihadistes, qu’a donnée le gouvernement turc à cette occasion. La conduite du processus engagé en Turquie pour résoudre la question kurde s’en est ainsi ressentie. Alors qu’on évoquait une rupture possible des négociations, au début du mois d’octobre, des manifestations très dures de soutien aux assiégés de Kobanê ont eu lieu à Istanbul et dans plusieurs villes du pays. Le processus de règlement politique de la question kurde en Turquie n’a pourtant pas capoté, même s’il paraît tombé dans un état de léthargie, le pays étant de surcroît entré en campagne électorale, dans la perspective des législatives du 7 juin 2015.

L’enjeu international : comment rendre compatible cette gestion de la crise syro-irakienne et le positionnement global du pays ?

L’approche turque des crises syrienne et irakienne a découlé de la volonté d’Ankara de faire valoir sa propre vision régionale des problèmes posés. Or, celle-ci contredit des impératifs stratégiques plus globaux. Elle a notamment entamé des convergences qui se dessinaient, dans les années 2000, avec deux grands voisins : l’Iran et la Russie. Les relations économiques russo-turques très denses auraient besoin de liens politiques plus confiants que les désaccords des deux États à propos de la crise syrienne handicapent. Les positions turques à l’égard de la situation en Syrie ont hypothéqué également les relations entre Ankara et Téhéran, qui pourtant s’étaient densifiées dans le cadre de la politique du « zéro problème avec nos voisins », la Turquie ayant même pris en 2010 une posture très critique vis-à-vis des Américains sur la question du dossier nucléaire iranien. À cela s’est ajoutée une dégradation des relations turco-saoudiennes, favorisée par l’hostilité d’Ankara au nouveau régime égyptien d’Abdel Fattah al-Sissi.

Se sentant fortement isolée dans la région du fait tant de son éloignement de Riyad que de ses désaccords avec Moscou et Téhéran, la Turquie n’a pas manqué de rappeler ses alliés occidentaux à leurs devoirs. Si elle a obtenu, en 2012, l’installation sur son territoire de missiles « Patriot » par l’OTAN, en revanche, elle n’est pas parvenue à susciter une implication plus forte des Occidentaux dans le règlement des crises syrienne et irakienne. Opposés à une intervention similaire à celle qui s’est déroulée en Libye pendant l’été 2011, les États-Unis n’ont pas consenti non plus à l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne et à celui d’une zone tampon pour accueillir les réfugiés fuyant vers la Turquie. Ils n’ont finalement même pas réagi militairement à un usage d’armes chimiques par Bachar el-Assad qu’ils avaient pourtant défini comme la « ligne rouge à ne pas franchir ». Cette inaction a brouillé un peu plus la relation entre Ankara et ses alliés occidentaux, dont on a pu à nouveau mesurer la complexité lors de l’intervention internationale contre l’État islamique, boudée par Ankara.

De toute évidence, la difficulté qu’a rencontrée la Turquie à gérer sa frontière arabo-kurde à l’occasion des crises syrienne et irakienne révèle les défis contradictoires que sa politique étrangère doit désormais relever. Dans son voisinage immédiat, la Turquie a rompu ou n’est pas dans les meilleurs termes avec les gouvernements centraux de Damas ou de Bagdad. Mais parallèlement elle a eu du mal à trouver de nouveaux points d’appui sûrs chez les nouveaux acteurs de ces crises. Cette situation incertaine place Ankara en porte à faux avec les deux grandes puissances régionales : l’Iran et la Russie. Pour autant, les crises syrienne et irakienne et la déstabilisation de la frontière arabo-kurde de la Turquie n’ont pas raffermi les relations turco-occidentales. Ankara reproche à ses alliés américains et européens leur duplicité à l’égard de la situation en Syrie et leur laisser-faire à l’égard du coup d’État en Égypte. Dès lors, avec tous les acteurs de la région (voisins petits ou grands, puissances internationales), la Turquie peine à établir une relation de confiance. Cette situation risque de sceller un isolement turc qui est peu propice à la recherche d’un règlement des crises syrienne et irakienne. Le cauchemar de la frontière arabo-kurde de la Turquie est loin d’être terminé.

Jean Marcou

Jean Marcou

Jean Marcou est actuellement Professeur des Universités à l’IEP de Grenoble après avoir été pensionnaire scientifique à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul où il a dirigé, de 2006 à 2010, l’Observatoire de la Vie Politique Turque (OVIPOT – http://ovipot.hypotheses.org/) et dont il reste chercheur associé. Il est actuellement directeur des relations internationales de l’IEP de Grenoble et dirige, à l’IEP de Grenoble également, le Master « Intégration et Mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient

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