Le boycott du vaccin anti-polio, pas qu’une affaire d’obscurantisme

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Neuf Nigérians, tous impliqués dans des campagnes de vaccination contre la poliomyélite, ont récemment été assassinés à Kano, au nord du Nigeria. En quelques semaines, plusieurs Pakistanais (neuf en décembre, sept en janvier) eux aussi membres d’équipes de vaccination contre la poliomyélite ont également été tués.

Ces actes barbares ont attiré l’attention de nombreux médias, notamment internationaux, qui les ont souvent décrits comme le prolongement violent d’un même phénomène de rejet des campagnes de vaccination contre la poliomyélite, rejet qui serait alimenté par l’ignorance des populations et l’obscurantisme de certains pouvoirs locaux. Or c’est précisément parce que ces meurtres sont inacceptables et ne peuvent bénéficier d’aucune circonstance atténuante qu’il faut les distinguer d’un autre mouvement, celui de la résistance aux campagnes de vaccination contre la poliomyélite, en partie justifiée par des arguments rationnels exprimés par des représentants des pays concernés.

Méfiance et incompréhensions

Il y a matière à débat de santé publique, à un moment où l’Organisation mondiale de la Santé et ses partenaires, Bill Gates en tête, affichent une volonté toujours plus inflexible d’éradiquer le virus coûte que coûte. Avec le soutien de certaines autorités nationales, dont celles de Kano, ils ont promis de faire disparaître la polio d’ici trois ans, quitte à utiliser des méthodes coercitives. Au Pakistan, des représentants des Talibans au Nord-Waziristan avaient annoncé, en juin, que les campagnes contre la poliomyélite feraient désormais l’objet d’un boycott. Dans un tract distribué à cette occasion, ils avaient indiqué que sa suspension était conditionnée à l’arrêt de l’utilisation des drones américains, tout en dénonçant la démesure des moyens employés:

«Quel besoin d’une campagne menée par des bonnes âmes qui dépensent des millions de dollars, alors qu’à peine un enfant sur des milliers est contaminé par le virus, tandis que les mêmes bonnes âmes, avec l’aide de leur esclave pakistanais, nous ciblent avec leurs drones dont des centaines d’enfants innocents, de femmes et de vieillards sont la proie? (…). Le survol des drones dans la région a rendu presque tout le monde malade d’un point de vue psychologique.»

Cet appel au boycott intervient également dans un contexte où la vaccination au Pakistan a particulièrement mauvaise presse, depuis que la CIA a reconnu avoir mené une fausse campagne contre l’hépatite B dans sa chasse à Ben Laden. Les vaccinateurs auraient-ils été assassinés pour avoir violé cet embargo? Quelles que soient les responsabilités des Talibans dans ces meurtres et l’objectif politique qu’ils poursuivent, leur appel rejoint les préoccupations de certaines autorités traditionnelles. Ralliées au boycott, celles-ci exigent l’électrification de leur région:

«Nos enfants meurent écrasés par la chaleur ou sous les morsures de moustique. Qu’est-ce que ça change qu’ils meurent de la polio? Nous continuerons notre boycott jusqu’à ce que le gouvernement réponde à notre demande.»

Ce n’est pas la première fois que les efforts de vaccination contre la poliomyélite sont accusés de démesure par ceux-là mêmes censés en bénéficier. L’épisode du boycott des campagnes polio au Nigeria en 2003, sur lequel nous proposons un petit retour l’illustre particulièrement. A cette époque, alors que l’éradication du virus était déjà présentée comme «à portée de main», l’OMS décida de redoubler d’efforts au Nigeria, le pays abritant alors la moitié des cas enregistrés dans le monde. Mais les équipes de vaccination rencontrèrent une résistance grandissante, s’accompagnant parfois de violences physiques de la part de la population.

Résistances et intimidations

Des rumeurs sur la contamination des vaccins par des agents stérilisants enflèrent jusqu’à provoquer, en juillet 2003, un appel à la suspension de la vaccination par le conseil supérieur de la charia du nord Nigeria. Plusieurs Etats annoncèrent qu’ils ne participeraient pas à la campagne suivante avant qu’une enquête indépendante ait prouvé que le vaccin était sans danger. Cet épisode fit couler beaucoup d’encre, dans les médias ou dans des publications scientifiques. Le boycott y fut, à l’instar, du Pakistan présenté comme le reflet de l’ignorance d’une population croyant en l’existence d’un complot mondial contre les musulmans, dans un contexte marqué par la guerre en Irak et en Afghanistan et le raidissement religieux au Nord du pays, illustré par l’adoption de la sharia en 2000. Les autorités furent quant à elles montrées du doigt comme des dirigeants sans scrupules ayant abusé de la crédulité des Nigérians et mis en péril «15 années de travail, et 3 milliards de dollars». Mais l’examen attentif des arguments opposés par certains représentants politico-religieux à la campagne impose, là-aussi, une autre lecture. Nous reproduisons ci-dessous, un extrait d’une discussion entre l’émir de Kazaure, dans l’Etat de Jigawa, et une représentante de l’OMS au Nigeria en 2003.

Dr Gloria (de l’OMS)

-Votre Altesse Royale, j’ai été envoyée au Nigeria pour couvrir les activités de l’OMS, et en particulier pour venir à bout de la poliomyélite. Dans mon pays, le Zimbabwe, la polio a été éliminée. L’OMS est déterminée à éradiquer la maladie dans son intégralité. Pour que l’Afrique soit exempte de poliomyélite, tous les pays africains doivent garantir l’éradication totale de la maladie par la vaccination. Au Zimbabwe, les gens ont d’abord refusé de faire vacciner leurs enfants à cause d’une croyance populaire selon laquelle les personnes vaccinées se transformaient en cochons. L’acte de vaccination ne leur avait pas été correctement expliqué. Je veux simplement dire, Votre Altesse, que nous ne pouvons pas mener à bien notre mission sans votre bénédiction et votre soutien, car vous êtes le père du peuple. Je vous remercie.

L’émir de Kazaure

– Je vous remercie vivement de votre visite. Je dois dire que vous avez parfaitement récité le manuel de sensibilisation de l’OMS et que vous êtes convaincante quant à votre mission dans notre pays. J’ai consulté ce guide moi-même et j’ai constaté sa qualité et son agressivité. En 2000 et 2001, quand nous avons fait part de nos peurs et préoccupations [quant à la possibilité que le vaccin contienne des substances qui pourraient rendre les populations stériles], on nous a répondu que les médicaments étaient certifiés par l’OMS et fabriqués dans le meilleur environnement de fabrication, et que le vaccin ne contenait aucun autre ingrédient. Nous voulions des preuves concrètes, mais nous n’avons eu que des paroles.

Pour répondre aux craintes de notre peuple, nous avons donc dû conduire nos propres investigations, en consultant des livres et en faisant des recherches sur Internet. Tous les livres et les documents que vous voyez ici concernent la polio. Alors Madame, vous pouvez constater que les appréhensions de mon peuple ne sont pas les mêmes que celles du Zimbabwe, où les gens pensaient que le vaccin allait transformer les gens en cochons. Nos craintes relèvent plutôt de questions médicales. Quand vous venez vacciner la population, vous nous dites que vous avez atteint 60, 70 ou 100 000 personnes, que tous les enfants de l’Etat sont vaccinés. Puis vous revenez le lendemain et nous dites qu’il y a eu un nouveau cas, et qu’il faut revacciner tout l’Etat. Qu’est-ce que cela traduit de l’efficacité du vaccin? Nous commençons à voir pourquoi certaines de ces questions n’ont pas de réponse. Aux Etats-Unis par exemple, il y a un système de surveillance des effets secondaires du vaccin, mais nous n’avons pas de tel système ici. Personne ne sait ce qui se passe, vous venez, vous vaccinez, vous collectez de l’argent et l’année suivante, vous revenez vacciner les mêmes enfants. Mais que cherchez-vous, que cherche l’OMS? Que cherche l’UNICEF? Pourquoi cet acharnement? Combien d’argent dépensé au Nigeria pour enrayer 109 cas? Combien d’enfants meurent de la rougeole, du paludisme, de diarrhées? (…)

Concertation et pédagogie

Dans cet entretien, l’émir de Kazaure exprimait le décalage entre les priorités sanitaires de sa population et celles imposées par les acteurs de la «Global Health». Décalage que l’OMS et ses partenaires ont depuis tenté de combler partiellement, en intégrant aux campagnes polio la distribution de moustiquaires et la vaccination contre la rougeole. Il questionnait également l’acharnement des partisans de l’éradication: ceux-ci le justifient aujourd’hui par des arguments d’ordre symbolique (l’éradication de la poliomyélite comme l’œuvre d’une génération), financier (la stratégie d’éradication du virus est un horizon motivant pour les bailleurs de fonds, et serait moins coûteuse in fine qu’une stratégie d’endiguement) et sécuritaire (la présence du virus quelque part est une menace pour le monde entier). Ces arguments, très éloignés des préoccupations de santé publique de nombreuses familles pakistanaises ou nigérianes, risquent de faire des «derniers mètres» de la route vers la disparition de la polio une distance infranchissable.

Quoi qu’il en soit, pour lutter efficacement contre la poliomyélite, il faudra veiller à ne pas assimiler les mobiles, réels ou supposés, des assassins de vaccinateurs aux griefs des populations résistantes à la vaccination. Et peut-être accepter de négocier avec elles des mesures de santé publique raisonnables au regard des contraintes qu’elles imposent et du bénéfice qu’elles peuvent en retirer.

Crash-MSF

le rôle du Centre de Réflexion sur l’Action et les Savoirs Humanitaires (Crash) est d’ animer le débat et la réflexion critique sur les pratiques de terrain et le positionnement public afin d’améliorer l’action de MSF.