Sunnites, chiites, wahhabites, salafistes djihadistes… Avec la confessionnalisation des conflits, le Moyen-Orient est-il entré dans une « Guerre de Trente Ans » ?

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L’idée est de plus en plus fréquemment exprimée que le Moyen-Orient est entré dans une guerre de Trente Ans, en référence à la « guerre civile européenne » qui, de manière discontinue, a ravagé le continent de 1618 à 1648.
Deux causes principales intriquées ont fondé ce conflit. L’une, chronologiquement première, était confessionnelle : la révolte des protestants tchèques de Prague contre le joug des Habsbourg catholiques d’Autriche s’est développée en conflit généralisé entre protestants et catholiques en Europe centrale. L’autre était géopolitique : le jeu des Puissances régionales autour d’un conflit principalement confessionnel. Tous les États européens ont été impliqués en soutien à l’un ou l’autre camp, avec des stratégies propres parfois surprenantes : par hostilité à la dynastie des Habsbourg, la France catholique, qui avait déjà noué une alliance de revers avec le sultan ottoman musulman, a ainsi soutenu pendant la guerre de Trente Ans les États protestants anti-habsbourgeois.

L’Europe en est ressortie encore plus morcelée, des régions entières ont été durablement ravagées, l’emploi de mercenaires a été massif, les populations ont été pillées, massacrées et contraintes à un exode souvent définitif. Faute de vainqueurs et de vaincus, c’est l’épuisement des parties au conflit qui a mis un terme à cette guerre de Trente Ans, avec les célèbres traités de Westphalie de 1648, qui ont acté les nouvelles frontières politiques et religieuses des États centre-européens.

L’histoire ne se répète bien évidemment pas. Mais la multiplication, l’imbrication et l’enlisement des conflits au Moyen-Orient peuvent autoriser à parler d’une « guerre de Trente Ans », en particulier par la conjugaison des rivalités de puissance et des arguments religieux/confessionnels. Ces derniers ne cessent de monter en puissance ces dernières années, principalement dans les conflits irakiens et syriens.

Ni l’islamisme ni les revendications religieuses n’ont été des thématiques dominantes des printemps de 2011 qui étaient initialement une séquence de révoltes aux fondements sociaux et politiques. Dès le premier jour cependant, deux régimes ont activement confessionnalisé la contestation :

– la monarchie sunnite du Bahreïn, très proche de l’Arabie saoudite, qui a stigmatisé comme exclusivement chiite et pro-iranienne l’opposition démocratique qui occupait la place de la Perle avant d’en être chassée par l’intervention militaire saoudienne ;

– le régime baasiste sécularisé de Damas, tenu par un clan alaouite, qui a dénoncé, alors contre toute réalité, un « complot islamiste djihadiste piloté depuis l’étranger ». Et Bachar Al-Assad en a pris les moyens, par exemple lors de « l’amnistie générale » de l’été 2011 : le régime a gardé dans ses centres de torture les démocrates, intellectuels, journalistes, et autres opposants laïques, mais a libéré les islamistes radicaux qui avaient déjà combattu en Irak au milieu des années 2000. On retrouvera peu après ces djihadistes aguerris à la tête d’Al-Nosra puis de l’État islamique.

Associé à la violence immédiate extrême de la répression contre une opposition initialement démocratique et pacifique, l’argumentaire confessionnel du régime de Damas visait à faire peur et à souder autour du régime, outre ses affidés, les minorités religieuses et confessionnelles non sunnites. En interne, ces discours et ces pratiques de confessionnalisation ont été performatifs. Ils ont contribué à discréditer et marginaliser les contestataires démocrates laïques en interne, et à marginaliser à l’extérieur des Frères musulmans minés par leurs divisions. Ils ont encouragé les islamistes radicaux et facilité le travail d’autres acteurs de la confessionnalisation, tout particulièrement l’Arabie saoudite.

Bien antérieure à 2011 ou 2014,
la confessionnalisation des conflits remonte à 1979, puis 2003

Après des siècles d’occultation et d’invisibilité des chiites (toujours soumis, sauf en Iran, à des pouvoirs sunnites), la révolution iranienne de 1979 a réintégré les communautés chiites dans l’historicité. Les monarchies sunnites du Golfe, et tout particulièrement l’Arabie saoudite, ont véritablement détesté la révolution iranienne et le « renouveau chiite » qui en a découlé. Du coup, ce « revival chiite » a eu une contrepartie à laquelle on n’a pas suffisamment prêté attention : la radicalisation sunnite néo-salafiste, dont le djihadisme est une forme exacerbée.

L’Arabie saoudite wahhabite est, depuis les années 1970, à la tête de cette radicalisation sunnite, par sa centralité dans l’islam, par sa rivalité de puissance avec le nationalisme arabe (l’Égypte puis l’Irak) et l’Iran, et par ses pétrodollars. Riyad a donc entrepris de diffuser le wahhabisme dans tout le monde musulman. Or, cette idéologie officielle de l’État saoudien est la version la plus sectaire et totalitaire de l’islam sunnite salafiste, avec une obsession anti-soufie, antilibérale, anti-moderne, anti-chiite, et iconoclaste. Le wahhabisme a été diffusé par le financement de mosquées, de madrasas, de prêcheurs, et plus récemment par des chaînes télévisées satellitaires, et des ONG caritatives islamistes. Riyad et d’autres pétromonarchies ont aussi inspiré et généreusement financé un peu partout des groupes salafistes radicaux. Les djihadistes syro-irakiens de 2015 sont ainsi les héritiers directs des combats inspirés et financés par les pétromonarchies dans les années 1980 (en Afghanistan, au Pakistan), 1990 (en Algérie, en Bosnie), 2000 (Al-Qaïda et les attentats du 11 septembre, en Irak, en Tchétchénie) et depuis 2011 en Syrie et en Irak. L’effondrement des idéologies nationales-arabes (dont le baasisme) et la déliquescence néolibérale d’États prédateurs (dont le régime syrien) ont facilité le prosélytisme saoudien.

L’épisode irakien est une étape essentielle. Après 2003, le démantèlement de l’État-nation arabe irakien par les Américains a été un gain stratégique majeur pour Téhéran et une perte stratégique majeure pour Riyad. Car, des Abbassides aux Ottomans et aux baasistes, le pouvoir irakien avait toujours été détenu par les sunnites. Pour la première fois donc, la majorité chiite a accédé au pouvoir à Bagdad, jusqu’à le monopoliser de manière sectaire sous le premier ministre chiite Nouri al-Maliki. Et ceci, au grand bénéfice de l’influence iranienne, désormais devenue incontournable en soft power comme en hard power… C’est depuis l’Irak en 2003 que la notion « d’arc chiite » Téhéran-Bagdad-Damas-Hezbollah libanais a été théorisée par des dirigeants arabes sunnites Riyad-Doha-Amman-Le Caire, puis entérinée par les idéologues néoconservateurs américains et la propagande israélienne, l’argument étayant une stigmatisation de l’Iran chiite, présenté comme la menace principale pour la sécurité régionale et internationale. À l’heure où la menace est à l’évidence du côté de l’État islamique et où l’Iran, peut-être en voie de réintégration internationale, apparaît de plus en plus comme une partie de la solution des conflits, on mesure bien la dimension idéologique de l’analyse anti-chiite développée depuis 2003-2004.

Avec l’emprise territoriale et idéologique de l’État islamique en Syrie et en Iran, l’affrontement confessionnel est désormais une réalité de terrain et dans les esprits

Après 1979, l’Iran a indubitablement travaillé à promouvoir le renouveau chiite au Moyen-Orient, y compris dans la Syrie baasiste. Mais, en politique étrangère, la République islamique, au moins jusqu’en 2012-2013, a toujours privilégié une realpolitik évitant de mettre en avant toute dimension chiite (sauf au Liban, via le Hezbollah). En 2011, Téhéran s’est donc engagée dans la défense du régime de Bachar Al-Assad non pas sur la base des affinités confessionnelles chiites-alaouites, mais pour des raisons stratégiques remontant à 1979 (l’Axe de la résistance contre Israël, la guerre Irak-Iran, etc.).

L’argument confessionnel n’est venu qu’ensuite, quand le régime de Damas a été affaibli au point d’être menacé : le Hezbollah et Téhéran sont intervenus aussi pour « défendre les lieux saints chiites » et la diversité confessionnelle face à un salafisme djihadiste radicalisé, à la fois instrumentalisé par Damas et financé et armé par les pétromonarchies.

L’Arabie saoudite et le Qatar (qui a aussi soutenu les Frères musulmans syriens) avaient de bonnes relations avec Damas jusqu’en 2011. Ni Riyad ni Doha n’ont d’ailleurs jamais eu que faire de l’opposition démocratique, en Syrie ou ailleurs. Ils ont vite systématiquement confessionnalisé le conflit politique, et arrosé financièrement et par les livraisons d’armes des groupes salafistes engagés dans des surenchères de radicalité. En soutenant des djihadistes sunnites violemment anti-alaouites et anti-chiites, l’objectif principal était et reste d’affaiblir l’Iran, à défaut de pouvoir l’abattre. La Syrie et l’Irak sont ainsi et aussi des guerres par procuration de l’Arabie wahhabite contre l’Iran chiite : rivalités de puissances régionales et lutte idéologique confessionnelle sont intriquées depuis des années, sinon des décennies.

État islamique n’est que le dernier avatar territorialité du néo-salafisme sunnite radicalisé. Il mobilise des référents attractifs pour un islam sunnite qui s’estime menacé par un chiisme à l’offensive : le rétablissement du califat ; une violence purificatrice extrême et iconoclaste visant à éradiquer les autres confessions musulmanes et les autres religions. En retour, outre les résistances politico-militaires (les Kurdes, les capitales, les oppositions laïques), se développe une mobilisation spectaculaire des chiites irakiens, organisés en milices à l’appel du grand ayatollah de Najaf Ali al-Sistani, pourtant quiétiste. Leur violence, qui ressort largement de la vengeance des exactions sunnites anciennes ou récentes, est un facteur de regroupement des sunnites autour d’un État islamique perçu comme protecteur. Le 5 mars 2015, Jean-Pierre Perrin pouvait ainsi titrer un papier dans Libération : « En Irak, le choc de deux djihads ».

Une décennie après 2003, quatre ans après les Printemps de 2011, les conflits initiaux sont désormais fortement confessionnalisés, et principalement au sein même de l’islam. À l’offensive idéologique ancienne de l’Arabie wahhabite répondent désormais une mobilisation chiite (largement milicienne) et une omniprésence de l’Iran chiite en Irak et en Syrie. Dans cette configuration, que l’État islamique soit désormais devenu également une menace sécuritaire pour l’Arabie et d’autres monarchies sunnites n’est qu’une forme de « retour du boomerang ».

Cette conflictualité interne à l’Islam se retrouve ailleurs qu’en Syrie et en Irak : ainsi au Pakistan ou au Yémen, en mêlant facteurs confessionnels, (ré)activation de conflits de pouvoir, et jeux de puissances extérieures. Plus globalement, les référents religieux s’exacerbent dans nombre de conflits en relation avec le Moyen-Orient (la secte nigériane Boko Haram déclare ainsi en mars 2015 reconnaître l’autorité du calife de l’État islamique).

Les millions de déplacés et réfugiés des conflits du Moyen-Orient sont, dans une certaine mesure, contraints eux aussi par le confessionnalisme : les tensions dans la Bekaa libanaise, dans la région d’Ersal, en témoignent. Les réfugiés sont parfois suspectés par les groupes belligérants de soutenir le camp de leur origine confessionnelle.

Jean-Paul Burdy

Historien, Jean-Paul Burdy est maître de conférences au master « Méditerranée-Moyen-Orient » de Sciences Po Grenoble, et chercheur associé au laboratoire GREMMO, à Lyon. Il anime le blog  » Questions d’Orient » .